Villes babyloniennes et froideur du béton : bienvenue dans l’univers de Freak City

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Culture

Villes babyloniennes et froideur du béton : bienvenue dans l’univers de Freak City

De ses portraits pour Violence Conjugale à ses illustrations pour les Black Lips, le dessinateur bordelais a compilé ses meilleurs boulots dans un fanzine.

Nom : City. Prénom : Freak. Âge : 32 ans. Lieu de naissance : Metz. Ville d'adoption : Bordeaux. Programme politique : le béton pour tous. Associés connus : Cobra, Violence Conjugale, et de nombreux autres. Actualité : sortie du fanzine Du béton dans la tête, 32 pages, 470 grammes.

Pour ceux qui ne le sauraient pas encore, Freak City est le dessinateur le plus doué que je connaisse, celui que tout le monde aime chez VICE – et pas uniquement parce qu'il a créé les flyers de plusieurs de nos soirées. Quand on a appris qu'il avait compilé ses meilleurs dessins des quatre dernières années pour donner naissance à un fanzine – co-produit avec JUVENILE DELINQUENT Records – on a sauté sur l'occasion et on a pris le temps de discuter avec lui.

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On a évoqué son rapport à Bordeaux, au cinéma français des années 1980 et à tout ce que les mégalopoles comptent de loubards, de voyous et de laissés-pour-compte.

VICE : Tu pourrais nous expliquer quel est le fil conducteur du fanzine ?
Freak City : En fait, ce fanzine met en avant des dessins conçus au cours des trois ou quatre dernières années. Pendant cette période-là, on m'a beaucoup sollicité pour des concerts, des pochettes de disques, des t-shirts. On a fait appel à mon univers et à mes idées – qui se sont précisées au fur et à mesure du temps, en brassant pas mal d'influences.

Certains éléments sont centraux dans ce fanzine et dans mon travail en général : le côté rock et béton qui, formellement, se traduit par la présence de chaînes, de briques et de textures spécifiques. Du béton dans la bête a été réalisé dans l'urgence, au cours d'une période particulière de ma vie, très complexe. Je le voulais honnête. Il s'agissait d'une grande première pour moi – faire le point et compiler différents dessins.

Le titre fait référence à l'état d'esprit dans lequel je me trouvais il y a quelques mois, et dans lequel je me trouve encore. Il est d'ailleurs complété par une autre phrase, située à la toute fin du fanzine, presque imperceptible : « Un parpaing à la place du cœur. »

Je vois. Et tu peux me dire, concrètement, comment tu as réussi à faire le tri parmi tous tes dessins ?
En fait, il fallait surtout que je prenne du recul par rapport à mon travail. J'avais une date butoir pour la publication du fanzine, alors j'ai dû trancher. J'avais un but bien défini : mettre en avant le noir et blanc et la trame.

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Quant à savoir ce qui était pertinent ou non, la dimension personnelle rentrait évidemment en compte. Je tiens beaucoup à certains dessins.

Pour ton premier fanzine, Une journée bien remplie, tu avais pourtant choisi de mettre en avant des dessins en couleur.
Tout à fait. Pour ce premier fanzine, je voulais explorer la couleur, les motifs. L'intention était totalement différente.

Pour Du béton dans la tête, je souhaitais revenir à des fondamentaux bruts – du dessin pur. Personnellement, je bosse toujours à l'encre de Chine, sur du papier. Les originaux sont donc en noir et blanc et, parfois, je les colorise digitalement.

Ton travail rappelle pas mal l'esthétique de certains films français des années 1970-1980, genre Série Noire.
À la base, je suis très musique : j'ai passé un paquet d'années à côtoyer la scène hardcore. Mon rapport au cinéma est plus récent, mais pas moins obsessionnel : pendant un moment, j'étais dingue des films obscurs et hyper intimistes, ceux avec Patrick Dewaere. Ceux qui dépeignent une vie franchouillarde sur le point de disparaître. Sinon, je reste proche des comics américains, à l'esprit punk.

