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Music

2005 était déjà 2015

Blogs, MySpace, baby-rock, rap de club et Justice : comment la musique de 2005 a inventé le présent.

L’année 2005 est née sur les cendres de l’electroclash et de la première vague de revival-rock. En six mois, plusieurs choses ont été balayées et bannies définitivement, aussi vite qu’elles étaient arrivées : les compilations Gigolo, les Libertines, les Vines, les Hives, réécouter Eurythmics et Visage, l’idée de « morgue » dans le rock, le rap indépendant, le downtempo. Ninja Tune est mort une seconde fois. Prodigy et Nirvana sont revenus contre toute attente en club. Conséquemment à la compilation Hollertronix : Never Scared des jeunes DJs de Philadelphie Diplo et Low Budget – des genres de 2 Many DJ’s spécialisés dans le rap du sud des États-Unis et la Baltimore club –, et via les soirées Alors les filles on se promène ? des mecs d’Institubes à Paris, le rap est apparu en boîte dans des cercles qui, traditionnellement, n’écoutaient pas de rap. J’ai raté ma première année de fac. Internet est devenu haut débit et tout public. Tout le monde avait désormais un iPod. 2005 fut la première année du troisième millénaire.

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Évidemment, condenser tout ce qui a existé en musique cette année-là en 3 000 mots relève de l’impossible. Comme aujourd’hui, tout était déjà éclaté, disloqué et la mémoire étant sélective, je n’ai même pas cherché à être exhaustif – pas même précis. J’ai ouvert trois onglets à propos de l’année 2005 en musique, pris dedans ce que j’écoutais à l’époque, ce que mes potes écoutaient, ce qui était infernal et ai empilé tout ça en priant pour que ça tienne. Comme ça se cassait la gueule, j’ai rajouté deux, trois appréciations parfaitement subjectives par-dessus.

LE CRÉPUSCULE DU RETOUR DU ROCK

Question : que peuvent avoir en commun le créateur Heidi Slimane, les magasins Top Shop, le documentaire Dig !, le bar Le Truskel, les Strokes, Virginie Despentes, le film Clean, l’improbable réapparition de Rock & Folk parmi les têtes de gondoles des kiosques à journaux et le visage entamé du critique musical Patrick Eudeline ? Réponse : le retour du rock. 2005, c’était donc le retour du rock, cet espace de folie dans un quotidien trop terne. Le rock : les Rolling Stones, les coupes de cheveux marrantes et l’album à la banane. Le rock, avec ses musiciens trop cons, ses drogues de merde et ses sagas imbitables faites de chambres d’hôtel ravagées, de groupies débiles et de concerts légendaires dont tout le monde se branle à part vos parents. Le rock quoi, la création à l’état brut. Viscéral. Nécessaire. Ce concept tellement chiant qu’on est obligé d’utiliser des adjectifs qualificatifs pour en parler.

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LA NAISSANCE DU BABY-ROCK FRANÇAIS

Quand on répète à des enfants de la droite française qu’ils ont le droit de faire de la musique au même titre que n’importe quel adolescent, qu’ils ont le droit de lire Lautréamont comme n’importe quel imbuvable, qu’ils ont le droit d’être Anglais comme n’importe quel Français et qu’ils ont le droit de porter des skinny jeans comme n’importe quel homme élégant, vous obtenez : le baby-rock. De loin, ces mecs et filles ressemblaient à une pub The Kooples et de près, aux enfants de Christian Clavier. Leur musique était une relecture du catalogue des Who première période mais chanté en français, avec moins de guitares et plus de bottines, et ils se retrouvaient parfois au Bar 3, à Paris, pour enfiler leurs lunettes et commander deux, trois pintes avant de reprendre leur lifestyle punk rock à la fac de droit. Ils s’appelaient les Shades, les Naast, les BB Brunes et les Plasticines et à l’heure qu’il est, ils sont tous sur une île déserte avec Teri Moise, Art Mengo et Luna Parker à attendre d’avoir leurs papiers en règle pour intégrer le troisième cercle de l’Enfer de la chanson française.

MADONNA - « HUNG UP »

Tube intersidéral, meilleure reprise d’Abba à ce jour et métaphore assez lisible des relations amoureuses homme-femme, le morceau « Hung Up », composé par Stuart Price et la femme qui a donné ses lettres de noblesse au concept de salope venue d’Europe – soit elle-même : Madonna, née Madonna Louise Ciccone dans le Michigan en 1958 de parents immigrés italiens, actuelle femme du réalisateur anglais Guy Ritchie –, demeure un truc hallucinant, une boule de feu mentale, la bande-son de l’Apocalypse selon Philippe Corti.

