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LE NUMÉRO PORTRAITS

L'Homme qui n'avait pas de patrie

Mike Gogulski déteste tant les États-Unis qu'il a renoncé à sa nationalité.

Photos : Atossa Araxia Abrahamian

En 1863, Edward Everett Hale publiait la nouvelle The Man Without a Country. Ce conte moral raconte l’histoire de Philip Nolan, un lieutenant de l’armée américaine qui répudie les États-Unis dans un accès de rage. En réponse, un juge le condamne à passer le restant de ses jours en mer, voguant sans la moindre nouvelle de son pays. Si Nolan n’éprouve aucun remords au début de son voyage, sa terre natale finit par lui manquer encore plus que sa famille. Juste avant sa mort au beau milieu des océans, il demande que l’épitaphe suivante soit gravée sur sa pierre tombale : « En mémoire de Philip Nolan, Lieutenant de l’Armée des États-Unis. Il a aimé son pays plus qu’aucun homme ; mais aucun homme ne mérite moins de la part de son pays. »

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Depuis l’époque de Hale, la vieille rengaine de « l’homme sans patrie » a été remise au goût du jour. Tourner le dos à son pays natal, dans la vie réelle ou dans la fiction, n’est désormais plus un divorce aux conséquences dramatiques – il est devenu banal de vivre à l’étranger et d’avoir plusieurs nationalités. Les marchés subissant les conséquences de la mondialisation, il en va de même pour les individus.

Mais généralement, personne ne renonce définitivement à son pays. Même dans notre monde interconnecté où le libre-échange et les communications ultrarapides rendent désuètes les frontières physiques, notre identité reste un patchwork de différentes appartenances nationales. La citoyenneté est un concept fondamental, et ceux qui n’en possèdent aucune ont été privés de leurs droits par des états répressifs ou une grossière erreur bureaucratique. Des ONG œuvrent quotidiennement pour aider ces personnes à rétablir leur citoyenneté. Être apatride n’est pas une chose que l’on choisit délibérément. Il existe néanmoins une exception à cette règle : Mike Gogulski, hacker anarchiste de 41 ans et ancien citoyen américain. Fin 2008, il s’est rendu à l’ambassade des États-Unis de Bratislava, en Slovaquie, pour renoncer à sa citoyenneté ; peu de temps après, il a brûlé son passeport. Il est assurément la seule personne au monde à avoir renoncé avec succès à toute forme de citoyenneté. Aujourd’hui, Mike est un militant qui rédige des articles pour son blog nostate.com. Il traite d’initiatives proches de l’anarchisme, comme de la crypto-monnaie Bitcoin ou du défunt marché en ligne Silk Road. J’ai rencontré Gogulski pour la première fois en 2011, alors que je me renseignais sur le renoncement à la citoyenneté. Le nombre d’Américains qui renoncent à leur passeport continue d’augmenter : les statistiques du gouvernement montrent que l’abandon de citoyenneté est passé de quelques centaines à plus de 3 000 cas en l’espace de quatre ans. Ceci est dû aux nouvelles lois fiscales qui obligent les citoyens américains à déclarer leurs comptes bancaires et leurs revenus tous les ans – qu’ils vivent sur le territoire américain ou non. Mais les motivations de Gogulski sont différentes : après tout, personne ne lui a jamais demandé s’il désirait obtenir la citoyenneté américaine. « Je n’ai aucune envie d’être lié au gouvernement américain – à moins d’être menacé de mort », m’a-t-il confié autour de quelques verres de whisky au Progressbar, un lieu prisé des hackers de Bratislava. Gogulski, qui a grandi près d’une orangeraie dans la banlieue de Winter Park en Floride, n’a simplement aucun intérêt à être américain. « L’argument de vente qui va de pair avec la démocratie réside dans le fait que les individus peuvent choisir leurs représentants, a-t-il ajouté. C’est un mensonge. On peut légèrement changer les choses, mais l’organisation centrale de l’État – fondée sur le meurtre, le vol et le viol – perdure. » Être apatride engendre pourtant plus de problèmes que de solutions. La difficulté principale est la mobilité : un apatride peut voyager au sein de l’UE grâce à la libre circulation des personnes, mais il ne peut sortir de l’espace Schengen sans se procurer de visa. Se pose aussi le problème des papiers : sans citoyenneté, obtenir son permis ou ouvrir un compte en banque constituent un véritable défi – et les formulaires administratifs proposent rarement la case « apatride ». De plus, les apatrides ne peuvent demander la protection d’un État s’ils se retrouvent en danger à l’étranger. Il est facile de percevoir la position de Gogulski comme offensive, voire irréfléchie : c’est celle d’un Américain blanc issu d’une classe sociale plutôt aisée. Si une ouvrière bangladaise faisait de même, y aurait-il quelqu’un pour s’en émouvoir ? Gogulski reconnaît que sa situation n’a rien à voir avec celle des autres apatrides et prétend agir par solidarité : « La citoyenneté est un instrument qui favorise la lutte des classes et le contrôle social. Il n’y a pas d’égalité entre citoyens et non-citoyens. » En vérité, vous ne serez jamais aussi libre qu’à l’intérieur d’un État. Pour se déplacer, Gogulski doit utiliser un document de voyage pour apatrides délivré par les autorités slovaques et une carte de résident de l’UE. Il existe une certaine ironie dans son combat. Comme de nombreux autres citoyens dégoûtés de leurs gouvernements, il cherche à se libérer des griffes du pouvoir étatique. Il souhaite avant tout se désolidariser des atrocités commises par le gouvernement américain. Mais son statut signifie également qu’il ne peut aucunement quitter l’UE. On peut évoquer la situation de Gogulski de plusieurs manières, mais une phrase la résume parfaitement : il s’est foutu dans la merde de son propre chef.

