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Music

Dans les méandres de l'usine à tubes

Avec son livre « The Song Machine », John Seabrook plonge dans l'enfer de l'industrie musicale, entre sexisme, coups fourrés et bras de fer contre la technologie.

Les hits vont et viennent en un clic, les memes fonctionnent mieux que les singles, et les albums attendus depuis des années sont déjà oubliés au bout de deux semaines. Comment fait l'industrie musicale pour garder la tête au-dessus de l'eau à l'heure où Spotify « essaye toujours de convaincre le représentant de Life of Pablo afin qu'il change d'avis » pour streamer son album ? Qui décide ce qui fait un hit et comment sont-ils fabriqués ? Qui perçoit l'argent que Samsung a investi dans ANTI ? Et pourquoi, en 2016, Lady Gaga déclare encore que le business de la musique est toujours « un putain de truc de mecs » ?

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Journaliste au New Yorker, John Seabrook a sorti il y a quelques mois The Song Machine: Inside the Hit Factory, un livre qui répond partiellement à toutes ces questions. De New York à Los Angeles, de Stockholm à la Corée du Sud, il donne des conférences sur les origines de la pop actuelle et ses vicissitudes via des anecdotes de première main glanées dans les studios des plus grands producteurs de la planète.

On a passé une heure avec John afin qu'il nous explique qui tirait les ficelles en studio, qui allait gagner la guerre entre l'industrie musicale et les nouvelles technologies et pourquoi les pop stars choisissaient ou non de politiser leur discours.

Noisey : Salut John. Un des trucs qui m'a fasciné dans ton livre, c'est la façon dont est présentée cette figure du « chaman » présente derrière chaque pop star féminine. De Lady Gaga à Ariana Grande, on a plein de récits qui mettent en lumière le sexisme inhérent à l'industrie musicale, mais dans les coulisses, il se passe quoi exactement ?
John Seabrook : Il y a beaucoup d'inégalités entre les sexes c'est sûr, probablement plus que d'inégalités raciales. Par exemple, il est couramment établi que les hommes sont les producteurs et que les femmes sont là pour écrire.Ce sont les producteurs qui louent les studios pour les sessions d'enregistrement et qui sont payés à l'heure par les labels. Alors que les femmes sont seulement payées si les morceaux en question sortent du studio. La plupart des morceaux ne finissent pas sur album. Donc la majeure partie du temps, le temps passé à bosser sur ces chansons n'est pas rémunéré alors que les hommes, eux, sont toujours payés, que les chansons sortent ou non.

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**Tu crois que les femmes sont volontairement confinées à ce rôle d'écriture *?***
Totalement. Il y a une anecdote entre Clive Davis et Kelly Clarkson dans mon livre qui en est le plus pur exemple. Kelly dit qu'à un certain stade, il est inconcevable pour un type comme Clive Davis qu'une fille puisse chanter et écrire ses propres morceaux. C'est une supposition qu'on ne fait jamais avec les hommes.

Du coup, quel pouvoir a la femme qui compose ?
L'ironie, c'est que les songwriters n'ont jamais été aussi importants dans la construction d'un hit qu'en ce moment. Les artistes mainstream écrivent de moins en moins leurs propres chansons. Et, vu qu'on est en train de basculer dans le monde du streaming intégral, les auteurs se font complètement avoir. Avec la chute des ventes de disques, ils perdent les royalties habituelles qu'ils devraient récolter avec la vente d'albums, et ensuite, avec le streaming qui remplace la diffusion en radio, la somme qu'ils reçoivent au final est bien, bien inférieure à ce qu'ils pouvaient touchaient auparavant.

C'est juste une conséquence malheureuse ou c'est intentionnel ?
Les labels signent ces contrats afin d'en tirer le maximum d'argent, et les auteurs qui n'ont aucun pouvoir décisionnaire dans toute cette négociation sont les premiers arnaqués. Le paradoxe est donc que les songwriters sont essentiels au processus, mais traités comme s'ils ne servaient à rien. Je ne sais pas comment ça va finir mais si les auteurs ne peuvent plus se permettre d'écrire des chansons, toute l'entreprise pop va dégringoler.