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LE CONCEPT DE DANCE-PUNK

Comme toute histoire, celle-ci commence à New York à la fin des années 1970 lorsque plusieurs junkies réalisent, comme tout être doué d’un minimum d’acuité, que le rock c’est nul, c’est barbant, c’est à chier. Confortés dans cette idée par l’arrivée en tête des charts de la musique disco via Chic et Donna Summer, Liquid Liquid, ESG et plusieurs autres formations confidentielles se mettent à composer dans le Bronx un groove qui groove mal et sonne comme enregistré depuis un talkie-walkie. On est en 1980. 21 ans plus tard, en 2001, James Murphy et le cofondateur de Mo’ Wax lancent un nouveau label, DFA, signent les groupes The Rapture, The Juan Maclean, Black Dice et LCD Soundsystem (le groupe de Murphy) et inventent ensemble la musique des années 2000. Pour faire simple : un rock sec de type Talking Heads mais construit avec une approche dancefloor – qui de fait, groove beaucoup mieux que les groupes du début des années 1980. « Losing My Edge » et « House of Jealous Lovers » tournaient partout. En 2005, tout le monde voulait sonner comme The Rapture. Personne n’y arrivait.

!!! - « TAKE ECSTASY WITH ME »

!!! – ou « Chk-Chk-Chk », comme le signalaient judicieusement 100 % des magazines musicaux d’époque, soucieux de leur rôle de passeur de savoir – arrivait pour sa part, à raison d’un morceau sur trois, à bien sonner comme The Rapture. Notamment sur cette reprise des Magnetic Fields, que tout le monde a injustement oubliée depuis, quoique ce ne soit pas trop trop grave non plus.

THE MFA - « THE DIFFERENCE IT MAKES », SUPERPITCHER REMIX

En théorie si vous sniffez une montagne, vous vous réveillez précisément à 3 minutes et 30 secondes dans ce morceau.

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CIARA - « OH ! » FT. LUDACRIS

Si la perfection avait un visage, ce serait celui de Ciara peint par Matisse dans des tons bruns-pastels pour un remake R&B de « La Danse ». Si la perfection avait une voix, ce serait celle de Ludacris dans son couplet sensationnel à la fin de « Oh ! ». Si la perfection était un concept, ce serait celui de Ghetto Harmonizing, théorie brillamment imaginée par Luda sur le même morceau et dont la définition demeure imprécise, qui existe sans doute juste pour la rime, mais qui me poursuit immanquablement, année après année, top de fin d’année après liste de fin d’année, dans mon lit, le soir, quand la cheminée ne brûle plus, quand la lampe s’est éteinte.

VITALIC - « MY FRIEND DARIO »

En 2001, un producteur dijonnais alors connu sous le nom de Dima, responsable de plusieurs forfaits dans la scène techno hardcore du Middle-East français, sort son « Poney EP » sous le pseudonyme de Vitalic et devient instantanément une superstar de l’underground. Les quatre morceaux sont playlistés partout et le tube « La Rock 01 » est joué dans le mix As Heard on Radio Soulwax pt. 2 des 2 Many DJ’s, entre Adult et un mash-up des Cramps. Quatre ans plus tard, convaincu par les cris assourdissants de clubbers affublés de casquettes à filet, Vitalic sort enfin OK Cowboy, album honnête qui contient quelques bons morceaux mais aussi ce hit, dont la vulgarité intrinsèque et le clip, immonde à un degré encore supérieur, convaincra les producteurs du jeu vidéo Need for Speed de l’intégrer à la B.O. de leur dernier opus. Depuis, Vitalic fait son bonhomme de chemin et joue de temps à autre à des rendez-vous étudiants type Solidays.

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LA « NOUVELLE SCÈNE ÉLECTRONIQUE FRANÇAISE »

En 2003, Pedro Winter, manager des Daft Punk, lance son label Ed Banger et sort le morceau « Never Be Alone » du groupe aujourd’hui défunt Simian (à l’époque, Simian Mobile Disco) remixé par deux jeunes producteurs français nommés Justice. Le reste appartient à l’histoire, mais aussi à l’illustrateur So-Me, à Sebastian, Uffie, à DJ Mehdi, au club Paris Paris, aux jeans resserrés au niveau des genoux de couleur rouge, aux T-shirts Metallica, au label Institubes, à la notion d’eurocrunk, à TTC, et à l’année 2005, moment décisif pour la timeline France dont le ministre de l’Intérieur s’appelle alors Nicolas Sarkozy et où le groupe Justice sort son premier EP intitulé Waters of Nazareth.

