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LE NUMÉRO FICTION 2012

Âme suprême

C'est l'appel du soir. On délaisse la fonte et les tables de billard pour quelques tours de piste histoire de se dérouiller les jambes.

Photos : Amy Elkins
Traduit de l'anglais par Hélène Hiessler


Portrait d'un homme ayant déjà passé 13 ans en prisonle rapport entre le nombre d'années passées en prison et le nombre d'années de liberté détermine le degré de pixellisation de l'image.

1.

C

'est l'appel du soir. On délaisse la fonte et les tables de billard pour quelques tours de piste histoire de se dérouiller les jambes. La cour est sacrément déserte, vu que c'est un de ces jours d'été maussades qu’on se tape ici, où la pluie renifle plutôt le quand que le peut-être. Y a que les durs aux haltères, et ça crie et ça grogne en fond sonore pendant que des types pas foutus d’aligner un jump-shot correct jouent un quatre contre quatre sur l’asphalte graveleux qu’ils appellent terrain. « La bonne fortune, me dit-il.
– C’est comme ça que ça s’appelle ?
– Non, répond-il, c’est ça que c’est.
– Mais pour qui d’autre à part toi ?
– Pour moi, moi et moi, répond-il. Moi qu’en ai jamais eu. Ça suffit pas ? »

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Mon compagnon de cellule est un condamné à perpète dans la mauvaise moitié de sa vie, et la plupart du temps, surtout les jours où son fameux pinard de taulard a fini de distiller, impossible de lui faire admettre – on me colle toujours un philosophe de contre-bande – qu’il n’est ni Nietzsche, ni Heidegger, ni Harold Bloom. Et gare au spécimen : le mec est aussi taillé comme un robot boosté aux stéroïdes, avec des poings comme des boulets de démolition et une larme (gagnée à l’époque où j’étais encore un nain) tatouée sous un œil, ce qui veut dire que quand il parle, les crétins – moi inclus – l’écoutent. « Blague à part, nabot, y en a qu’un ou deux qui sont allés au bout, mais ceux-là, on les a pas revus derrière les murs. Je prétends pas savoir ce qu’il fait, c’est sûr, mais y a des rumeurs comme quoi ça parle et ça gribouille beaucoup, tout ça. N’empêche, ça a l’air de marcher. Alors si je serais toi… » Il stoppe net quand un gardien flasque qui se la joue gestapiste s’approche et se poste juste à côté. « J’aime bien la compagnie mais si tu peux te taper la voie rapide grâce à ces mecs-là, tu ferais bien de voir. Crois-moi, t’es pas taillé pour la version longue. » Là-dessus, mon codétenu en acier trempé transforme ce qui devait être une tape amicale sur l’épaule en un putain d’hématome. Quelques élancements plus tard, quand la sonnerie marque la fin de la promenade, les souleveurs de fonte replacent leurs poids à grand fracas.

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2.

