Trois ans avec les jeunes Manouches de France

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reportage

Trois ans avec les jeunes Manouches de France

Jeux vidéo, Facebook et sorties chez les « gadjés » – comment vit la nouvelle communauté manouche en 2016.

Les Tsiganes ont été signalés en France pour la première fois à Châtillon-sur-Chalaronne, dans l'Ain. C'était en 1419. D'après les dires du photographe Benjamin Hoffman, au départ la communauté « intriguait », c'est pourquoi ses membres étaient plutôt bien accueillis par les autorités des divers pays européens dans lesquels elle s'installait. À la fin du Moyen-Âge, cette population nomade bénéficiait de sauf-conduits de protection édités par le roi de Bohême-Moravie (actuelle République Tchèque). C'est de là que découle leur surnom de « Bohémiens ». Les Manouches de France sont leurs descendants directs.

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En 2016, on estime qu'il y aurait entre 300 000 et 400 000 Manouches en France. Les Manouches sont l'une des ces communautés tziganes qui perpétuent, comme les Roms d'Europe orientale ou les Gitans espagnols, un mode de vie à l'écart du monde sédentaire. À l'origine basés dans le nord et le nord-est de la France, la communauté manouche s'est au fil du temps répandue sur la totalité du territoire français, du Loiret à la région Aquitaine, jusque dans le sud de la France.

Aujourd'hui, tandis que les coutumes et la langue manouches sont de moins en moins usitées par les nouvelles générations, c'est la culture de la communauté dans son ensemble qui menace de disparaître. L'auteur Louis de Gouyon Matignon et Benjamin Hoffman viennent de publier un livre, Testament manouche , afin de témoigner de ce moment charnière. En plus de nous laisser publier plusieurs photos tirées de ce travail monumental, j'ai discuté avec Benjamin au sujet de la communauté manouche, et de sa possible disparition.

VICE : Où et quand avez-vous pris ces photos de Manouches français ?
Benjamin Hoffman : Tout a commencé en 2011. Intrigué par une dépêche AFP qui évoquait un rassemblement religieux de Tsiganes dans le Loiret, je m'y suis rendu avec curiosité. Sans m'être annoncé au préalable, l'accueil fut mitigé. J'ai donc passé la journée avec Louis de Gouyon Matignon qui, comme son nom l'indique, n'est pas Tsigane, mais qui a commencé très jeune à les fréquenter, à apprendre leur culture, leur musique et leur langue. Cette rencontre fut décisive.

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En 2013, en pleine polémique médiatique sur le statut des Roms en France, je me questionne. Je lis la presse, écoute la radio. Pourtant je ne comprends pas les distinctions qui font la communauté tsigane. Qui sont les Roms, les Gitans, les Manouches ? Je reprends contact avec Louis. Immédiatement naît l'évidence d'entamer un travail documentaire sur cette communauté.

Nous attaquons le travail en 2013 et continuons jusqu'en 2015. Ça s'étale donc sur trois années. Nous avons beaucoup voyagé en France. En Touraine, dans le Loir-et-Cher, en Champagne, dans le sud-ouest – Béarn, Landes, Pays Basque –, dans le sud de la France, et en Île-de-France aussi. On a fait 30 000 kilomètres de voiture sur toute la période.

C'est impressionnant. Combien de temps êtes-vous resté avec eux ?
À chaque voyage, nous restions pour des périodes plus ou moins longues. Parfois deux ou trois jours, parfois quinze. Je me rappelle aussi d'un aller/retour de 24 heures entre Paris et les Pyrénées-Atlantiques juste pour le mariage d'un ami que je tenais absolument à documenter.Nous avons surtout travaillé avec les jeunes de la communauté. L'idée de Testament Manouche , notre livre, est de raconter comment la communauté opère une transition dans son histoire. Cette transition est générationnelle et ce sont les jeunes qui la vivent le plus intensément.

D'après ce que vous dites dans l'intro du livre, la langue manouche, le romani, n'est même plus parlée par les jeunes générations.
En effet. Elle est de tradition orale uniquement – elle ne s'écrit pas. Et les jeunes Manouches la parlent et la maîtrisent de moins en moins bien. Par conséquent ils ne la transmettront pas, ou mal, à leurs propres enfants. Ils parlent ce qu'on pourrait appeler un argot de voyageur. Bien sûr, tous parlent le français. C'est important de le rappeler : ils sont citoyens français. De même, beaucoup de mots manouches ont fini dans le vocabulaire argotique français. Les mots bouyave, bicrave, chourave, daron, etc.