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Bratislava, capitale de la Slovaquie, est la ville d’accueil de Mike Gogulski, ancien citoyen américain aujourd’hui apatride

Àpremière vue, il est difficile de deviner que Gogulski vient de passer une décennie loin des États-Unis. Son accent évoque la côte Est, il comprend toutes les références culturelles américaines et continue de suivre l’actualité de son ancien pays. Il mesure 1 mètre 80. Son physique évoque celui d’un ancien nerd abordant sereinement la quarantaine après s’être nourri de chips toute sa vie. Dans ses bons jours, il est chaleureux et enclin à partager ses idées qui sombrent parfois dans le conspirationnisme. Mais il est également bipolaire et peut arrêter de communiquer avec quiconque à tout moment. Durant les trois semaines qui ont précédé mon arrivée, mes emails et SMS sont restés sans réponse. Plus tard, il m’a confié avoir « passé un mauvais mois ».

Mais durant le week-end que nous avons passé ensemble, Gogulski était en pleine forme. Il fumait clope sur clope et s’est enfilé une bouteille de whisky. Il a ensuite fouillé son tiroir pour trouver de l’herbe, avant de se confectionner une douille avec une canette de bière. Gogulski est une sorte de célébrité dans le mouvement anarchiste. Son abandon de citoyenneté y est sans doute pour quelque chose : deux fois par mois, il reçoit des mails de la part d’individus qui souhaitent aussi renoncer à leur passeport. Il est aussi connu pour son rôle dans la communauté Bitcoin. Pour payer ses factures, il blanchit des bitcoins afin de rendre ses transactions complètement anonymes. Après avoir abandonné l’université d’Orlando, Gogulski a eu quelques soucis judiciaires : il avait piraté un réseau téléphonique local afin de communiquer avec des hackers à l’étranger. Son arrestation de 1992 semble tout droit sortie d’une comédie du Frat Pack : il a été piégé par un flic en civil déguisé en livreur de pizza et inculpé pour crime au nom du Florida Communications Fraud Act. « C’est une sensation horrible de se retrouver en une des journaux, à côté des émeutes raciales de Californie. J’étais sûr de finir en prison », s’est-il souvenu. Son père a vendu sa collection de timbres pour lui payer un avocat, lequel a obtenu un appel en faveur de Gogulski. Pour ses 100 heures de travaux d’intérêt général, il a donné des cours à des policiers sur la « mentalité des hackers ». On pourrait imaginer les apatrides au-delà de toute juridiction, mais Gogulski doit bel et bien se soustraire aux lois internationales, comme Oussama Ben Laden, déchu de sa nationalité saoudienne dès 1994 et qui est pourtant devenu ennemi public numéro 1. Les autorités slovaques peuvent traiter Gogulski de la même manière que n’importe quel autre résident. Mais leur relation avec les États-Unis n’est pas claire. Gogulski m’a avoué être rassuré par l’absence d’extraditions entre la Slovaquie et les États-Unis, bien qu’il suive attentivement les arrestations d’individus pour blanchiment de bitcoins. « Je serai peut-être contraint d’arrêter d’en utiliser », m’a-t-il expliqué quelques semaines avant la fermeture de la plateforme Mt. Gox, qui a provoqué la disparition de l’équivalent de plusieurs millions d’euros en bitcoins. Début mars, Gogulski m’a confié que ses affaires n’en avaient pas été affectées. « Rien de nouveau sous le soleil », me disait-il par mail.