C

ap fait irruption dans la salle qui se fige en demi-lunes de chaises pliantes alignées, une poignée d'entre nous — moi inclus — les yeux écarquillés comme des goulots de bouteille et les lèvres suturées. Il s’assoit près du tableau à roulettes, vide un sac de livres et de notes et farfouille dans le tas un moment, sans un mot ni un regard pour quiconque. Puis il se lève en titubant, déplace sa carcasse fossilisée, s’éclaircit le gosier, qu’il a mou, scrute un visage, puis un autre, puis un autre, puis un autre, et attend une année-lumière au bas mot (calendrier Julien) avant de déclarer : « Mes amis, le monde est pas fait pour que des types comme nous gagnent, et c’est une excellente raison pour gagner. » Sa voix est profonde, métallique, sévère – d’un baryton tellement éraillé qu’il doit avoir des épines dans la gorge. « Et si c’est pas gagner qui vous intéresse, enchaîne Cap, alors barrez-vous tout de suite. Ce séminaire, c’est pas fait pour les lavettes. » Je tiens à préciser que personne ne part, encore moins ne moufte. Voici peut-être pourquoi : en plus de dorloter cette réduction de peine ô combien convoitée, certains d’entre nous sont là parce qu’ils ont entendu la légende, et la légende dit que lunettes ou pas, cet homme peut voir à travers toi, à travers le rideau diaphane de ton cul, jusqu’à ton coffre-fort intérieur, mater ce qu’il y a dedans puis te dire non seulement ce qu’il a vu mais aussi, sans se la raconter d’un poil, comment ce truc peut produire tout ce dont tu as besoin, c’est-à-dire, pour la plupart d’entre nous, un ticket de sortie sans option de retour. Avec toutes ces histoires grandioses, n’importe quel mec s’attendrait à voir un géant de chair et d’os, mais nada. Parole, ce type est même pas grand. Il a même rien d’intimidant, et probable qu’il était pas un poil plus imposant quand les gars ont commencé à l’appeler Capitaine ou Cap, du temps – ça fait un bail – où il a mis K.O. le plus gros caïd de l’État. À l’époque, si on en croit le mythe, même inexpérimenté, il valait plus d’oseille que des placements en or massif. Non, d’après moi, il était au mieux de taille moyenne pendant ces quelques dizaines d’années où il a reproduit à tour de bras son fameux abracadabra-shazam. Et matez : le Capitaine du nouveau millénaire est un poids welter, probablement rétréci d’un centimètre ou deux par rapport à son point culminant, avec des cheveux assez longs, blancs comme du parchemin, bien ratissés vers l’arrière, et un visage raviné. N’empêche, la gueule burinée du gars est une chose mais ses fringues ont rien à voir : chemise crème repassée boutonnée jusqu’au col, pantalon cargo kaki le plus neuf que j’aie jamais vu et bottes lacées assez serré pour garroter les pieds de cet enfoiré jusqu’à la nécrose. Il se faufile le long des rangées, attrape des bras et demande des noms, et pas besoin de lunettes 3-D pour voir le respect qu’il inspire aux viles créatures au cou et aux phalanges tatoués, avec leurs balafres grandes comme des tranchées, et même au vieux musclor qui gère la mafia de l’intendance, tous, moi compris, privés de plein gré de la promenade de l’après-midi. Allez savoir pourquoi, quand il arrive enfin à ma hauteur, le nom que je lui donne est justement celui que personne, et je dis bien personne, n’entend jamais de ma bouche, sauf quand je suis sous serment. Non seulement ça, mais en plus j’espère que l’homme sent ma force, ma foi, ma détermination, qu’il sent l’engagement vissé au plus profond de mon coffre-fort intérieur cadenassé, et sûrement que le mec a un message en tête lui aussi parce qu’il me serre la main sans donner l’impression de vouloir la lâcher. « Toi ! Toi ! me fait-il. T’es sérieux ou tu me fais perdre mon temps ? Je vais crever. Et toi aussi. Alors dis-moi lequel d’entre nous a du temps à perdre. » Il me dit ça puis il se plante sur place, pas si grand mais géant quand même – exponentiel. Il me transperce de son regard capable d’anéantir ma plus grande peur ou d’immoler mon plus grand rêve, ce qui explique pourquoi à cette seconde précise, un groupe de rock entier se déchaîne dans ma poitrine, s’inondent et, pour des raisons que j’ignore, je suis submergé par la nécessité de me confesser. D’admettre que c’est une chose d’être un ancien taulard, mais que c’en est une autre de se sentir condamné. Que chaque nouvelle corvée sent de moins en moins le temps passé loin de chez moi et de plus en plus celui qui m’en rapproche. Comment la plupart du temps, tout ce que je vois me fait penser à ce que j’aurais pu être. Et puis la vérité vraie, froide comme la pierre, que tu peux bien l’ignorer mais que ça changera rien pour ton joli petit cul, c’est que soit j’ai définitivement eu ma dose de tout ça, soit c’est pas le cas et ça le sera jamais, ni cette année ni dans dix ans ou dix siècles.
Mais moi, je l’ouvre pas. Je garde ça pour moi. Pourquoi ? Vous êtes quoi au juste ? Un prêtre ? Mes couilles, ouais ! Ça regarde personne. La pièce est baignée d’une lumière sinistre ; elle pue le désinfectant à tuer un cheval. L’espace d’un instant, chaque minuscule respiration, mouvement, murmure, craquement, toussotement ou reniflement pourrait se mesurer sur l’échelle de Richter. Puis, tout s’adoucit en un bruit de fond et, profitant de ce semblant de calme, Cap va se placer au centre. Il prend un bout de craie et griffonne le mot RÉCIT au tableau en lettres géantes. « Mes amis, tout le monde a eu sa dose de mélo, commence-t-il. Mais devinez quoi ? Le monde se fout de vos mélodrames. Ce qui compte pour le monde, pour autant que le monde s’intéresse à votre cas, c’est qui vous êtes aujourd’hui et ce que vous faites du moment présent. » Pas besoin d’être médium pour deviner que les plus blasés d’entre nous refuseront, quelle que soit l’incitation, de traiter cet homme avec le plus grand sérieux – une erreur stupide que la plupart du temps, je laisse passer sans broncher. Mais pour dieu seul sait quelle raison, j’ai du mal à réprimer l’envie d’avertir cette bande de sales gueules bonnes à rien qu’on ne peut jamais, jamais être sûr de quand on a affaire au berger de la dernière – pas la pénultième ni la semi-finale mais bien la dernière, l’absolue dernière – chance de sauver son âme suprême.