DAFT PUNK - « TECHNOLOGIC »

Daft Punk ont sorti un album cette année-là, et contrairement à tous les autres, vous ne rencontrerez jamais personne pour vous dire qu’il s’agit de leur meilleur.

DAMIAN MARLEY - « WELCOME TO JAMROCK »

À Babylone, en 2005 comme en 1980, on détestait le reggae. Les armées d’infâmes batty-bwoys emmenés par bateaux depuis la cité du Mal tentaient, encore et encore, de pénétrer sur les terres sacrées de la nation Jamaïque, sans succès, équipées de lances et de longs contrats de travail. Sur l’île, le fils du Sauveur Robert, dit « Bob », parti vers l’Ailleurs et revenu dans le monde sous la forme de posters, sortait ce morceau de prog-dancehall mental, contraignant les forces de l’Empire à rebrousser chemin une nouvelle fois, prostrés, l’air morne, l’œil hagard et le cœur lourd, les obligeant à poursuivre leur mission civilisatrice ailleurs – mais où capitaine ? La République Dominicaine est-elle sûre ? Haïti ? Les Antilles ? – au grand dam des monstres et de leurs chefs, à la recherche de proies et de sang.

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KELLY CLARKSON - « SINCE U BEEN GONE »

Finalement, au terme de longues heures de discussion sur la marche à suivre, l’honneur à conserver et les denrées à acheminer, le cortège de l’armée de Babylone décida de prolonger son funeste voyage en direction du Nord. Ils arrivèrent enfin aux abords d’une terre. Vierge de tout homme et – selon l’expertise préliminaire du Glanz, nain rieur et débonnaire, anciennement employé par l’Académie des ponts et chaussées –, de toute habitation, ils décidèrent d’amarrer là les embarcations. Posant un premier pied sur le sable, inspectant les alentours, ils se fendirent d’un commentaire grivois au sujet du caractère grossier du pénis de l’un des leurs. Finissant une jarre de vin, ils crièrent enfin, à l’unisson : « Amérique ! »

LA FIN DES DÉBUTS D’INTERNET

On peut dater la fin des débuts d’Internet à 2004-2005, période charnière où vos parents commenceraient dès lors à vous envoyer des e-mails, où communiquer via MSN Messenger deviendrait peu à peu daté, où le nombre de Mac users se démultiplierait autour de vous et où, plus généralement, vous commenceriez à retrouver 100 % des gens que vous connaissez dans la vie de l’autre côté de votre ordinateur. Les sites des grands médias ressemblaient encore à la homepage de Lycos. Les memes n’existaient pas, la crise financière non plus. Les vidéos de chats concernaient 20 marginaux sur 4Chan, les téléphones portables étaient encore des téléphones et Jean-Pierre Raffarin avait un job.

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DEM FRANCHIZE BOYS - « RIDIN RIMS »
D4L - « LAFFY TAFFY » / LA SNAP MUSIC / LES DIPLOMATS

Vous vous souvenez des blogs ? C’était une nouvelle manière de découvrir et de consommer de la musique. À part poster des morceaux en format mp3, ces plates-formes informelles, hébergées par WordPress ou Blogspot et dirigées par des nerds tyranniques très renseignés dans le segment musique, servaient à fédérer des gens et parfois même des communautés, souvent composées de jeunes adultes consentants qui se retrouvaient pour participer à des iPod Battles et faire des signes de gangs avec leurs doigts. C’était objectivement drôle. Mais aussi et surtout : ridicule. Donc : trop bien. Vers 1 heure du matin, les DJs (des bloggeurs, eux aussi) jouaient D4L, Dem Franchize Boys, les Ying Yang Twins, Cam’ Ron ou « Snap Your Fingaz » de Lil’ Jon en espérant, dans le silence du secret, pécho cette meuf à frange qui aimait bien le rap et baiser, et qu’ils avaient conséquemment foutu dans leur Top 8 Myspace.

MYSPACE

Plus rapide que Mark Zuckerberg, plus riche que Bono, plus grand que Dieu, Thomas « Tom » Anderson a créé le réseau social Myspace en 2003 dans le but de 1. vous forcer à écouter des groupes inintéressants – notamment le sien, une obscure formation indie-rock nommée Swank –, 2. vous faire baiser. Successeur du glorieux Friendster en tant que plus grand réseau social mondial, Myspace avait pour mission de conquérir le monde, ce qu’ils ont fait, et forts de cet acte de bravoure, ont revendu leur site fin 2005 en échange d’une coquette somme de 580 millions de dollars. Depuis, tout le monde a fermé son compte, les plates-formes pour « pimper sa page » ont coulé (L) et Tom a participé au lancement d’une app Facebook.