En parlant de ça, j'ai lu quelque part que les dessins de Raymond Pettibon – dont le frère, Greg Ginn, est le leader du groupe de hardcore Black Flag – t'avaient beaucoup influencé.
Oui, clairement ! C'est d'ailleurs l'une des raisons qui m'ont poussé à réaliser des fanzines. Au sein des scènes hardcore et punk, les mecs ne se contentaient pas de faire de la musique – ils dessinaient, écrivaient, etc. Certains n'ont pas voulu être enfermés à tout jamais dans ces scènes, et Pettibon en est l'exemple parfait. Aujourd'hui, il appartient au monde de l'art contemporain. Un tel parcours est une source d'inspiration.

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Le fanzine tel que je l'ai connu pendant mon adolescence était le moyen le plus simple et le plus direct de publier quelque chose – une photocopie en noir et blanc et quelques agrafes suffisaient. C'était à la portée de tous, le DIY le plus absolu. Depuis quelques années, ça a changé – je ne sais pas exactement pourquoi, mais le fanzine est devenu plus « noble » et a sa place dans un musée – comme le prouve la présence d'une installation de Stéphane Blanquet à Pompidou en ce moment.

Dirais-tu que tes dessins sont nihilistes ?
Nihiliste, je ne saurais pas dire, je n'ai pas suffisamment de recul. Ils sont honnêtes, ça je peux te l'assurer. C'est un exutoire, je balance tous mes démons là-dedans. Le désespoir et la rage sont omniprésents. Dans Du béton dans la tête, j'ai mis en avant ce pessimisme.

Et d'où te vient cette passion pour la ville ?
En fait, je suis fasciné par l'architecture caractéristique de la ville – ce jeu de volumes dans lequel les êtres humains évoluent et vivent. J'adore mettre en scène des destins croisés, des individus qui se frôlent sans jamais se toucher. Une ville, c'est un ensemble de multiples détails chaleureux qui se superposent à la dimension froide et structurée des bâtiments.

Un détail est frappant : les individus sont souvent représentés sous les traits d'animaux. Pourquoi ?
J'imagine que ce genre d'allégorie remonte à mon enfance. La personnification est un procédé typique quand on est gamin. Les Tortues Ninja, Denver, Jano avec son Kebra – tout ça m'a influencé.

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Les animaux sont un moyen idéal pour le dessinateur de s'exprimer. Ils sont tellement diversifiés qu'ils peuvent représenter de multiples états d'esprit.

Quand tu représentes des êtres humains « classiques », tu dessines des visages en déliquescence – comme sur la cover de l'album de Violence Conjugale. Pourquoi ?
Disons que ça vient de mon goût pour l'esthétique rétro-futuriste typique des années 1980, de la science-fiction et des thématiques transhumanistes. L'idée de déchirer des visages vient de ma volonté de faire remonter à la surface ce qui sommeille en chacun de nous, d'évoquer notre dualité. Sous le côté lisse et frontal de la peau se cachent des pulsions invisibles qui nous animent.

Sinon, je crois savoir que tu viens de Bordeaux. Quel rôle a joué l'architecture de cette ville, très bourgeoise, dans ton travail ?
Tout d'abord, il ne faut pas oublier que Bordeaux a radicalement changé au cours des 10-15 dernières années. Pendant mon enfance, la ville était tortueuse et dégueulasse. Elle contenait une cargaison de voyous et de loubards qui cohabitaient avec la vieille bourgeoisie issue des vignobles et de la traite des esclaves.

Moi, j'étais attiré par le côté friche et sauvage de certains quartiers, genre Bacalan, dans lesquels j'allais avec mes potes pour assister à des concerts de punk.

Pour finir, pourrais-tu m'en dire plus sur le slogan « Liberté, égalité, béton armé », présent dans le fanzine et qui, selon moi, pourrait le résumer ? 
J'adore les jeux de mots, d'esprit. Je place plein de clins d'œil et de références dans mes dessins, afin d'introduire plus de sens.

En ce qui concerne « Liberté, égalité, béton armé », ça traduit mon questionnement quotidien au sujet de l'autodiscipline. Je m'interroge sur le degré de liberté que je m'accorde pour être heureux, et je le compare à la rigueur que je m'impose.

OK, je vois. Merci beaucoup.

Pour en savoir plus, allez sur le site de Freak City, sur son Facebook, ou achetez directement « Du béton dans la tête ».

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