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Portrait d'un homme ayant déjà passé 17 ans en prisonle rapport entre le nombre d'années passées en prison et le nombre d'années de liberté détermine le degré de pixellisation de l'image.

3.

O

n ne peut pas dire que la chapelle soit vraiment bondée, mais elle n'est pas vraiment vide non plus. Nous autres, les participants, on occupe les rangs les plus près du pupitre branlant et derrière, sur des chaises en bois rembourrées de velours, sont assis le surintendant, son assistante aux traits virils, le lieutenant renfrogné, l’aumônier et Cap. Le regard anthracite de Cap se perd au loin, peut-être du côté de la poignée de membres des familles (des femmes principalement, mais la mienne n’en fait pas partie) ou du journaliste, le seul présent, penché sur ses notes, ou peut-être plus loin vers les deux gardiens trapus qui contrôlent les sorties comme si c’étaient les portes du paradis céleste. Dans tout mon entourage, y a pas un mec qui trouverait le moindre embryon de somptuosité à cette mise en scène, et on pourrait croire que l’austérité générale suffirait à me rendre plus zen que le plus zen des bonzes, le pouls tranquille et régulier, mais rien de tout ça ; mes paupières se crispent nerveusement et mon cœur palpite comme un oiseau affolé. Sans mentir, c’en est presque au point que si j’étais un autre genre de type, je donnerais un coup de coude au neurasthénique qui s’est fait coffrer y a près de dix ans pour incendie criminel volontaire et je lui demanderais si lui aussi se sent comme s’il avait avalé des étoiles. Mais comme je l’ai dit, c’est seulement si j’étais pas comme je suis, et laisse-moi te dire que séminaire ou pas, les endroits comme celui-ci te laissent rarement le choix d’être celui que tu pourrais être. T’as pas idée de ce que je donnerais pour avoir l’impression que le temps file ; au lieu de ça, j’ai cette pendule qui tique-taque dans mes tripes jusqu’au moment où l’aumônier nous guide dans une prière si émouvante que même le musulman converti prend une pose de suppliant. Le surintendant se lève d’un bond après ça, lâche un sourire 90 % toc – niveau couleur, les dents du gars sont pas loin de la citrine –, tapote le micro, récite le discours le plus moisi que t’as jamais entendu, changement de vie ceci, seconde chance cela et je ne sais quelle connerie auquel personne ne croit, dans l’hypothèse où quelqu’un croit quelque chose à part lui. Quand il en a terminé, il présente Cap à la va-vite, savoure quelques flashs et retourne pompeusement s’asseoir. Cap, jamais intimidé par les feux de la rampe, et même toujours avide de feux de la rampe, fait toute une scène de se lever et de se traîner jusqu’au pupitre. De là, il sonde le public, scrutant un visage, puis un autre, puis un autre, puis le mien et se racle la gorge en toussant dans son poing noueux et ridé. « Tout autour de nous, le bruit, dit Cap d’un ton aux accents peut-être bien magiques. Le charabia des nouvelles du jour, le vacarme de nos actes passés, le brouhaha des attentes de chacun. Il y a autant de personnes qui se retrouvent dans des établissements comme celui-ci que de gens incapables de rompre avec la clameur. Au cours des derniers mois, les hommes ici présents ont découvert qu’ils avaient vécu dans l’ignorance du boum boum du monde ; ils ont compris que, ainsi qu’il en va pour nous tous, le seul moyen d’être libre est de se positionner à l’écart du boucan des événements. » Cap lève une main, tousse ce qui doit être un morceau de poumon, retrouve son calme. « C’est seulement alors qu’on peut construire une vie gouvernée non pas par les choses passées mais par celles à venir. C’est seulement alors qu’on peut vraiment commencer une autre vie. » L’homme du moment glisse d’un côté puis de l’autre de l’autel, laissant ses yeux de granit dériver vers le gris du lointain. « Cette vie dont je parle, la vie à laquelle ces hommes sont aujourd’hui destinés, passe par une forme de tranquillité », dit-il, s’éloignant de l’autel en boitant.
Il s’immobilise à un centimètre de notre banc. « Je veux que chacun d’entre vous sache que quand vous quitterez ces murs, vous ne serez pas abandonnés, dit-il. Que je ne vous laisserai jamais tomber. » Il s’éloigne en longeant notre rang, marque une pause face à chacun de nous pendant ce qui me semble alors le meilleur moment du reste de ma vie. « Mes amis, je vous dis cela en ayant pleinement conscience de ce qui me reste à vivre. In Cap You Trust, mes amis. Vous pouvez faire confiance à Cap. » Il boitille jusqu’au pupitre et reste là, lucide comme jamais, pas si grand dans la vie mais plus grandiose que la vie – colossal. « Amis, familles, aumônier, surintendant, lorsque ces hommes que vous voyez devant vous auront franchi ces murs, ils l’auront fait non pas en participants d’un séminaire mais en philosophes d’une nouvelle manière d’être. » À la fin, Cap plaisante avec le surintendant et vas-y que je te souris, que je te tape sur l’épaule, que j’opine du bonnet. Jamais vu une poignée de main pareille, du genre à mettre fin à une guerre mondiale. Comme je l’ai dit, y a personne de ma famille à ce moment-là et puisque cérémonie ou pas, je suis pas du tout d’humeur à plaisanter avec celle des autres, je bouge pas de mon siège. Au lieu de ça, j’observe Cap qui palabre à droite à gauche, le regarde s’approcher en clopinant et s’asseoir près de moi ; il fouille dans sa poche et se tourne pour me faire face : « C’est dur là-dehors, commence-t-il avant de laisser le silence planer un peu trop longtemps. Mais c’est ça qu’il te faut. La facilité, c’est pour les minables et les crétins, dont toi, mon ami, tu ne fais pas partie. » La pièce devient presque silencieuse. Les gardiens nous rassemblent bien plus tôt qu’ils ne le devraient.

