Personne n'a jamais filmé un groupe sur scène aussi bien que Jonathan Demme dans « Stop Making Sense »

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Personne n'a jamais filmé un groupe sur scène aussi bien que Jonathan Demme dans « Stop Making Sense »

En 1983, le futur réalisateur du « Silence des Agneaux » et de « Philadelphia » immortalisait 4 concerts de Talking Heads à Los Angeles et donnait naissance au maître-étalon du concert filmé.

J'ai vu Stop Making Sense pour la première fois il y a un peu plus de dix ans. C'était pendant mon premier semestre de fac et, comme c'est souvent le cas, les Talking Heads avaient été intégrés au programme non-officiel des nuits passées dans le dortoir à couler maladroitement des douilles en passant de la musique à tour de rôle. Même si je ne l'aurais jamais reconnu à l'époque, je ne comprenais pas vraiment leur musique, toute en concepts beaux-arteux débiles et mélodies déconstruites. Parallèlement, je m'intéressais également à Radiohead (dont le nom est d'ailleurs tiré d'un morceau des Talking Heads). Tout ce que je connaissais du groupe de David Byrne & co. se limitait à un mash-up flou de titres entendus dans des pubs ou des allées des supermarchés, plus quelques tubes évidents comme « Burning Down The House » qui faisaient que j'avais du mal à les distinguer de groupes comme, disons, Yazoo.

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Pourtant, lorsque tout le campus s'est réuni dans la salle de ciné de la fac pour assister à la projection annuelle de Stop Making Sense, j'y suis allé aussi – en partie parce que je voulais comprendre ce groupe que tant de mes co-turnes semblaient vénérer, mais surtout parce que je ne voulais pas que mes nouveaux amis cools pensent que j'étais un blaireau.

Une heure plus tard, j'avais quitté mon siège et je dansais devant l'écran - tout le monde dansait devant l'écran. Voir Stop Making Sense était une expérience aussi grisante que d'assister à n'importe quel concert live. Quelques jours plus tard, j'ai trouvé une copie audio du concert dans un bac à 1$. Ce fut le premier vinyle que j'ai acheté de ma vie. Une décennie plus tard, c'est maintenant moi qui passe ces morceaux pendant les fêtes.

Et quelques jours après le décès de son réalisateur Jonathan Demme, survenu le 26 avril dernier, presque 33 ans après la sortie du film, le sentiment d'excitation et d'immédiateté procuré par Stop Making Sense est toujours aussi puissant.

Les concerts filmés ne s'adressent, la plupart du temps, qu'aux nerds de la musique – le souvenir policé d'une nuit plus ou moins mémorable, de la nostalgie en boîte à destination des fans et de ceux qui y étaient. Soit le genre de choses qui se transmet généralement assez mal aux amis que vous avez forcés à s'asseoir devant la télé avec vous et qui tend à se faire de plus en plus rare, à l'ère du smartphone.

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Mais Stop Making Sense n'est pas un simple concert filmé - point souligné par le costume gigantesque porté par Byrne, pièce centrale du film. (« Tout est plus grand sur scène », lance-t-il malicieusement.) C'est même tout le contraire : une présentation, une manière de découvrir un groupe dont les enregistrements peuvent, souvent intentionnellement, virer à l'abstraction.

Le succès du film est moins lié à une quelconque qualité objective, ou même avec les Talking Heads, vraiment, qu'avec le contexte précis du moment de sa diffusion dans l'évolution des documentaires musicaux et de la production des concerts pop. Dès la seconde où Byrne pose son ghetto-blaster et balance la boucle, le film romp avec la tradition imposée par ses prédécesseurs, tels The Last Waltz, le concert de The Band filmé par Martin Scorsese. Stop Making Sense est aussi le premier film à mettre en scène les concepts d'œuvre artistique globale et de « show » à proprement parler, qui sont désormais au centre de n'importe quelle tournée digne de ce nom.

Évidemment, Stop Making Sense, avec ses meubles de salon et ses chorégraphies débiles, n'a pas révolutionné la scénographie ou l'entertainment ; vous n'y verrez rien qui ressemble de près ou de loin à des effets pyrotechniques, mais ce qu'il apportait de totalement nouveau, c'était une narration et du spectacle (c'est aussi, accessoirement, le premier concert à avoir été filmé en audio digital) : en gros, il a introduit le théâtre dans la pop.

