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Illustration de Eleanor Doughty

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reportage

« Je me croyais conne » : avec les femmes atteintes d’un trouble du déficit de l’attention

Comment mener une vie normale quand vous n'êtes pas capable de vous concentrer plus de cinq minutes.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Durant le trajet mouvementé jusqu'au Better Together Festival, je me suis assise à côté de Courtney, une femme a priori bien sous tous rapports. Avec de grands yeux, un rire exubérant et des cheveux blonds à vous faire pâlir d'envie, elle semblait être, à 27 ans, tout ce que je n'étais pas : à savoir une femme optimiste, qui ne se cache pas dans les toilettes pour pleurer. Pourtant, les deux premières minutes de notre conversation ont levé le voile sur une réalité bien plus compliquée. En effet, on lui a diagnostiqué un trouble obsessionnel compulsif au collège, une dépression au lycée et enfin un trouble du déficit de l'attention avec hyperactivité (TDAH) il y a cinq mois.

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« Si j'avais reçu ce diagnostic plus tôt, mes années de fac auraient été cent fois meilleures. J'ai échoué à un cours au premier semestre et ça a beaucoup affecté mon estime de moi-même, explique Courtney. Je me croyais conne. Je n'arrivais pas à comprendre ce cours. J'avais beau relire la même page encore et encore, je ne retenais rien. C'est comme s'il y avait une pièce manquante. On me disait que je devais travailler plus, alors que personne ne travaillait autant que moi. »

C'est pourquoi il est si difficile pour des millions de femmes de recevoir un diagnostic précis : non seulement le TDAH s'apparente à la dépression, aux TOC et aux troubles de l'anxiété, mais les psychiatres, les parents et les éducateurs sont moins susceptibles de croire qu'une fille sage – encore moins une femme ambitieuse – puisse souffrir d'une maladie associée aux garçons adolescents hyperactifs.

Le Better Together Festival, organisé à l'initiative de la psychologue Michelle Frank et de la psychothérapeute Sari Solden, célèbre le temps d'une journée les femmes atteintes d'un trouble du déficit de l'attention (TDA). Cet évènement se déroule près d'Ann Arbor, dans le Michigan. Solden a popularisé l'idée selon laquelle des femmes adultes comme Courtney, moi et des milliers d'autres pouvaient avoir quelque chose en commun avec ces garçons hyperactifs.

Nous étions nombreuses à avoir fait le trajet. Malgré la grisaille persistante, des stands étaient aménagés sur l'herbe – des chaises de jardin avec des oreillers, des hamacs, une tente – afin que les participantes puissent se reposer. On trouvait une exposition de peintures, des ateliers de collage et des bijoux que les femmes avaient confectionnés pour commémorer la journée.

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Solden se tenait sur la scène principale, s'adressant à une foule composée d'une centaine de femmes âgées de 20 à 70 ans et d'une poignée d'hommes – tous assis autour des tables blanches dans la grande tente chauffée. Installée à une table avec des participantes rencontrées le matin même, j'ai remarqué que personne ne me demandait pourquoi j'enlevais mes cuticules ou pourquoi je griffonnais dans mon carnet. Je n'avais pas à dissimuler mon TDAH.

Quand j'ai avoué à mes compagnons de table que je ne voyais rien parce que je venais de perdre ma paire de lunettes pour la deuxième fois en deux semaines, ils m'ont répondu par des hochements de tête compréhensifs.

« Mes enfants doivent rester à l'église super longtemps parce que je les y emmène très tôt », m'a précisé une femme assise à ma table. Les femmes atteintes d'un TDAH sont souvent des maniaques du contrôle, qu'il s'agisse de gérer le temps ou de trier des crayons, ce qui les aide à maintenir un semblant d'ordre dans leur vie chaotique.

Regina Carey faisant une démonstration au Better Together Festival. Photo de Howard Morris/Maciejka (Em) Gorzelnik. Publiée avec l'aimable autorisation de Morris Creative Services LLC

Au début des années 1990, les scientifiques ont compris que les adultes pouvaient eux aussi être victimes d'un TDAH. De plus, des études ont mis l'accent sur le fait qu'un trouble du déficit de l'attention pouvait exister sans hyperactivité. Lorsque Solden a mis la main sur le livre You Mean I'm Not Lazy, Stupidor Crazy ? ! rédigé par Peggy Ramundo et Kate Kelly en 1993, elle a commencé à assembler les pièces du puzzle.

