Pourquoi j’ai arrêté de haïr le monde entier
Illustration : Pierre Thyss

FYI.

This story is over 5 years old.

haine

Pourquoi j’ai arrêté de haïr le monde entier

Après plus de 20 ans à détester mes congénères humains, j’en ai eu ras-le-cul.

Je ne sais plus quand j'ai décidé que le microcosme social qui m'entourait méritait la mort. Mais je me souviens précisément d'où et de comment cela a commencé.

C'était en vacances en Bretagne, au large de Roscoff dans le Finistère. Sur l'Île de Batz. Je me baladais avec ma mère, quand une bande de mecs qui passaient par là n'a rien trouvé de mieux à faire que de se foutre de ma gueule à cause de mes oreilles décollées. On parle des oreilles décollées d'un gamin qui devait avoir 6 ou 7 ans tout au plus. C'était drôle. Et pertinent. Sur le coup, j'ai fondu en larmes. Les oreilles décollées sont une tare familiale du côté de ma mère, que je partage avec elle, mon cousin, mon oncle, mon grand-père et quelques autres.

Publicité

Les années passant, ma mère – qu'on avait obligée à se les faire recoller quand elle était gamine – m'a proposé plusieurs fois d'avoir recours à cette opération. Elle voyait que ce « handicap » on ne peut plus anodin me perturbait parfois, à la suite de l'incident. Je n'ai jamais voulu le faire. Non seulement ça me stressait de me prendre un coup de bistouri derrière les oreilles, mais je ne voyais pas trop en quoi il était gênant d'avoir les oreilles décollées. Surtout, le souvenir de ces trois gaillards alimentait un truc plus important : ma colère. Une forme de colère sourde envers mon prochain. Un truc qui m'a longtemps servi à vivre.

Tout au cours de sa vie, un être humain est amené à rencontrer bon nombre de trous du cul et de connards qui étioleront petit à petit sa foi en l'humanité. Je ne crois pas en avoir rencontré plus que de raison. Mais il est possible que cette rencontre avec la stupidité humaine sur l'Île de Batz m'y ait rendu moins tolérant qu'un autre.

Cette intolérance, qui s'est mue en colère puis en détestation des autres, m'a habité assez longtemps. Une bonne vingtaine d'années. Si elle s'active de manière moins instinctive aujourd'hui, c'est qu'elle a fini par me fatiguer. Par ailleurs, voyant chez certains de mes proches s'animer éternellement les mêmes colères, constatant par là même que la misanthropie rendait sacrément con, je crois que naturellement, j'ai fini par bâillonner les petites voix qui venaient régulièrement me harceler depuis bien trop d'années. Mais revenons au moi d'il y a vingt ans.

Publicité

Car arrivé à l'adolescence, je m'étais non seulement forgé une morale, mais mes premières appréhensions à propos de l'humain s'étaient aussi consolidées. Le sentiment nauséabond provoqué par la malveillance du génie breton s'est petit à petit répandu au petit lopin d'humanité que j'avais eu la joie de côtoyer. Ma méfiance a peu à peu laissé place à l'évidence d'un constat empirique : mon environnement ne méritait que mépris.

Mépris qu'une simple étincelle aurait pu transformer en haine active, pour peu que j'aie eu le sang un peu chaud. Mais de nature peureuse, j'ai toujours opté pour une attitude froide qui m'a poussé à haïr passivement. Je suis, de fait, souvent passé pour aigri lorsque j'osais exprimer mon dédain vis-à-vis de la plupart de mes congénères à partir de la classe de troisième. Mais à dire vrai, surtout à partir du lycée.

C'est en effet vers l'âge de 15 ans que, sorti du déterminisme parental, l'humain commence à s'épanouir comme bon lui semble – et invariablement, comme un con. Un phénomène de résilience qui pourrait s'avérer salutaire certes, s'il ne laissait pas la place à un nouveau facteur déterminant. De facettes en facettes, telle une boule disco réfléchissant à chaque fois une nouvelle raison de s'agacer, la flamme qui se consommait trouvait toujours une nouvelle raison d'être attisée. Je devenais con.