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**Tu as fréquenté des producteurs comme *Max Martin (Ariana Grande, Taylor Swift, Britney Spears, Adele) ou Dr Luke (Kesha, Pink, Katy Perry). Étaient-ils au fait de ces disparités entre hommes et femmes dans ce métier ?***
Quand je leur en ai parlé, ils ont fait comme s'ils savaient. Mais ensuite, il y a eu l'affaire Kesha, c'était juste après mes quelques jours passés chez Dr Luke, donc il n'y a pas vraiment eu de suite. La plupart du temps, c'est juste une question d'argent. Le business de la musique ne ressemble pas aux autres marchés créatifs ; il existe peu de pratiques courantes et de règles éthiques. Quand on parle de l'industrie du cinéma, du livre ou de la télé, toutes ont des directives établies sur la marche à suivre quand il s'agit de créer un film, un projet d'émission ou un ouvrage. Dans le cas de la musique, tout est une question de pouvoir et de ruse. La seule éthique qui existe c'est : prends tout ce que tu peux.

Pourquoi ? Ça vient du fait, qu'historiquement, ce commerce est né d'un crime organisé qui a consisté à voler les artistes noirs et les pauvres qui ne comprenaient pas la valeur de leur création et qui laissaient filer leurs droits d'auteur pour une bouchée de pain. Ça a fini par enrichir une minorité et c'est devenu une sorte de cimetière hanté sur lequel ce business a prospéré. Et lorsque les choses se gâtent, on tend à revenir à l'attitude très primale du « je vais te baiser avant que tu ne me baises ».

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Est-ce que le développement de Soundcloud, des services de streaming et de la technologie pour tous a changé la distribution du pouvoir ?
La réponse va paraître très étrange. Toutes ces tendances semblent démocratiser l'industrie musicale en général, mais ce qui se passe, c'est que les majors ont réagi à ça en essayant de créer un système que seules ces dites majors pourront contrôler. Regarde l'ascension et la promotion de tous ces « super producteurs » - ce sont des types que seuls les majors peuvent se permettre d'employer C'est aussi despotique que ça en a l'air. Les gros labels ont encore la main sur les ondes, et particulièrement sur les radios qui diffusent les disques classés dans les charts. Ils ont toujours les moyens de choisir la façon dont ils acheminent les tubes au public.

Tu dis dans ton livre que les nouvelles technologies pourraient jouer un rôle majeur dans le rétablissement de la balance. Tu peux développer ?
L'industrie technologique et l'industrie musicale sont en en guerre actuellement. Le monde technologique a des valeurs complètement différentes, bien plus transparentes. On parle de données réelles : vous pouvez les lire et dire, « cette personne mérite tant d'argent et telle autre personne mérite telle somme ». Tout est rationnel. Dans la musique, le système comptable des majors est aussi opaque que possible. La plupart des gens ne voient jamais clairement leurs contrats de royalties et personne ne les comprend vraiment non plus sans l'aide d'avocats. Ils tentent désespérément de lutter contre ce brouillard ambiant et de s'accrocher pour faire cracher quelques dollars à ceux en haut de la pyramide afin qu'ils soient redistribués aux artistes. C'est une guerre entre deux mondes qui va être livrée ces 20 prochaines années. Je pense que la technologie triomphera car c'est très dur de camoufler toutes ces données, mais l'industrie musicale aura déjà livré un sacré combat durant des années.

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Selon toi, qu'est ce que les gens attendent de la pop aujourd'hui ?
Dans le livre, il y a cette citation : « il s'agit surtout d'amour et de s'éclater ». Les gens ne cherchaient pas forcément plus que ça, mais c'est justement en train de changer. Alors que toutes les musiques semblent fusionner, en termes de genres, la pop a enfin l'air de grandir un peu et d'aborder des sujets plus adultes. Ce que tu retiens vraiment dans l'industrie musicale, c'est que c'est le salaire de la peur. Personne ne sait vraiment pourquoi ça tient toujours debout. Certains sont proclamés responsables de tel succès, mais au fond, personne n'a une idée précise de la raison pour laquelle tel morceau a marché. Par une réaction naturelle, cette situation s'est reproduite à l'infini et la pop mainstream est toujours restée la même.