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Gogulski a renoncé à sa nationalité américaine en 2008 afin de protester contre les actions de son pays.

Devenir apatride n’est pas une forme de protestation très commune. Cependant, d’autres s’y sont déjà risqués : Garry Davis, pilote durant la seconde guerre mondiale et ancien acteur de Broadway, est devenu un pacifiste célèbre après avoir renoncé à la nationalité américaine en 1948. Il a pris cette décision après avoir bombardé l’Allemagne et perdu son frère pendant les combats ; à la fin du conflit, il s’est déclaré « Premier citoyen du Monde » et est resté apatride jusqu’à sa mort l’été dernier, à l’âge de 91 ans. L’attitude de Davis était la conséquence des catastrophes et de l’ambition internationaliste de l’après-guerre. Il a dédié sa vie à la promotion d’une « gouvernance mondiale », interrompu une séance de l’ONU avec le soutien d’Albert Camus, campé devant des ambassades, et s’est fait emprisonner à de nombreuses reprises pour avoir traversé des frontières en toute clandestinité.

Si Gogulski a du respect pour Davis, il ne défend pas autant l’internationalisme que lui. Il se proclame anarchiste et défend une vision du monde sans gouvernement. Il milite pour la mise en place de petites communautés plus équitables et moins oppressives, qui permettraient à l’humanité de prospérer au-delà de nos espérances les plus folles – une vision pleine d’espoir, mais un peu naïve. « Je suis convaincu que les gens sont capables de se tirer du bourbier dans lequel nous nous sommes tous jetés, m’a-t-il expliqué. Je suis contre l’acceptation de l’obéissance comme vertu. Pas besoin d’être particulièrement intelligent pour se rendre compte que les gens obéissent tous à des règles stupides imaginées par des entrepreneurs démoniaques. » La volonté d’une société sans État découle des discours utopistes des débuts du web. Il est le produit de ces philosophies : dans les années 1980 et 1990, Gogulski s’est retrouvé sur des forums obscurs où il a exploré les thèmes du libertarianisme et de la légalisation des drogues. Ce fut une véritable bouffée d’oxygène pour ce gamin hyperactif coincé dans la banlieue floridienne. À cette époque, les premiers utilisateurs d’internet pensaient que cet outil rendrait les États-nations obsolètes, et que les télécommunications et autres monnaies alternatives permettraient à l’humanité d’accéder à un nouveau stade de l’existence. L’auteur de science-fiction Neal Stephenson a écrit de nombreux romans à propos des crypto-monnaies. Ses personnages évoluent dans un monde post-national où les grandes entreprises ont pris la place des États défaillants. Cette vision dystopique a été traduite de manière plus positive par John Perry Barlow – fondateur de l’ONG libertarienne Electronic Frontier Foundation – lors de la publication en 1996 de la « Déclaration d’indépendance du cyberespace ». « Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du Cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit, introduit-il. Nous n’avons pas de gouvernement élu, et il est improbable que nous en ayons un jour. [] Je déclare l’espace social global que nous construisons indépendant des tyrannies que vous voulez nous imposer. » L’idée part d’une bonne intention. Mais, avec du recul, il est idiot de penser que l’existence d’une technologie de l’information décentralisée pourrait aboutir à l’effondrement des structures de pouvoir. Le même raisonnement fallacieux affecte les partisans des crypto-monnaies et ceux qui pensent qu’un média social pourrait émanciper des individus jusqu’alors impuissants. L’énormité de l’adversaire (l’État) n’est que rarement prise en considération. Cette philosophie d’une société sans État semble en passe de renaître. Elle a inspiré le développement et la popularité du Bitcoin. Cette même philosophie a incité Peter Thiel à fonder l’Institut Seasteading, qui promeut la création de nouvelles cités sur des plateformes flottantes dans les eaux internationales. C’est également cette idée qui a poussé l’entreprise HavenCo à se déplacer au Sealand – la forteresse maritime située au large de la Grande-Bretagne – au début des années 2000 afin de résister au contrôle étatique de ses serveurs. Le problème de ces philosophies ne réside pas dans leur volonté d’abolir l’État, mais dans le fait qu’elles font appel à des individus comme Gogulski, qui ont commencé leur vie au sommet de l’échelle sociale. Elles ne représentent pas des solutions « extensibles » ; elles sont limitées, solipsistes. Ainsi, les idéologies comme celles de Gogulski sont aussi symboliques qu’inefficaces. « À quoi peut servir une provocation comme celle de Gogulski ? Aucun État-nation ne peut promettre d’avenir à quiconque », m’a déclaré Eugene Holland, professeur à l’Université d’État de l’Ohio et auteur du livre Nomad Citizenship, qui traite des appartenances identitaires dans un monde post-national. « C’est la fin de l’État-nation en tant que seul horizon qui a progressivement laissé place à ces mouvements. » J’ai demandé à Holland ce qu’il pensait de l’abandon de citoyenneté. « C’est un sacrifice majeur qui souligne à quel point nous ne sommes pas libres à cause du contrôle des États sur la citoyenneté et sur nos déplacements, m’a-t-il déclaré. Mais ça ne change rien. Symboliquement, Gogulski a raison. Mais dans les faits, il a seulement sacrifié sa propre liberté. C’est un acte noble, mais qui ne profite à personne. »