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4.

O

n peut se perdre dans le compte des jours : tant de mois et tant d'autres passent. Un matin, tu te traînes hors de ton trou à rat dans un immeuble cerné de barbelés et tes 20 ans, bordel, où sont-ils passés ? Quelques séjours en taule plus tard, la moitié de tes 30 ans a foutu le camp, et tu te retrouves là, comme le pauvre type que t’es, dans la salle de bains commune pleine de crasse, à arracher les poils blancs récalcitrants de ton menton en pleurant l’irrémédiable récession de ta ligne capillaire. Le pire, c’est que t’as perdu tout ça, et le dernier résidu de ce qui te reste à chérir, c’est l’espoir d’atteindre ces quelques jours avant ta sortie. Voilà comment ça marche quand tu sors : il y a les festivités et les visites des gens que t’as pas vus depuis la dernière fois que t’étais à la maison, ou peut-être juste une fois ou deux dans un week-end d’égarement pendant les premiers mois de ta mise au frais – essaie de faire venir des gens au-delà de cette période. Ce qui se passe, si t’es un peu court niveau fric quand tu rentres, c’est que si t’as de la chance, une femme, de la famille ou des potes te fileront un coup de main, ceux qui non seulement te disent qu’ils veulent te voir remis sur pied mais confirment en plus qu’ils ne déconnent pas en glissant quelques dollars dans ta main nécessiteuse. Ces premiers jours ou semaines de retour dans le monde libre, t’embrasses tous les progrès de l’humanité en un seul coup d’œil. Quand t’es parti, on venait juste d’inventer la roue, mais maintenant, maintenant on envoie en l’air des vaisseaux spatiaux. Sauf si t’es pédé, tu retrouves un paquet de hasbeens fourrés chez toi, prêts à prêter allégeance à tes tout nouveaux biceps bien rebondis (quoique – restons réalistes – temporairement) en te fourguant une bonne dose de chatte fraîche. Mais tôt ou tard, après avoir respiré ces premières bouffées d’air libre, et inévitablement plus tôt que tard, tu finis dans la gueule du véritable cosmos, le concret, l’immense, l’apathique, le montre- moi-ce-que-t’as-dans-le-ventre-cette-fois : une position qui clarifie tes options direct, même pour le plus atteint des débiles mentaux. Sois ce que t’étais.
Sois ce que tu pensais pouvoir être.
Sois quelqu’un d’entièrement nouveau.

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5.