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Vous dressez un portrait plutôt sombre de la jeune génération manouche.
J'ai tendance à utiliser un exemple très simple et évident. Le téléphone portable et l'accès à Internet. Il symbolise l'ouverture à un nouveau monde, qui n'était que peu connu auparavant. C'est une communauté qui au cours de son histoire récente, a toujours été mise à la marge, ostracisée.Les jeunes Manouches sont tentés d'aller voir ce que la société propose. Ils y goûtent via Facebook et leurs rapports avec les gadjés – le pluriel de gadjo, qui signifie l'autre, l'étranger. Il y a cette tentation, cet attrait de l'extérieur. Leurs parents n'ont que peu de contacts avec cet extérieur. Mais ils ne réfutent pas leur ascendance, au contraire. Ils sont tous fiers d'être Manouches, c'est constitutif de leur identité. Même lorsqu'ils ne parlent plus la langue, qu'ils ne sont plus nomades.

Beaucoup de mes copains manouches m'ont fait part de leur envie de faire des études, d'avoir un « vrai métier ». Parfois aussi, d'habiter en ville. Louis, avec qui j'ai travaillé, écrit justement qu'ils appartiennent à une culture et une économie faibles, qui inévitablement a vocation à être aspirée dans l'uniformisation, la mondialisation – l'intégration.

Quel regard leurs parents et grands-parents portent-ils sur cette nouvelle génération ?
La notion de famille reste sacrée et absolue chez les Manouches. Ce que font les jeunes ne va pas à l'encontre des priorités familiales. On ne dit pas publiquement qu'on veut changer de vie. Car ce n'est pas le cas. Le changement se fait de façon plus subtile – c'est un glissement progressif. Il y a, par exemple, très peu de Manouches qui poursuivent de vraies études. Les petits sont scolarisés, mais pas de façon continue.

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Le regard que portent les anciens est surprenant en de nombreux aspects. Des discussions que j'ai pu avoir avec eux est souvent ressorti le constat de l'impuissance. « Nous changeons mais on n'y peut rien, c'est comme ça. » Du fatalisme.

À quel point les Manouches français d'aujourd'hui sont-ils sédentarisés ?
Il y a une tendance à la sédentarisation, mais on n'en est pas encore là. Certains ont arrêté le voyage, ont acheté des terrains, bâti de petites maisons. Mais tous ne sont pas sédentarisés.Le voyage est certes devenu compliqué. C'est cher, il y a eu longtemps des mesures politiques pour le limiter – le livret de circulation, discrimination administrative aujourd'hui abrogée. Aujourd'hui les Manouches qui voyagent encore le font sur de petites distances.

Ils sont très rares à occuper des métiers traditionnels. La plupart sont indépendants et occupent des jobs de réparation, de revente automobile, ou réalisent des travaux dans les maisons et jardins. D'autres sont commerçants, vendent sur les marchés des produits achetés en gros (linge de maison, coutellerie). Beaucoup de familles de Manouches ont aussi des emplois saisonniers. C'est leur histoire.

Le cliché voudrait que les communautés tziganes voient d'un mauvais œil toute personne étrangère à leur camp – dans quelle mesure ceci est-il vrai ?
Les clichés ont la vie dure et ont tous un fond de vérité. Si les Tsiganes sont réputés hostiles à l'étranger, c'est surtout en raison du traitement réservé par les gadjés pendant des siècles. La communauté a toujours été mise à la marge parce qu'incomprise, inquiétante, ne respectant pas les normes imposées. Est née une crainte, une méfiance. Mais lorsque les Manouches comprennent la raison de votre présence et votre envie d'aller vers eux, alors vous ne recevez pas la moindre hostilité. La tradition d'accueil chez les Manouches est au-delà du remarquable.

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J'ai été frappé par la méconnaissance qu'ont les gens des Manouches. Dans certains villages de Touraine, je parlais avec les habitants dans un bar. Ils me disaient que le campement de Manouches à 300 mètres était « là depuis des années ». Mais pas une seule fois il ne leur était venu à l'idée de franchir les 300 mètres pour aller les rencontrer.