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Le Citoyen du monde Garry Davis tient sa carte d’identité. Photo : Yale Joel/Time Life Pictures/Getty Images.

Gogulski est arrivé à Bratislava en 2004 lorsque sa petite amie d’époque, Stephanie Wilbur, y a trouvé un job en tant que prof d’anglais. C’est à cette époque qu’il a commencé à s’intéresser à la politique. « L’Amérique traversait une période sombre, s’est rappelé Wilbur. On ne parlait que des guerres au Moyen-Orient et de l’argent qui servait à les financer. Nous ne voulions pas y prendre part. Nous avons déménagé et la politique a alors occupé une part plus importante dans la vie de Mike. » Désireuse de voyager, Stephanie a quitté Bratislava l’année suivante. Selon elle, Gogulski estimait en avoir assez vu. Il a préféré rester et travailler dans différentes entreprises en tant qu’administrateur de systèmes informatiques. En 2008, l’animosité de Gogulski envers les États-Unis était devenue extrême. Il a alors décidé de devenir apatride afin de respecter ses idéaux anarchistes, avant de partager son expérience avec le reste du monde en s’épanchant sur son blog.

Lorsqu’il s’agit d’expliquer ses motivations, ses amis parlent de son sens radical de la justice. « Son éthique est si absolue qu’il ne peut jamais faire preuve de stratégie », m’a confié William Gillis, qui côtoie Gogulski au Centre pour une société sans État – think tank promouvant « l’anarchisme de marché », philosophie politique qui tente de concilier l’organisation autonome avec une idéologie de libre-échange absolu. « Il a fallu un long processus avant que les États-Unis n’acceptent son renoncement à la nationalité. De nombreuses personnes défient l’État, mais Mike seul a été capable d’aller jusqu’au bout. » « C’est une approche qui vous pousse à refuser que l’on fasse des choses en votre nom, qu’il s’agisse de dénoncer un mariage ou des crimes par millions », m’a confié Arto Bendiken, un proche de Gogulski installé à Berlin. « Cela n’affecte personne d’autre que lui, mais de son point de vue, il était moralement obligé de se retirer du système. »

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Lorsque j’ai demandé à Gogulski s’il regrettait certains de ses actes, il m’a lancé un regard déconcerté. « Comment pourrait-on regretter la personne que l’on est devenue ? » m’a-t-il demandé. Exception faite de la nourriture mexicaine et des petits déjeuners disponibles à toute heure de la journée, il ne regrette rien des États-Unis. « Il y aura toujours une place dans mon cœur pour les restaurants Dennys et Waffle House. T’en connais, toi, des lieux où l’on peut manger des omelettes à n’importe quelle heure ? Au beau milieu de nulle part ? »”

Le chat de Gogulski, Charlie, et son passeport européen.

Malgré sa rage et ses positions symboliques, la vie de Gogulski est en réalité assez monotone. « Je suis plus ou moins heureux d’être ici, m’a-t-il confié. Je vis surtout dans ma tête. » L’été dernier, il a épousé sa compagne Eva lors d’une cérémonie non religieuse et non civile au Progressbar (Gogulski a déjà été marié aux États-Unis ; il a divorcé en 2000 et il a une fille, avec qui il n’a plus aucun contact). Lors du départ des nouveaux mariés, les invités ont jeté en l’air des pains de hot-dog, en lieu et place de fleurs – un symbole issu de la religion parodique du discordianisme, de tous les aliments interdits par les religions.