B

ienvenue chez toi, dit la pancarte, et tu croirais presque que ce nouveau "toi" est la cerise sur le gâteau familial spécial retour à la maison, à voir le comité d'accueil : la mam’, la frangine et le p’tit frère, mes jumeaux (qui marchent, maintenant), ma superbe, superbe femme, égaux à eux-mêmes, tous réunis sous le porche à applaudir pendant que je hisse mes bagages – un sac-poubelle fourni par l’État – en haut des marches branlantes. Un milliard de tapes sur mes épaules endurcies par six mois d’assiduité aux haltères et un implacable régime de pompes et de tractions, tant de paroles encourageantes et tout ce que j’entends, c’est comme un putain d’hélicoptère qui vole trop bas. Oncle Picole est au jardin, affairé au-dessus d’un grill fumant, jouant de la spatule, une chope à moitié vide posée sur une tablette à côté de la barbaque. Quelqu’un – sans aucun doute l’un de mes jeunes geeks de neveux – a réussi à installer nos baffles géantes sur la pelouse lépreuse. En sort une vieille voix sentimentale plaintive, si bien que tout le monde sait qu’un des adultes a braqué le poste du DJ. Mon plus vieil oncle fait quelques pas de danse et remue sa tignasse poivre et sel négligée en roucoulant immanquablement sur le refrain, jusqu’à ce qu’il croise mon regard. « Quoi que c’est, neveu ? demande-t-il. Quoi que c’est, quoi que ça n’est pas et quoi que ça va être ? – Hé, l’Oncle. Toi-même tu sais. » Et je le pense. L’Oncle est le seul de toute la famille à avoir fait plus de taule que moi. Un de ces vétérans qui, quand on te colle de nouvelles accusations, peut te citer la peine encourue selon les nouvelles et les anciennes directives, qui (entre liberté surveillée, conditionnelle, maisons d’arrêt, services d’intérêt général, cures de désintoxication obligatoires et programmes subventionnés par la ville : Ardoise Vierge, Nouveau Départ, Seconde Chance, etc.) a probablement passé la majeure partie de sa vie d’adulte sur un listing officiel. Mais l’illustre passif d’infractions à la loi et de cures de désintox de l’Oncle est une autre histoire. Merde, je galère déjà assez à gérer la mienne. Le reste du décor : les tables de camping éparpillées dans le jardin, les massifs proprement taillés, les adultes ici et là (et quelques jeunes sournois) qui contournent les nids-de-poule, gobelet en polystyrène à la main. La partie de dominos dans un coin ombragé où un des mes cousins à la bouche pâteuse harangue une poignée de types qui ne m’ont pas l’air familiers du tout, sinon qu’ils ressemblent en fringues et en allure générale aux vieux qui palabrent dans le quartier, toujours à sermonner des conseils qu’ils n’ont pas la jugeote de suivre eux-mêmes. Tandis que je préside la scène, ma femme me touche le bras et me fait signe de la suivre. Je vous le jure, des pieds à la tête, ma douce est une putain de championne ! Mais le plus cool, c’est que sa plastique n’est qu’un de ses multiples atouts. Demande à n’importe quel gars, il te le dira tout net : faut jamais avoir trop confiance en une femme, n’importe laquelle, surtout pendant ton absence, ce qui est à n’en pas douter un sage conseil, mais peut-être qu’une fois en mille ans, t’auras la chance d’en trouver une carrément à part, du genre qui va être présente pendant tout