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Music

Carl Craig préfère Satan à Google

« Si le diable s'empare de Detroit, au moins il y aura de bonnes soirées »

Detroit est une ville à deux visages. D'un côté, celui de la Motown, du berceau de l'industrie automobile américaine et des pionniers de la techno. Une façade qui tient à peine debout aujourd'hui : la réalité économique a dévoré ce qu'il restait du fier héritage de Detroit pour ne laisser qu'une ville en ruines. Ça, c'est le deuxième visage de Detroit, le vrai, celui qu'on connait aujourd'hui. Les jours de gloire de la Motown sont loin derrière, et le géant a déménagé à New-York. Les plus grandes entreprises automobiles, General Motors et Chrysler, ont échappé de peu à la faillite en 2008, grâce à une aide du gouvernement américain de plusieurs milliards de dollars. Detroit a elle-même été déclarée en banqueroute en juillet dernier, écrasée sous une dette de 18,5 milliards, la plus dingue que les Etats-Unis aient jamais connus. Mais la misère de Détroit est bien plus profonde que ce qu'en montrent les chiffres – une situation qu’a très bien montré Julien Temple dans son documentaire Requiem For Detroit, sorti en 2010. La techno et la house sont toujours toujours actives à Detroit et Carl Craig reste l’une des figures emblématiques de cette scène, notamment grâce à son label, Planet E, son QG à Detroit - où il vit d'ailleurs toujours. J'ai discuté avec lui après la projection du documentaire de Julien Temple au Festival du Film de Glasgow, afin de savoir ce que ça faisait d'avoir grandi à Detroit, et pourquoi il préférerait voir Satan diriger la ville plutôt qu'un célèbre moteur de recherche.

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Noisey : Le film retrace l'histoire de Detroit de manière assez minutieuse, jusqu'à ton enfance en gros. Tu peux décrire la ville que tu as connu dans les années 80 et 90 ?

Carl Craig

: Il y avait un fossé entre les jeunes et les vieux et une perception assez claire de

ce

qui était et de ce que n'était pas Detroit à l'époque. Partout, la tendance était au crack, et Detroit était infectée elle aussi, comme tu peux le voir dans le film… Que ça soit à Compton où dans les autres grandes villes américaines, c'était partout pareil. Un fléau avant tout urbain : il a décimé des villes, des régions entières.

Il y avait un gang qui dealait de l'héroïne et qui s'appelait YBI - pour Young Boys Incorporated – et c'était un truc impressionnant à l'époque. Ils se sont probablement tous mis au crack pendant qu’ils en vendaient. Tout ce bordel ne se passait pas qu'à Detroit-même, ça touchait aussi mon quartier – et évidemment, mes parents étaient très inquiets à ce sujet. J'aurais pu tomber dedans très facilement si mes parents n'avaient pas été aussi protecteurs, mais c'était aussi une question d'éducation.

Pas mal de choses qu'on a pu voir dans

Requiem For Detroit

, en particulier ce qui concerne les débuts de Ford (quand ils ont augmenté les salaires à 5 dollars par jour), ont pu être réalisées grâce aux syndicats. Ils ont pris soin des travailleurs, mais malheureusement, il n'y avait pas beaucoup d'éducation dans le coin. De ce qu'ils réclamaient [

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des usines, un programme de soutien à l'éducation et à l'emploi

], les gars de Goodwill ont obtenu des périodes d’inactivité. Ils vivaient dans ces maisons, vendaient de la drogue, foutaient la merde – la moitié du quartier a été détruit parce les habitants avaient trop de « temps libre ».

Tout ça a un lien avec l'éducation. Tu pouvais avoir de bons parents, qui allaient travailler et qui essayaient de faire des choses pour toi tous les jours, mais quand il sont au boulot et qu'il n'y a personne pour te dire ce qu'il faut faire et ne pas faire, toute l'instruction que tu reçois, c'est… des impulsions. Et elles se transforment malheureusement en un instinct de destruction. Ça se passe de la même façon pour tout le monde, vers 16, 17 ans, mais Detroit manquait particulièrement d’éducation. On passait à côté de ces buildings, on voyait ce qui se passait, et tout ce qu'on faisait c'était d’ignorer tout ça. Les ignorer et s’occuper de nos oignons, pour ne pas être blessés et que nos vies en soient directement affectées.

Le film suggère l'idée d'un nouveau départ, faire renaitre la ville de ses cendres. L'année dernière, l'Institut des Arts de Detroit a été contraint de vendre certaines de ses plus grosses pièces – des Picasso, Rembrandt, etc. Est-ce si grave que ça de perdre de tels chefs-d'œuvre si ça peut aider la ville à s’en sortir ?

Ce n'est que matériel. Tu les gardes aussi longtemps que tu le peux. L'un des gars de Goodwill a dit que quand tu retires les programmes d'art et de musique des écoles, tu obtiens du temps libre. Si tu te mets à vendre tout ça, tu retires quelque chose d'important aux gens et leur donne plus de temps libre qu'ils n'en ont besoin. On parlait de vendre les œuvres d'art pour sauver l'Institut, mais maintenant, on parle aussi de les vendre pour payer les dettes de la ville.

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C'est un scénario difficile à imaginer, mais ça l'est encore plus quand tu te rends compte que Detroit est une ville qui est prête à vendre tout ce qu'elle a– même sa culture et son histoire – juste pour payer quelques factures. En tant qu'individus, on s'accroche un peu plus fermement aux choses. Si tu veux pouvoir léguer quelque chose, laisser un héritage, tu ne vas pas vendre la bague de fiançailles de ta grand-mère juste pour payer ta facture de gaz. Tu vas essayer de trouver une autre solution.