La radio a une influence notable sur le marché de la pop music américaine, mais est-ce que c'est le cas ailleurs ?
Au Royaume-Uni c'est complètement différent par exemple, en partie dû aux fonds qui sont investis par l'état. Je ne crois pas que le taux de musique purement commerciale soit le même là-bas. Quand tu passes une heure en voiture aux USA, tu entendras les 5 ou 6 mêmes morceaux 3 ou 4 fois. C'est un flot incessant des morceaux placés au Top 10, et la playlist de ces radios est de plus en plus restreinte et répétitive.

C'est un des points abordés dans le livre, les compositeurs et les producteurs commencent à créer des chansons conçues spécialement pour cette playlist répétitive, donc peu importe si vous n'aimez pas le morceau à la première écoute parce que vous l'aimerez à la cinquième, une fois que la boucle sera bien ancrée dans votre cerveau. Et d'ailleurs, ça ne fonctionne pas vraiment. Dans les charts américains, le top 5 était récemment occupé par 4 Canadiens et 2 Anglais – on a ce système régi par le marché mais la plupart des artistes qu'on écoute ne sont finalement pas Américains. Qu'est ce que ça signifie ? Que nous avons encore besoin de cette créativité et d'imagination, choses que l'ont peut uniquement trouver dans un environnement moins commercial que le nôtre, comme l'Angleterre ou le Canada. Leur musique sonne plus fraîche et plus authentique.

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Aujourd'hui, on met de plus en plus la pression sur nos pop stars pour qu'elles se politisent. Tu crois que ça inquiète les majors qui sont derrière ?
Evidemment, des gens comme Nicki Minaj, que je trouve géniale, sont plus disposés à l'ouvrir sur des sujets comme le racisme ou les inégalités économiques. Mais avec quelqu'un comme Katy Perry – et l'image qu'on lui a façonnée – c'est plus dur d'aborder ces problèmes parce que son rôle de personnification de l'Amérique serait tout de suite diminué et moins attirant. Rihanna est un exemple intéressant à ce propos. Elle pourrait probablement s'exprimer bien plus sans altérer son image mais elle ne le fait pas et je ne sais pas si c'est parce qu'elle ne veut pas s'impliquer dans la politique ou pour X raison. Je crois que son image se consoliderait encore plus si elle se lâchait sur les mêmes sujets que Nicki Minaj, peut-être que les gens qui l'entourent ne la poussent pas dans ce sens, c'est dommage car on aimerait en entendre plus de sa part.

Quel futur pour la pop ?
La clé de tout, comme je le dis dans le livre, c'est le pouvoir. La majorité du pouvoir est toujours entre les mains de quelques personnes et en même temps, on assiste à tous ces bouleversements technologiques qui semblent marquer la fin de cette hégémonie. La suite, c'est de voir si les services de streaming arrivent à combler l'argent perdue à cause du téléchargement ; pour l'instant, le trou est loin d'être comblé. Une fois que cette histoire sera réglée, on pourra assister à un vrai renversement. Mais pour l'heure, on dirait que chacun protège ce qu'il possède en espérant que personne ne le lui prenne.

Une dernière question : qui est ta pop star actuelle préférée ?
Je crois que je vais revenir une fois encore sur Rihanna. Mais je dirais Fetty Wap aussi – les gens peuvent trouver ça extrême, mais ce mec est une pop star. Et un vrai artiste. Dans le Top 10 américain de 2015, « Trap Queen » est la seule chanson qui ait été écrite par son interprète. Aucun co-auteur. Pour utiliser les bons vieux termes, Fetty Wap est un compositeur-auteur-interprète à part entière. Lui et les gens qu'il inspire sont les meilleurs exemples de ce qu'il se passe vraiment intéressant dans la pop en ce moment. Le livre de John Seabrook est disponible en version française sous le titre Hits !aux éditions La Découverte.​ ​

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