ton séjour au frais, j’entends par là allonger des thunes pour maintenir tes finances, te rendre régulièrement visite et te fournir suffisamment de boulards pour empêcher tes couilles d’enfler comme des melons. La femme capable de tout ça une fois, elle court pas les rues. Alors imagine-toi à quel point elle touche au sublime quand c’est plus d’une fois. Et vous, vous et vous, auditeurs impartiaux, s’il vous plaît, s’il vous plaaaaît, abstenez-vous de juger trop vite. Oui, c’est vrai, quand j’étais parti, peut-être bien qu’elle a cédé la marchandise, mais il est tout aussi vrai, sinon plus, que mon cœur ne pourrait pas supporter une enquête approfondie. Dans l’espoir que la lumière de ma vie m’attire à l’étage pour une pipe à m’exploser les neurones et une petite plongée dans
sa matrice – le combo de bienvenue de mes rêves de gloire –, je m’empresse de la suivre. Ma petite femme ne bronche pas d’un poil quand je lui dis combien elle m’a manqué, et quand je lui demande où elle était pendant mes dernières semaines de zonze, elle répond : « Écoute, je ne sais pas comment te dire ça… » et laisse planer un vide qui m’aspire tout entier. Mais écoutez, écoutez tous, les gens : je me branle de ce que vous, eux, n’importe qui peut penser. Y a des jours où ça peut servir d’être dur comme l’acier trempé. Et y en a d’autres où quoi que tu fasses, tu peux pas faire semblant d’avoir un cœur en béton. Comme si ça ne suffisait pas, mon contrôleur judiciaire passe justement par là. Mon contrôleur judiciaire est un peau-rouge, pardon, un Amérindien de je ne sais quelle tribu du nord de Washington dont j’arrive pas à imprimer le nom. Tu croirais qu’avec toutes les emmerdes que ces gens se sont tapées, le type me témoignerait un peu de sympathie, un soupçon d’empathie ou je ne sais quoi, mais putain que non, le type me traite comme un descendant direct de Lewis et Clark. Ce tocard pouilleux se cale dans la chaise longue favorite de (feu) mon vieux, les pieds en l’air et un carnet de notes sur les genoux. « Je me suis dit que j’allais passer », balance-t-il avant de m’adresser un sourire dédaigneux de son air supérieur, genre : ta vie de merdeux est entre mes mains. « Juste le jour où je rentre chez moi ? dis-je en forme à la fois de question et de plainte. – Je voulais m’assurer que tu partais du bon pied. Contrairement à ce que tu crois peut-être, je suis un type bien, j’en ai même libéré quelques-uns aujourd’hui. Et laisse-moi te dire que j’adorerais pouvoir enfin ne plus t’avoir sur les bras. – J’y compte bien. – Alors compte aussi sur un boulot, lâche-t-il avant de prendre quelques notes. – Oui. – Formidable. Qu’est-ce que tu dirais de passer bientôt me voir avec tes fiches de paie ? » Mon contrôleur judiciaire de trois tonnes – parole, ce con doit s’être envoyé une tribu entière d’Apaches – se dandine jusqu’à la porte, sa longue queue de cheval balayant la tache de sueur sur le dos de son tee-shirt gigantesque. Chef-Qui-Aime-Te-La-Mettre-Bien-Profond se retourne vers moi – cou épais d’abord, le reste suit. « Sacré petite fête que tu te paies là. Mais si j’étais toi, je me tiendrais à l’écart des stupéfiants. Tu devrais savoir mieux que personne qu’à tout moment, quelqu’un pourrait te demander de pisser dans un bocal. »

