Comment Facebook m’a permis d’exister socialement

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Culture

Comment Facebook m’a permis d’exister socialement

Au contraire de l'idée selon laquelle Facebook serait « un masque », c'est grâce à lui que j'ai pu me révéler.

Toutes les illustrations sont de Pierre Thyss.

Pour beaucoup, Facebook n'est qu'un déguisement derrière lequel on se cache. Mais pour moi, il vous dévoile tel que vous êtes vraiment ; il arrache les masques derrière lesquels chacun se dissimule. Car ce qui compte, ce n'est pas qui vous êtes, mais la manière dont vous vous rêvez. Et ce rêve formulé sur votre profil vous incite à modeler votre existence à son image. C'est quand j'ai commencé à m'activer plus fortement sur Facebook que j'ai pris conscience de la manière dont je voulais qu'on me voie. C'est ce qui m'a aidé à mieux formuler mes envies pour mieux les atteindre.

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Dans ses Essais, Montaigne écrivait que c'est à force de se raconter, lui, ses pensées et ses actes, qu'il en est venu à « prendre forme ». Sans l'écriture, il ne serait qu'une vaste chose fade et chaotique. À son époque, seules quelques personnes avaient le loisir et la capacité d'écrire – et surtout de s'écrire. Mais aujourd'hui, les temps ont changé : avec Facebook, vous pouvez vous écrire autant que vous voulez, en ayant le choix entre différents instruments de communication : statuts, photographies, liens, articles. Quantitativement, vous écrivez moins ; mais qualitativement, grâce à tous ces outils auparavant indisponibles, vous pouvez dire beaucoup.

Chaque jour, des millions de personnes se racontent sur leur profil Facebook. Au vu de la nouveauté d'un tel instrument de communication, ainsi que de son impact considérable sur les dernières générations, il est indéniable qu'il institue un rapport à soi complètement inédit, propre à la civilisation occidentale du XXIe siècle. Jamais, dans l'histoire de l'humanité, chaque individu a pu autant se raconter. Mais surtout, à l'image de notre vieil auteur bordelais, adopter forme nouvelle.

Écrire sur soi, nous dit le philosophe Gusdorf en parlant de l'autobiographie, consiste d'avantage à narrer le rêve de sa vie plutôt que sa réalité objective : se raconter, c'est avant tout formuler la manière dont on se pense et – par extension – se mythifie. Or, quel instrument plus efficace, pour ce faire, que Facebook ? Par un statut, par une photo, par le lien d'un article, chacun se présente ainsi qu'il souhaite qu'on le perçoive.

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Il y a quelques années, un ami me disait que Facebook n'était rien d'autre qu'un miroir. Cependant, il n'aurait pas pu avoir plus tort, car quel miroir pourrait rendre une image aussi travaillée et magnifiée de vous-même ? Gusdorf dit que « toute vie, y compris la plus simple, est vécue sur le mode du roman, le roman que chacun se raconte à soi-même et de sa propre vie, dans la joie ou dans la peine ».

Sur Facebook, en présentant votre image ainsi auréolée (car vous n'y laissez paraître que ce qui est mélioratif, en laissant de côté la honte et le scandale de votre misérable existence), vous ne faites cependant pas que vous magnifier, mais, comme le dit Montaigne, vous vous informez. Pourquoi ? D'abord, parce que vous créez une représentation de vous-même auprès des autres, qui vous perçoivent alors comme tel ; ensuite, parce que la manière dont vous vous montrez vous incite à imiter l'image que vous donnez et à vous mettre à sa hauteur. C'est comme ça que le tour se joue : vous vous rêvez, vous vous montrez comme tel sur Facebook, puis vous chercher à faire de cette image votre identité propre.

En fait, Facebook ne fait que rendre plus explicite un mécanisme déjà présent. C'est celui qui consiste à prendre conscience de sa forme dans la réalité et à la cultiver si elle vous paraît plaisante. C'est un renforcement de l'identité : lorsqu'on grandit, on prend conscience que l'on occupe une place particulière dans le monde, c'est-à-dire que l'on devient ; d'une chose informe semblable à celle du nourrisson, dont l'identité sociale n'est pas encore développée, nous prenons peu à peu une forme. Celle-ci, bien sûr, est d'autant plus prégnante quand elle est identifiable à des modèles présents dans l'imaginaire collectif (le cinéma, la littérature, les médias), c'est-à-dire à des normes. C'est alors que nous prenons conscience que nous sommes quelqu'un et non plus un tas de matière informe, parce que les normes qui nous paraissaient avant extérieures à nous, semblent désormais être en nous-mêmes.

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Un ancien ami de collège a particulièrement bien résumé ce mécanisme à mes yeux. Sur sa photo de profil, on le voyait grandi ; il a incontestablement un swag ultime, et a parfaitement su adopter les codes de la mode américaine incarnée par ses idoles Kid Cudi et Jay Z. Franchement, il n'y a rien à dire, c'est de l'assimilation parfaite ; à savoir comprendre et réinvestir des modèles de la sorte, on en aurait sans doute fait un excellent khâgneux. À côté, on pouvait lire une citation de Drake : « And really, I think I like who I'm becoming ». Une phrase limpide pour expliquer ce mécanisme de prise de conscience de soi et l'approfondissement de l'image de soi qui la suit, essentiels dans la construction d'une identité sociale.