Gogulski et Eva vivent ensemble dans un appartement qui fait face au bâtiment de l’Organisation internationale pour les migrations, une agence de l’ONU pour les réfugiés et les apatrides. L’endroit est exigu et sale, et il y règne une odeur de cigarette et d’urine de chat. Eva est slovaque ; elle travaille à l’ambassade chinoise. La race et l’origine du chat, Charlie, restent un mystère, mais il possède un passeport de l’UE pour les animaux de compagnie sur lequel figurent son nom, son sexe et sa date de naissance. Gogulski passe la majeure partie de son temps dans son salon, qui lui fait aussi office de chambre. Il ne sort que très rarement de son lit avant la fin de l’après-midi. Il est constamment en train de bidouiller l’un de ses neuf ordinateurs. S’il a dit adieu aux États-Unis il y a quelques années, son horloge biologique semble être toujours synchronisée avec la Floride. La fille d’Eva, âgée de 16 ans, qui vit dans le quartier, se joint parfois à eux pour dîner, le plus souvent flanquée de ses deux chihuahuas. Charlie va bientôt donner naissance à un petit chaton qui s’appellera Anubis. La vie de Gogulski est incroyable – non pas parce qu’elle est excitante (bien au contraire), mais parce qu’elle traduit la possibilité de vivre en marge de l’ordre économique et social tout en demeurant dans un environnement urbain et technologiquement avancé. Il n’a ni pays, ni travail, ni patron ; il gagne sa vie en hébergeant de la publicité sur son site et en touchant des commissions pour le blanchiment de bitcoins. Il n’a pas de compte en banque et paie tout en liquide – ou en bitcoins. D’une certaine manière, sa tentative de vivre en dehors du système des États-nations est plutôt concluante : il vit une sorte d’Into the Wild urbain (un exemplaire du livre traîne d’ailleurs sur sa table de chevet, même s’il ne l’a pas encore lu). Mais pour le moment, il s’agit surtout d’une possibilité d’existence fortement dystopique. Ce n’est pas la faute de Gogulski : il est empêtré dans une situation où ses idées radicales sont incompatibles avec le statu quo actuel. Ses efforts face à la futilité du monde sont admirables – mais dans les faits, les résultats sont un peu déprimants. « [Gogulski] est l’une des nombreuses personnes à avoir analysé l’État moderne et rejeté les nombreux postulats sur lesquels il est fondé », m’a dit James Grimmelmann, professeur de droit à l’Université du Maryland, qui a étudié les phénomènes de sécession techno-utopistes. « L’idée selon laquelle le gouvernement équivaudrait au despotisme remonte loin. Mais elle a pris une nouvelle tournure avec les technologies actuelles. Vous pouvez apparenter les gens qui renoncent à leur citoyenneté avec les utilisateurs de bitcoins, mais aussi avec les personnes qui rêvent d’une protection absolue des données personnelles. Tous ces gens font de grands efforts pour se cacher du pouvoir central. » Vinay Gupta, un autre proche de Gogulski, le considère comme un pionnier. « Il montre qu’il est possible de gagner sa vie en tant qu’apatride, en dehors de tout instrument économique national, m’a-t-il raconté sur Skype. S’il ne s’était pas extirpé des économies nationales, il appartiendrait à la gauche caviar et soutiendrait ce qu’il prétend combattre. » Sur le papier, sa vision est radicale. Elle correspond à une manière totalement nouvelle d’exister, et c’est sans aucun doute un moyen unique de dire au monde entier d’aller se faire foutre. Mais des lacunes persistent : le bitcoin n’est pas une monnaie entièrement sécurisée et anonyme. Avant le crash de 2014, Gogulski et ses amis parlaient déjà de cette monnaie au passé – ils ont vu le bitcoin comme un instrument théorique qui permettrait à de nouvelles choses d’émerger. Il ne fait aucun doute que des crypto-monnaies plus avancées naîtront et permettront un nombre plus élevé de transactions décentralisées à travers le monde. Mais les limites techniques d’aujourd’hui relativisent l’autonomie de Gogulski par rapport à l’État. Un avenir sans État est peut-être possible. Mais ce n’est pas pour tout de suite. Gogulski est un apatride basé à Bratislava, mais il pourrait vivre n’importe où. Il ne parcourt pas les océans et n’a pas à faire face aux conséquences de ses actes comme feu le lieutenant Philip Nolan. Il n’embarque pas pour des voyages autour du monde afin d’insister sur la dimension arbitraire des frontières, comme le faisait Garry Davis. Gogulski ne peut plus quitter l’UE et, de son propre aveu, il n’en a pas spécialement envie. Il n’a pas besoin du monde. Il a internet, une communauté, et l’espoir de libérer l’humanité grâce à la technologie ; il a un chat titulaire d’un passeport et une femme qui délivre des visas pour gagner sa vie. Est-ce vraiment l’utopie dont nous rêvons tous ?