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Portrait d'un homme ayant déjà passé 26 ans en prisonle rapport entre le nombre d'années passées en prison et le nombre d'années de liberté détermine le degré de pixellisation de l'image.

6.

Q

uelques jours après les festivités, je débarque au centre commercial avec mes fonds de nouveau départ en poche — flouze que l'ancien moi aurait pu utiliser pour choper un pochon — et j'achète une chemise blanche, un tee-shirt bleu, un pantalon kaki, un autre pantalon en coton et polyester, une nouvelle cravate et de bonnes chaussures. Le jour suivant, j’écume la ville à la recherche de pancartes « On embauche » et, avec une appréhension que j’espère à demi voilée, j’entre dans les épiceries de quartier, les magasins d’alimentation générale, les cavistes, les garages, les bureaux de prêteurs sur gages, les restaurants, les banques du sang, les stations-service, les entrepôts, les pressings, les concessionnaires auto, je remplis un formulaire de candidature après l’autre en espérant qu’une personne dotée d’un tant soit peu d’autorité ou de compassion ou les deux se risquera à appeler le numéro laissé par mes soins, qui, avouons-le, est celui du fixe de ma mam’ – une ligne sur laquelle elle veille comme un rottweiler ou un doberman sur son maître –, priant qu’au moins un putain d’être humain me propose un entretien, mais comme personne n’en fait rien, je passe une matinée entière planté devant ce truc à cadran (un engin préhistorique que j’ai mille fois essayé de mettre en mouvement par télépathie) ; j’y échoue comme une merde jusqu’à pas loin de midi, où je décide de m’habiller, et puisque mon permis de conduire est suspendu jusqu’à ma libération définitive, je me traîne dehors pour attraper un métro ou un bus, ou si j’ai de la chance, me faire déposer en voiture, ou si j’ai moins de chance, randonner à pied le long de blocs interminables jusqu’à un nouveau quartier où l’âme fauchée que je serai bientôt s’assommera de nouvelles tentatives quasi irréalistes, remplissant des formulaires de candidature envers et contre toute probabilité – mortifié à chaque fois par ce que je suis en mesure d’inscrire dans la case « Expériences » – avant de traîner à nouveau mes savates jusqu’à la maison, manger les restes, faire le point sur mes finances qui vont s’amenuisant, piquer un somme et remettre le couvert, en suivant le même scénario, tant de matins à la suite que ça commence à ressembler à une condamnation à vie, tant de matins à la suite qu’un jour je me retrouve à nouveau au centre commercial où j’avais chopé mes fringues spéciales entretien d’embauche encore jamais portées pour m’enquérir d’éventuelles opportunités auprès des types de la sécurité, des responsables de stock, des vendeurs, des managers, de n’importe qui flanqué d’un badge avec son nom ou d’une chemise noire ou blanche, n’importe quelle opportunité, bien qu’il n’y ait aucune annonce « On embauche », et mes questions récoltent une moisson de non, et puisque c’est un fait qu’un mec ne peut encaisser qu’un nombre limité de vestes publiques, pendant je ne sais combien de jours, je passe des heures et des heures à l’agence pour l’emploi à examiner des listes tellement éloignées du royaume de mes possibles qu’elles me paraissent tirées d’un roman de science-fiction, je lis ces morceaux d’univers fantastique jusqu’à me sentir proprement humilié, puis je rampe jusque chez moi pour manger, regarder, encore une fois, un cortège infini de nouvelles déprimantes, compter les derniers de mes derniers dollars et, les nuits les plus mornes, je reste allongé sur les matelas jumeaux de la chambre au-dessus de la tête de ma mam’ à chérir le tiède espoir que mes yeux restent fermés à jamais, mais puisque mes putains de souhaits ne se réalisent à peu près jamais, tôt le lendemain matin une force anonyme m’aspire hors de mon lit et me renvoie au rez-de-chaussée où je me poste près d’un télé- phone qui, quand il sonne, ne transmet que la voix d’un créancier ou d’une société de télémarketing, mais puisqu’il faut parfois plus de couilles pour abandonner que pour continuer, avec un abattement que j’espère camouflé, je me traîne hors de la maison et me jette dans les crocs acérés de la nouvelle journée qui s’annonce.

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7.

Au bout du compte… dans mes nouvelles fringues, spéciales entretien d'embauche, j'atterris à une adresse de Swan Island où j'approche un gardien dans sa guérite en bois qui m'oriente vers un grand bâtiment tout au bout du terrain. À l’intérieur, je reste muet devant la horde de visages avides et rivaux pour un boulot dont, disons la vérité, aucun homme doté d’un tant soit peu de dignité ne voudrait, même pour se torcher le cul. Avec tous ces mecs en lice pour ce gagne-pain de misère, seul un authentique crétin admettrait la moindre faille, serait-elle infinitésimale. Mais puisque, comme je l’ai déjà dit, je travaille à un nouveau moi, à la question concernant mon casier judiciaire, j’inscris « à discuter durant l’entretien » de mon écriture la plus nette. Un type en chemise en jean délavée et Dockers sort et appelle mon nom, et pour des raisons que je n’admettrai jamais devant un autre, mes jambes se transforment en brindilles cassantes et semblent soudain à peine capables de me porter jusqu’au bureau, spartiate : une table, deux chaises et des murs sans ornement. Le type – un de ces tocards qui a probablement opté pour une vie anonyme, redondante et sans risque – m’invite à m’asseoir, va se planter de l’autre côté d’un vaste bureau et, du regard, il perce un trou béant dans mon crâne. « Bon. Je dois vous avouer que votre expérience professionnelle est un peu inégale, commence-t-il. – J’ai eu quelques mois difficiles. Mais j’ai bon espoir que les choses changent. – Ah oui ? me fait-il en inspectant mon formulaire de candidature. Alors ? Vous pouvez m’expliquer ce qu’il y a à discuter ? »

8.