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« Beaucoup de mes clients mentionnaient leur désorganisation, mais les femmes avaient honte à ce sujet, m'a confié Solden. J'ai donc adopté une perspective féministe afin de comprendre ce qui se produit chez les femmes qui n'arrivent pas à répondre aux attentes. »

Ces attentes comprennent, entre autres, le fait de se souvenir de faire le dîner, de suivre les devoirs des enfants, de retirer le linge mouillé de la machine, etc. Beaucoup de femmes souffrent de ne pas pouvoir effectuer ces tâches jugées basiques, ce qui les couvre de honte. L'idée que les femmes puissent être victimes d'un TDAH n'était pas commune dans les années 1990, si bien que les malades n'avaient pas les éléments nécessaires pour comprendre pourquoi elles n'arrivaient pas à rester assises plus de cinq minutes pendant les spectacles de leurs enfants.

Malgré la sensibilisation récente à ce sujet, la honte est toujours bien présente. Solden rencontre encore des clientes paralysées d'embarras.

« Au final, si vous avez juste un TDA, c'est génial, a déclaré Solden. Mais la plupart des femmes ont grandi en accumulant les blessures et la honte. Ces femmes sont souvent exceptionnelles pour deux choses. Elles sont dotées d'une force incroyable et sont vraiment intelligentes et créatives – mais elles mènent des batailles que personne ne comprend, elles les premières. »

Il a fallu attendre plus de 50 ans pour que Terry Matlen, psychothérapeute, apprenne qu'elle était victime d'un TDAH. Elle m'a dit qu'elle ressentait pas mal de désespoir, un sentiment typique chez les femmes diagnostiquées très tard dans leur vie.

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« Beaucoup de femmes avec qui je travaille me parlent de la douleur qu'elles ressentent, m'a-t-elle confié. Elles éprouvent de la tristesse quant aux années perdues. Je reçois tout le temps des mails de femmes qui me disent : Ils disent que je fais une dépression. Ils disent que j'ai de l'anxiété. Je ne vais pas mieux. »

En 1995, Solden a écrit Women with Attention Deficit Disorder, un travail largement célébré dans « la communauté » des spécialistes des TDA chez les adultes comme étant le premier à reconnaître l'importance du sexe dans cette maladie. Quand Matlen a entamé des recherches sur le TDA chez les adultes dans les années 1990, elle a reconnu son propre comportement dans les pages rédigées par Sari Solden.

« J'ai deux diplômes universitaires – comment ai-je pu les obtenir alors que je suis incapable d'aller à l'épicerie ? m'a dit Madlen. Je n'arrive pas à faire des choses qui semblent pourtant simples. Les gens ne me comprennent pas toujours. »

En 2013, un Centre pour le contrôle et la prévention des maladies a constaté que 6,4 millions d'enfants âgés entre 4 et 17 ans ont été diagnostiqués avec un TDAH, chiffre en hausse de 16 % depuis 2007. Les médias soulignent que les enfants sont sur-diagnostiqués et surmédicamentés. Les premières études cliniques réalisées dans les années 1970 portaient sur des garçons blancs hyperactifs. Elles ont façonné les diagnostics que nous rendons encore aujourd'hui, ce qui complique l'existence des filles et femmes malades. On estime à quatre millions le nombre de filles et de femmes qui ne reçoivent pas le traitement dont elles auraient désespérément besoin, car personne ne se rend compte qu'elles sont atteintes de la maladie. Une étude réalisée par l'Université du Queensland en 2009 a d'ailleurs révélé que les filles présentant des symptômes d'un TDAH sont moins susceptibles d'être redirigées vers des services de santé que les garçons. Mais même celles qui parviennent à obtenir un diagnostic sont trop embarrassées de devoir se justifier.

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Photo de l'auteure

Les symptômes du TDAH peuvent se manifester plus tard chez les filles que chez les garçons, ce qui remet en cause l'idée selon laquelle le trouble est un problème d'enfant. Les symptômes sont également différents – une fille ne va pas courir frénétiquement dans une salle de classe en lançant des stylos. Elle sera plus sujette à une dépression nerveuse après avoir perdu son passeport quelque part dans son panier à linge.

Une étude de 2005 publiée dans le Journal of Clinical Psychology affirme que les symptômes du TDAH chez les filles sont « moins évidents » que les comportements perturbateurs observés chez les garçons – ce qui empêche les filles et les femmes d'obtenir un diagnostic. Selon l'American Psychological Association, les filles souffrant de TDAH sont deux à trois fois plus susceptibles de commettre une tentative de suicide que les jeunes filles sans TDAH.

Pour en revenir au festival, lors d'une session intitulée « Des moyens puissants pour être présente », une coach de vie nommée Regina Carey a montré aux participantes comment utiliser son corps pour faire taire les pensées destructrices. Une femme était couchée sur un hamac derrière elle, hochant la tête ; d'autres étaient assises autour de la tente ; certaines coloriaient des morceaux de papier, d'autres buvaient de la bière.