L'industrie automobile, qui dominait ici, semble encore jouer un rôle important dans la vie de beaucoup d'habitants. C'est ancré profondément dans l'inconscient de la ville. Quel impact ça a sur ta musique ?

L'industrie automobile n'a pas vraiment d'impact sur ma musique. Le seul impact que ça a sur moi, comme sur les autres habitants de Detroit, est dû au fait qu'elle est simplement puissante. Elle est enracinée dans notre culture, notre esprit, dans tout. Tu peux parler à peu près à n'importe qui du dernier modèle de Ford, ou de General Motors. Tu peux dire un truc à propos de la Cadillac Escalade version 2014, et tout le monde dans la rue pourra te dire ce qu'est une Escalade. On en sait plus que les autres sur ces conneries futiles, simplement parce qu'on y trouve tous un intérêt personnel.

J'ai fait un disque qui s'appelle

Landcruising

et qui parlait de moi, roulant à travers Detroit, parce que c'est comme ça que tu te promènes à Detroit. Le réseau d'autobus est vraiment mauvais. C'en est même devenu dangereux, de prendre le bus. On n'a pas de métro, pas de tram, on n’a aucun autre moyen de traverser la ville que de prendre sa caisse et conduire. Le truc le plus drôle à voir, pour moi, c'est quand on a des températures qui descendent jusqu'à -10, -15°, avec du verglas dans les rues et que des gens roulent à vélo. Une voiture pour nous, c'est comme porter une armure. C'est pas seulement pour se la péter, c'est nécessaire.

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Le film mentionne le Packard, une boite à laquelle Richie Hawtin était étroitement lié. Est-ce que tu as un rapport quelconque avec le Packard, ou avec d'autres lieux de Detroit, comme le Music Institute ?

Les soirées au Music Institute ont débutées avant celles du Packard Plant. Je suis d’abord allé au Music Institute en tant que spectateur, en tant que fan de musique. C'était Derrick May, George Baker et Alton Miller qui s’en occupaient. Le Music Institute a fait mon éducation musicale. C'était ce qu'il y avait de plus proche d'un Paradise Garage ou d'un Music Box ici, à Detroit. Le Packard a pris la relève du Music Institute. Mais bien qu'ils n'aient déménagé que quelques portes plus loin, ça n'a plus jamais été la même chose.

Aujourd'hui, ce n'est plus une boite. Ce bâtiment que tu vois, avec le plafond qui s'effondre et tout – les gens faisaient la fête là-dedans ! Ça n'a jamais été un truc légal – et si c'était légal, ça n'était pas quelque chose d'acquis, comme le Arches ou le Sub Club ou n’importe quel autre. C'était un entrepôt dans lequel on avait installé des baffles et où on disait à nos potes de se ramener. Parfois, il y avait 100 personnes, parfois il pouvait y en avoir 1 000. Ca dépendait vraiment des jours.

Detroit a toujours été un vivier de labels et de producteurs techno talentueux. Kyle Hall, MGUN et Jay Daniel sont les trois noms qui me viennent à l'esprit et il y en a certainement beaucoup d'autres. Leur musique est très particulière et très différente de ce que tu imagines quand tu penses au son typique de Detroit. Est-ce qu'il y a beaucoup d'échanges entre des gars comme vous et cette nouvelle génération d'artistes ?

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Je suis vraiment fier de Kyle et Jay, parce qu'il font quelque chose de profondément ancré dans nos racines. Ça vient d'ici. Ils font attention. Ils s’inspirent de leurs mentors, comme Omar S et Theo Parrish et ils mélangent ça avec ce qu'ils ont écouté, ce qui passe à la radio. Ils ajoutent cette texture supplémentaire à la musique de Detroit, et je pense que nous avons vraiment besoin.

Quand j'ai commencé à faire de la musique, mon objectif était de me tirer de Detroit ! Je voulais voir le monde. Je voulais rouler sur l'

autobahn

! On était tellement à fond dans Kraftwerk, dans Prince, mais on ne voulait pas aller à Minneapolis. On voulait aller en Allemagne, et marcher sur les pas de Kraftwerk. Je ne pense pas que ces mecs ont la même perception des choses. Le son de Kraftwerk est probablement plus adapté à cette musique sans visage et sans parole qu'on faisait et qui nous influençait, et qu'on a influencé en retour. C'est juste un cycle où tout se reproduit, encore et encore.

J'ai lu que Google allait peut-être « racheter » Detroit. En théorie, Google a les ressources et l'argent pour le faire, en théorie. À court terme, ça ôterait un sacré poids à la ville, mais les effets d'un rachat de ce genre sur le long terme sont plus difficiles à prédire. Est-ce vraiment ce dont Detroit a besoin ?

On apprécie cette idée parce qu’elle est amusante, c'est comme une histoire de science-fiction. On aime l'idée d'une entreprise qui viendrait ici, prendrait la ville et y construirait des cyborgs et tout ce genre de choses. Pas mal d'aspects de notre musique sont liés à cet imaginaire. On regardait

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Blade Runner

et tous ces trucs dans les années 80 et ça a influencé notre musique. Mais l'idée d'une énorme entreprise qui dirige une ville est le premier pas vers ce qui nous effraie. Un pays aux mains des corporations.

C’est déjà le cas des États-Unis, mais imagine un instant qu'il n'y en ait plus qu'une sur le marché. Ça donnerait peut-être quelque chose de fantastique au niveau de l'architecture et de l'image de la ville, mais en réalité, avec le temps, ce serait exactement comme si Satan lui-même s'était emparé de Detroit. Ce qui serait peut-être mieux, d’ailleurs. Au moins, il y aurait de bonnes soirées.

Ray Philip est sur Twitter -

@rtgphilip