L

e lendemain matin, après avoir mangé de la nourriture pour laquelle je n'ai pas — ainsi que ma mère tient de plus en plus à me le rappeler — déboursé un seul dollar, mon programme consiste à mater-ce-putain-de-téléphone. Je fouille donc dans mon coffre- fort intérieur pour trouver des noms et numéros à appeler les uns après les autres, jusqu’à ce que quelqu’un produise ce qui pourrait être la ligne fixe de Cap, quoiqu’avec ma chance habituelle, peut-être pas. « Eh bien, eh bien, mon ami, dit Cap. En voilà une surprise. » Il m’informe qu’il ne peut pas me parler longtemps mais m’offre quelques secondes pour vider mon sac avant de raccrocher. Il récite son adresse et m’indique la meilleure heure pour passer le voir le lendemain. À ce moment-là, parole, il n’y a pas de mots pour décrire mon soulagement. L’énorme bâtiment victorien où habite Cap est situé dans un quartier qu’on avait l’habitude de cambrioler dans tous les sens, mes gars et moi, ce qui fait que je mets pas longtemps à trouver son adresse, repérer un porche encombré de livres, bûches et débris de métal. Je grimpe les marches sans la moindre idée de ce que je vais dire et j’appuie sur une sonnette qui produit un bruit de gong. J’entends se déverrouiller de multiples verrous et grincer des charnières en manque de lubrifiant. « Ne reste pas planté là », dit Cap avant de me conduire dans un salon miteux où il me montre un canapé rembourré avant de m’avertir qu’il doit partir dans peu de temps. « Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il. – Tout va mal. Entre mal et pire. – Je vois ça. Tu connais le mot magique ? Miches. – Quoi ? – Miches. Tu t’en tapes de temps en temps ? – C’est une blague ? Tu plaisantes, bien sûr. – Mon ami, écoute-moi. Une p’tite pépée peut soulager tous les maux quels qu’ils soient, insiste-t-il, boutonnant sa chemise et ajustant son col. T’as l’air abattu d’un homme en manque de miches. En carence, même. Va, chope et trempe ton biscuit, et tu verras. – Hein ? Je verrai quoi ? – Tu sais bien. – Ah… ça ! – Et si c’est pas ça… » Il se lève péniblement et me fait signe de le suivre : « Bon, j’aimerais beaucoup rester papoter avec toi, mais comme je te disais… – Attends, qu’est-ce que tu fais de ce que tu nous disais à l’intérieur ? Les récits, le vacarme… – Mon pote, t’as quand même pas cru à tout ça ? Me dis pas que t’as cru à toutes ces conneries ? Bon sang, y a pas moyen de gagner sa putain de vie en paix ? – Non… Non. » L’homme ouvre tout grand la porte et se tient encadré dans la lumière la plus éblouissante que j’aie jamais vue. « Écoute, mec, fais pas ta lavette. On est tous dans la merde jusqu’aux yeux. T’es pas le seul. Y a pas de formule magique. C’est toi qui choisis. – Qui choisis quoi ? – Le plus important : sauver ton âme ou te sauver toi-même. »

9.

L'Oncle Picole est dans un troquet du nord-est, cramponné au bar, une chope à demi bue à côté de lui, en train de baratiner un type qui, à le voir, aurait pu passer pour un des douze apôtres. Quand je lui tapote l’épaule, l’Oncle pivote et lance un lent « oh, salut ». À en juger par ses yeux vitreux injectés de sang et le fait qu’il a l’odeur d’un mec qui a piqué une tête dans sa bois- son préférée, il a largement dépassé son taux habituel. « Neveu, bredouille-t-il, qu’est-ce qui t’amène ? Un blizzard ? – Une putain de tempête de neige, plutôt. – Allez, prends-toi une chaise et laisse-moi te dire une chose qui va te remettre les idées en place… Attends – t’es encore en conditionnelle ? C’est quand la prochaine fois que tu pointes ? » Je secoue la tête, faute de pouvoir faire mieux. « Sur ma vie, neveu, peut-être bien que tu devrais rester clean. On n’est jamais trop sûr, de nos jours. – Envoie, dis-je. Maintenant. » L’Oncle me met en garde contre l’idée de suivre cette voie « pour l’instant », et affirme, comme par hasard, avoir un vieux partenaire qui pourrait bien nous aider à récupérer quelques trucs. Le barman rapplique et l’Oncle commande deux boissons bien tassées. Une ampoule grille et le jukebox se met à gémir. Ce que je dis à l’Oncle, c’est que j’espère bien que c’est pas un faux plan, que vaudrait mieux que ça en soit pas un. « Meuh, nan, neveu, rétorque-t-il. C’est réglo, ça. Du pur réglo. Tu sais bien que l’Oncle les reconnaît au premier coup d’œil. » Les verres arrivent sans glaçons et remplis à ras bord. L’Oncle remue son double shot du petit doigt, passe la main dans sa tignasse soigneusement gominée, affiche un large sourire en or massif, lève bien haut son verre et suggère un toast « à l’avenir », comme il dit. Mais moi, je regarde au loin derrière lui, bois d’un trait, tape le verre sur le comptoir et, avec le trou-du-cul du fond de mes fonds de nouveau départ, je commande une nouvelle tournée.