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« Ce show, c'était comme regarder un film qui attendait d'être tourné », dira Byrne dans une interview avec Demme, des années plus tard. C'est vrai. Au vu des progrès et avancées technologiques qui ont eu lieu depuis, il s'impose comme une sorte de méta-étude de ce que la mise en place d'un tel spectacle signifiait, ajoutant toujours plus d'éléments, déstructurés, déconstruits, à chaque nouvelle chanson.

Demme était, avant toutes choses, un fan des Talking Heads. C'était son groupe préféré, et il ne s'en est pas caché lorsqu'il les a approchés, après un concert au Hollywood Bowl. L'admiration était réciproque ; Byrne adorait Melvin & Howard (un des premiers films de Demme, sorti en 1980), et ils ont donc décidé de conjuguer leurs efforts pour capter la série de quatre concerts sold-out au Pantages Theater de Los Angeles, qui venait couronner le succès de l'album Speaking In Tongues en 1983.

Et c'est grâce à Demme et à son point de vue de fan vorace que le film fonctionne si bien. Celui qui le regarde a le sentiment d'être réellement présent, comme une extension du spectacle, car tout est filmé depuis la foule, plutôt qu'en plans larges, comme c'est malheureusement souvent le cas dans les concerts filmés. Stop Making Sense, ce n'est pas « souvenez-vous, vous y étiez », mais « vous y êtes ». Sauf qu'ici, l'œil de la caméra est encore plus proche de la scène que le public, ce qui rend le film peut-être encore plus puissant que le concert lui-même.

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Demme n'impose pas son plaisir au spectateur : au contraire, il l'invite à participer, un peu comme un ami surexcité qui vous aurait amené au concert, et qui se pencherait en avant pour montrer du doigt la myriade de détails et de petits moments d'alchimie qui se déroulent sur scène.

« Regarde comme ils sont magnifiques », semble-t-il dire durant « Life During Wartime », lorsque la caméra zoome sur les choristes Lynn Marby et Ednah Holt, dansant ensemble. Ou, « Regardez Franz, il crie et défonce sa batterie comme un gamin de huit ans ! », lorsque sa caméra contourne la silhouette d'un membre du groupe sur « Slippery People ». Il y en a des millions d'autres – les petites expressions mutines de Tina, ou la fanfaronnade du « groupe-dans-le-groupe » de Tom Tom Club, genre « y'a pas que les mecs qui savent faire ça ». Le concert continue comme ça tout du long, mettant l'accent sur une brochette de nouveaux musiciens (RIP Bernie Worrell) et d'éléments additionnels à chaque morceau, avant de dé-zoomer pour montrer ce que chacun d'entre eux apporte au spectacle global. Personne ne s'est plus amusé pendant un concert que les Talking Heads et leur backing band de luxe ces soirs-là.

De la même manière qu'avec le travail d'orfèvre effectué sur Le Silence Des Agneaux et Philadelphia, la magie du réalisateur réside en ce qu'il est tout aussi discret qu'obstiné. Il est rare que son travail donne l'impression ou fasse remarquer qu'on est entrain de regarder un film, et pourtant, sa touche artistique fait partie intégrante de l'effet produit. Ce ne sont pas les effets de caméra rapides ou hyper-stylisés de Scorsese qui pourraient réussir à faire ce que fait Demme avec Stop Making Sense.

Des années plus tard, lorsqu'il s'associera à Justin Timberlake pour filmer le concert Justin Timberlake + The Tennessee Kids, ce dernier citera Stop Making Sense comme influence. Et même si ce sera, là encore, une réussite, même si Demme filmera d'autres clips et concerts mémorables – pour New Order et Neil Young, notamment – aucun n'a su égaler la puissance et l'urgence de Stop Making Sense, principalement parce que tous ont subi son influence première.

« Je me retrouve souvent à penser que filmer la musique est en quelque sorte la forme de réalisation la plus pure », a déclaré Demme dans l'interview avec Byrne citée plus haut. « Cette rencontre explosive entre le son et les images, cette collaboration intense, ces performances incroyablement cinématographiques. Et pendant les nuits passées à filmer, quelqu'un comme moi, qui n'est pas musicien, finit par se sentir intégré au groupe. »

Voilà la grande qualité de de Stop Making Sense – on a tous le sentiment d'y être, de partager le même espace que les musiciens, pendant une minute ou deux.

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