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50 CENT - « CANDY SHOP » FT. OLIVIA

J’aimerais dire que des gens type moi ont snobé ce morceau à sa sortie, mais non, ce serait atrocement faux, j’ai bien entendu fait partie des 6 milliards d’êtres humains qui ont imité à des fins humoristiques la façon dont Fifty prononce « So seductive ».

THREE SIX MAFIA - « STAY FLY » FT. YOUNG BUCK, 8 BALL & MJG

Pour la première fois dans l’Histoire du rap, ces satanés salopards de Three Six Mafia sortaient définitivement de leur statut de stars locales de Memphis pour devenir des milliardaires MTV-ready. Avec pour seul pass d’entrée dans le monde des stars et du lucre, ce morceau, ainsi qu’un autre nommé « Poppin’ My Collar » tiré du même album Most Known Unknown, plus une quantité non-négligeable de Sprite mélangé à du sirop pour la toux.

MISSY ELLIOTT - « LOSE CONTROL » FT. FATMAN SCOOP

2005 a aussi figuré le crépuscule de l’époque bénie Timbaland et Missy, le couple qui a créé les années 2000 dès 1996 depuis les fins fonds de la Virginie, celui-là même qui a apporté des centaines de classiques éternels au segment black music, reçu des disques de platine, bénéficié de revenus indécents très peu imposés par l’État américain, avant de sortir ça, ce morceau qui sample « Clear » du groupe proto-techno Cybotron et qui profite des cris de l’inestimable party-starter Fatman Scoop afin de, croyez-le ou non, générer un bon moment de bonne musique.

HYPE MACHINE

Fondé par l’étudiant en sciences informatiques Anthony Volodkin en réaction à « l’état de la radio et de la presse musicale » début 2005, Hype Machine fut le premier agrégateur musical de l’histoire d’Internet, recensant inlassablement, jour après jour, MP3 après MP3, les contenus rédactionnels de plus de 800 blogs dits musicaux (cf. chapitre Dem Franchize Boys). La légende voudrait que ce soit en visitant les blogs Gorilla vs. Bear et Music for Robots que Volodkin eut un flash entrepreneurial qui l’incita à « combler un manque » et à « regrouper tous les blogs musicaux sur une seule et même plate-forme ». Ce qu’il ne pouvait pas prévoir, c’est que combler ledit manque reviendrait à participer à la création de scènes pop alternatives pas forcément indispensables et à l’ascension de groupes tels que Bat for Lashes, CSS ou les Klaxons. Croyez-le ou non, mais cette plate-forme existe toujours, au plus grand plaisir des explorateurs temporels partis visiter l’année 2007 en hoodie chamarré et Dunks SB.

AMERIE - « 1 THING »

Plus de 13 millions d’écoutes YouTube. Presque 74 500 pouces levés contre seulement une poignée de pouces baissés adressés par quelque 1 550 esprits chagrins, soit un ratio d’un auditeur mécontent pour 48 auditeurs enthousiastes, soit une victoire totale et définitive, stellaire, de la part de la chanteuse Amerie sur le reste de l’humanité. Produit par Rich Harrison, « 1 Thing » a marqué les années 2000 de la même façon que « Like a Virgin » a pu marquer les années 1980 : un son qui hurle une époque précise (une production sèche et percussive, post-Neptunes, avec tambours du Bronx et saxophone recomposé artificiellement, un hommage cyborg à la scène go-go de Washington), une manière d’envisager le R&B typique de cette époque (post-Jiggy, post-Christina Milan, à la fois soul et futuriste, ce morceau constituera l’embryon du « Singles Ladies » de Beyoncé) et l’esthétique de la vidéo promotionnelle signée par la main invisible du zeitgeist R&B 2005 (post-Hype Williams, très propre mais très froid, agencé et chorégraphie façon Destiny’s Child mais avec une trame plus adulte, plus à destination des jeunes femmes que des 13-18 ans). Comme les commentateurs YouTube avides de satisfaire leur insatiable désir de connaissances, la question se pose donc : qu’a bien pu devenir Amerie, récompensée par un Grammy pour ce morceau en tant que « Best Female R&B Vocal Performance » ? La réponse n’existe pas. Comme l’année 2005, Amerie a été recouverte par les souvenirs en ligne, les posts sponsorisés, l’arrivée de Spotify, la mort accidentelle de Myspace, l’effondrement financier, l’officialisation de YouTube, Facebook et Twitter en tant que mégalithes culturels de notre époque. Il est donc fort à parier qu’Amerie flotte tout près de vous – dans le néant.

Julien Morel n'est évidemment pas sur Twitter.