Les femmes souffrant de TDAH ont tendance à se réprimander elles-mêmes. Comme la plupart d'entre elles sont diagnostiquées des années après l'apparition des premiers symptômes, elles ont pris l'habitude de se blâmer pour leur incapacité à faire des choses que la plupart des mères, filles et êtres humains peuvent faire – genre, se souvenir des rendez-vous, arriver au boulot à l'heure, respecter les délais, ne pas perdre la brique de lait que vous venez d'acheter.

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Après la session, je suis partie à la recherche d'un verre de vin rouge parce qu'une personne à qui je tiens ne répondait pas à mes textos. Quand je suis arrivée au bar, impossible de trouver ma carte de crédit dans ma poche. Je me suis donc accroupie par terre pour vider le contenu de mon sac à dos. J'ai trouvé ma carte trois minutes plus tard, coincée entre les pages de mon agenda.

Quiconque me connaît sait à quoi je ressemble dans ces moments-là : penchée en avant, je me jette frénétiquement sur des objets et marmonne.

« Je ne sais plus où j'en suis », ai-je dit instinctivement à une femme qui me demandait si j'avais besoin d'aide. « Il me faut vraiment un portefeuille ». « Tout va bien », m'a-t-elle répondu en se mettant à genoux pour m'aider à remettre mon appareil photo, ma pomme, mon casque, mon portable et mes vieux reçus dans mon sac à dos.

Photo de Howard Morris/Maciejka (Em) Gorzelnik. Publiée avec l'aimable autorisation de Morris Creative Services LLC

Sari Solden faisant un discours au Better Together Festival. Photo de Howard Morris/Maciejka (Em) Gorzelnik. Publiée avec l'aimable autorisation de Morris Creative Services LLC

Anne Marie Nantais a appris qu'elle était victime d'un TDAH il y a cinq ans, quand elle avait 40 ans. Elle adorait son boulot d'institutrice en école primaire – et elle était douée pour ça. L'enseignement lui avait permis de rester concentrée pendant 19 ans, mais il lui était de plus en plus difficile d'effectuer les tâches basiques requises par le métier. « Il est difficile de concilier un TDAH non diagnostiqué avec la paperasse », m'a-t-elle dit.

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Au festival, Nantais, désormais coach de vie à temps plein, a lu sur scène ce que Solden appelle l'« histoire du tournant » – le moment où son point de vue sur son TDAH a changé. Pourtant, son diagnostic n'a pas été un tournant comme il l'a été pour certains – Nantais a toujours honte. Les femmes diagnostiquées tardivement finissent souvent par faire un burn-out à force de dissimuler leurs symptômes, un phénomène connu sous le nom de « masque de compétence ». « Elles se mettent à contrôler leur comportement avec une vigilance extrême et tentent par tous les moyens de maintenir une façade appropriée », écrit le Dr Littman dans un essai daté de 2012. « Cela peut se révéler efficace à court terme, mais le poids est très lourd : elles sont constamment accablées par l'anxiété et l'épuisement. En luttant pour faire ce qui semble être facile pour les autres femmes, elles se sentent comme des imposteurs et craignent d'être démasquées à tout moment. »

Photo de Howard Morris/Maciejka (Em) Gorzelnik. Publiée avec l'aimable autorisation de Morris Creative Services LLC

Sarah, 26 ans, est prof de yoga à temps partiel. On lui a diagnostiqué un TDAH au lycée. Elle a suivi de nombreux traitements – Ritalin, Vivance, Concerta, antidépresseurs, etc. À présent, elle ne prend plus rien. Pour de nombreuses femmes, y compris moi, les médicaments sont à la fois un soulagement et une source de honte.

Sarah reconnaît que certaines choses seront toujours un peu plus difficiles pour elle, « en particulier dans le monde de l'entreprise. Avec ma main gauche, je mets le gâteau dans ma bouche et avec ma main droite, je tente d'enlever le sucre glace de mon jean. » La philosophie du yoga l'a aidée à se cadrer, dit-elle.

Malgré tout, l'existence de Sarah n'est pas encore la norme. Il y a quelques années, j'ai perdu la carte de crédit de l'entreprise, ma carte de crédit, les clés de l'entreprise et mes clés – le tout en l'espace de deux semaines. Mon patron n'a pas compris et s'est énervé. Moi non plus, je n'ai pas compris et je me suis énervée. Maintenant, je travaille trois fois plus pour cacher ces bizarreries qui, souvent, me font me sentir stupide.

Mais ici, au festival, « stupide » n'est qu'un adverbe. Avant de filer, j'ai avalé une dernière part de gâteau, puis j'ai enlevé le sucre glace de mon pantalon.