Outre le pèlerinage gitan des Saintes-Maries-de-la-Mer, quelles sont les dernières coutumes et spécificités culturelles tziganes en 2016 ?
Il en existe beaucoup. Tu évoques les Saintes-Maries-de-la-Mer, qui est un pèlerinage gitan catholique. On y trouve une minorité de Manouches. En effet, l'essentiel de la communauté aujourd'hui est tourné vers le christianisme évangélique et ne rend donc pas hommage aux Saintes-Maries. Les Manouches ont leur propre église, Vie et Lumière, qui forme les pasteurs de la communauté. C'est elle aussi qui organise le grand rassemblement annuel dans le Loiret qui rassemble des dizaines de milliers de personnes, et des missions évangéliques au printemps et à l'été.

Aujourd'hui on peut dire que la religion régit une grande partie de la vie des Manouches croyants. Et ils sont nombreux. Plus d'alcool, ni de cigarette. Plus de musique païenne. Cela signifie la fin du jazz manouche.

À quoi ressemble aujourd'hui la journée type d'un jeune Manouche sur le sol français ?
Louis de Gouyon Matignon m'a un jour dit : « La vie d'un Manouche, c'est une journée qui ne s'arrête jamais. » C'est une notion très importante pour comprendre l'organisation de la vie dans la communauté. Plusieurs fois, j'ai commencé à parler avec des types, les ai quittés et on a repris la discussion des semaines plus tard, comme si dix minutes s'étaient écoulées. C'est hyper troublant, cette dissonance de perception dans l'écoulement du temps.

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Une journée type, s'il y en a une, commence en fin de matinée. Pour les chrétiens il y a la réunion évangélique, puis le déjeuner pour lequel on va d'abord faire les courses. Ensuite on travaille quand il y a besoin de travailler. Les fins de journées sont consacrées au temps en famille. La préparation du dîner prend du temps, puis tout le monde se retrouve autour du repas. Les jeunes, lorsqu'ils ne sont pas encore mariés, profitent des soirées pour passer des moments ensemble, et quand c'est possible, sortir du terrain pour aller en ville. Ou simplement tourner en voiture et rendre visite à des copains. La génération qu'on a suivie est plus émancipée que celle des parents.

Les Manouches ont-ils une opinion à propos des nouveaux arrivants tziganes d'Europe orientale ou le sujet les laisse-t-ils indifférents ?
Les Manouches souffrent des amalgames à leur sujet et du fait qu'on les confonde avec les Roms de l'Est, alors que leurs valeurs et rythmes de vie sont fondamentalement différents. Ils ont bien sûr un avis sur les flux de Roms qui arrivent en France : ils y sont relativement opposés. Ils conçoivent qu'ils souffrent de mauvaises conditions dans leurs pays d'origine, mais certaines de leurs valeurs suscitent le mépris chez les Manouches. Notamment le statut de l'enfant ; celui-ci est surprotégé chez les Manouches, lorsque les Roms en situation d'extrême précarité les font travailler, ou mendier.

Il n'y a donc que très peu de mélanges entre les communautés pour la simple raison que leurs modes de vie sont diamétralement opposés. Ils n'ont pas de raison d'être ensemble.

Existe-t-il parmi les jeunes Manouches des éléments « réactionnaires », lesquels souhaiteraient renouer avec les valeurs passées, la langue presque oubliée, et briser leur sédentarité ?
Étonnamment, ce sont les manouches les plus urbanisés qui m'ont semblé le plus attachés à leur identité tsigane. Je pense à deux cousins, Scott et Skyper, qui vivent en banlieue parisienne. Ils habitent une maison, parlent le français entre eux. Pourtant ils étaient extrêmement au fait de beaucoup d'éléments constitutifs de leur histoire. Ils connaissaient la musique et les grands jazzmen manouches, s'intéressaient aux subtilités de la langue. Ils viennent d'une famille aisée et ont ce recul qui leur permet de réfléchir à leur assimilation. Ils conservent une caravane devant la maison, mais ne voyagent plus. C'est une survivance.

« Testament manouche » de Benjamin Hoffman et Louis de Gouyon Matignon est publié aux Éditions de Juillet . Benjamin est sur Instagram.