À l'adolescence, quand je sentais que ma présence en société aurait très bien pu se confondre avec celle d'un fantôme un peu trop timide, Facebook m'a aidé. Là, j'ai pu y diffuser les idées que je taisais dans la vie réelle.

Un compte régulièrement actualisé, riche en photos et citations diverses, ne serait alors rien d'autre que le symptôme d'un très fort désir d'exister. Mais au nom de quoi pourrait-on réprimer ce désir de prendre la matière sociale à bras-le-corps pour devenir quelque chose d'identifiable et de reconnu ? Bien sûr, certains diront qu'il s'agit là d'une réaction névrotique face à la peur de la vacuité de l'être. D'autres, que ce ne sont que pulsions narcissiques poussées à l'extrême, ou encore qu'il faut y voir un danger normalisant. Mais pour exister et se sentir exister, l'ego a besoin de s'incarner dans une forme dans laquelle se développer. Accepter de s'exposer sur Facebook est peut-être même la preuve d'une certaine sagesse, émanant du consentement à la réductibilité de l'être à la matière, sans mystère ni complexité. C'est savoir que devenir implique le choix d'une forme d'être social, aussi violent que ce choix puisse sembler.

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De mon côté, plus je postais sur Facebook, plus je remarquais une chose : en m'informant, c'est-à-dire en proposant une image de moi-même, je prenais un risque. Combien de fois ai-je dû cogiter vingt minutes avant de savoir si, oui ou non, je désirais me montrer d'une telle manière ? Mais à force de cliquer sur « Publier », je me suis rendu compte que, même si plus tard je regrettais mon geste, cet essai me faisait grandir. Parce que pour savoir que vous êtes dans l'erreur, il faut bien souvent la commettre – sinon, votre décision reste en suspens dans le néant de l'abstraction.

Pour savoir ce que l'on veut être, ou même ce que l'on veut et peut dire, il faut essayer. C'est le meilleur moyen de ne plus fauter de nouveau. Comme l'écrit Nietzsche, la petite santé est celle de celui qui n'a jamais été malade ; la grande santé, c'est celle de celui qui a guéri.

Toutefois, Facebook peut avoir des vertus thérapeutiques pour d'autres raisons, car il vous guérit de la possibilité du rien en vous permettant de prendre forme facilement. Et il y a plus, car Facebook a le pouvoir de compléter le sens inachevé que vous désirez, comme tout être humain, donner à votre vie. Dans la réalité, le sens d'une vie n'est jamais achevé, à cause des barrières qui barrent la route que nous souhaitons prendre, et que nous posons parfois nous-mêmes par nos peurs ou notre timidité. Mais grâce à Facebook, vous pouvez restaurer l'intégralité du sens de votre vie. Vous pouvez y diffuser tout ce que vous n'avez pas pu diffuser dans la vie réelle.

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Je pense à cette jeune amie introvertie, qui, sans Facebook n'aurait jamais pu faire connaître à ses proches son talent incroyable talent artistique en y faisant paraître ses peintures, acquérant ainsi légitimité et notoriété dans le monde réel. Là encore, Gusdorf nous guide : « L'écriture du moi s'efforce de rétablir la vérité de qui je fus ; ma vie telle qu'elle s'est réalisée n'a pas épuisé la plénitude du sens ; cette plénitude, je veux la restaurer sur le plan du récit, (…) [qui] permettra de me manifester dans l'intégralité, l'intégralité de mon être. »

À l'adolescence, quand je me sentais mal dans ma peau et que ma présence en société aurait très bien pu se confondre avec celle d'un fantôme un peu trop timide, Facebook m'a aidé. Là, j'ai pu y diffuser les idées que je taisais dans la vie réelle. Les quelques likes que je récoltais m'ont permis de prendre confiance en moi, de m'accepter tel que j'étais et de me dire que oui, peut-être qu'au fond, je valais quelque chose. C'est à partir de là que j'ai commencé à m'imposer un peu plus dans le monde, et à vivre mieux.

On peut alors prendre le contre-pied de l'idée largement répandue selon laquelle Facebook ne serait rien d'autre qu'un « déguisement » derrière lequel « on se cache ». Au contraire, Facebook vous dévoile tel que vous êtes vraiment, déchirant les oripeaux derrière lequel chacun se dissimule en société : comme la bonne littérature, il vous montre de l'intérieur, au-delà des masques que vous portez chaque jour dans le monde.

Facebook a fait de moi un existant, car il m'a fait comprendre la nécessité de prendre une forme pour exister socialement. Certes, on peut s'interroger sur les conséquences de son importance croissante dans la construction des identités ; mais avant de penser à ces conséquences en termes de morale, sans doute faut-il les accepter comme un phénomène réel, constitutif des mentalités et des psychismes de notre époque. Parce que Facebook vous impose un saut dans la matière et un choix de forme, vous avez ensuite le pouvoir de choisir quel costume vous va le mieux. Car en vous renvoyant une image – toujours mythifiée – de vous-même, il vous renvoie à vos propres fantasmes, dont vous avez alors plus que jamais conscience.

Facebook, c'est un instrument de connaissance de soi ; fidèle, finalement, au fondement même de la philosophie – le « connais-toi toi-même » socratique.

Léopold est sur Twitter.