À partir de maintenant, les gens qui m'entouraient étaient soit des crétins, soit des ordures.

Publicité

En toute objectivité, je n'étais pas moins con que les gens autour de moi. Pas moins con que les blaireaux qui voulaient grandir trop vite. Pas moins con que les mythomanes qui s'inventaient des vies sexuelles pour se faire mousser. Pas moins que les connards qui se foutaient de ma gueule parce que j'étais une bite en sport. Et certainement pas moins con non plus que toutes les filles sublimes qui me méprisaient. Mais tout de même un peu moins que ces mongoliens qui se foutaient de ma gueule parce que j'avais un gros cul. Ou les oreilles décollées.

J'avais pas mal de trucs à leur reprocher, de fait. Je les trouvais animés par un désir de culte de la personnalité débile. Ou bien aveugles, conciliants et manquant totalement d'esprit critique. Parfois aussi, je tombais sur une autre catégorie : les sombres merdes de célébrités du lycée, dont le seul sens de la vie tenait aux drames qu'ils étaient capables de se créer.

Et visiblement, je n'étais pas seul. La colère adolescente n'a rien de nouveau, mais comme l'explique cet article d'un blog du Monde, elle est la plupart du temps extériorisée) et traduit un état dépressif dans lequel j'étais peut-être alors plongé. Dans tous les cas, celui-ci n'a jamais été diagnostiqué comme tel, contrairement à ce qu'on estime être pour quelque 3 % des 15-24 ans en France.

Et puis, il ne s'agissait alors que de l'ébauche du spectre de mon ressentiment.

Publicité

Convaincu à la fin de lycée que j'évoluais dans un système de cour que je pensais aboli par les révolutions, le cadre parisien n'aidant pas, je me suis enfoncé dans ce triste constat quelques années encore. Je croisais les mêmes gens. Ce que je considérais comme leurs tares lycéennes s'était mû en un autre niveau de stupidité, à force de frustration ou de névroses diverses. Je n'avais pas besoin de penser à aux injustices dans le monde, aux guerres, aux famines ou au gouvernement en place. Il suffisait que je tourne la tête pour juger quelqu'un sur l'une de ses remarques, sur un avis, une idée.

Toutes les illustrations sont de Pierre Thyss.

On était alors à la fin des années 1990. J'étais passé de Beavis & Butthead à Daria. J'avais la critique grossière, toujours, mais ma colère intériorisée avait muté en mépris. Le désir d'appartenir à un groupe avait pu m'animer pendant mes années lycée ; désormais, j'avais fini par préférer la réclusion. Entre mes 18 et mes 25 ans, j'ai cultivé quelques relations avec des gens de confiance dont je partageais la bêtise, une perception désabusée du reste de l'humanité, et un mauvais esprit teinté de bienveillance – n'ayons pas peur des mots. En gros, j'avais grandi.

Je ne sortais pas, je travaillais peu – mes quelques expériences dans le monde actif m'avaient appris que les connards ordinaires étaient définitivement inévitables –, je m'emmerdais beaucoup. Mais au moins, je tenais ma haine en laisse. Après être tombé amoureux de quelqu'un dont la colère, pathologique, était autrement plus insatiable que la mienne, j'ai fini par relativiser mes pulsions.

Publicité

J'ai réussi à entretenir ce statu quo quelques années encore, jusqu'à ce que je finisse par voir les choses en face. J'avais 30 ans, je commençais à perdre mes cheveux. J'étais adulte et épuisé par tout ce ressentiment contenu. Ma colère avait réussi à gâcher une grande partie de ce que la vie avait à m'offrir.

La haine et la colère qui m'avaient poussé à 18 ans à me filer des coups de cutter semblent s'être envolées pour laisser place à un je-m'en-foutisme revendiqué vis-à-vis des gens que je n'estime pas.

Alors, je me suis convaincu que j'avais plein de choses à tirer du « oui » qui me permettrait d'aller à la rencontre de « l'autre » – redouté jusque-là. Après tout, si j'avais grandi, les gens autour de moi aussi. Il devait bien y avoir moyen, quelque part, de trouver un arrangement pour que ça se passe bien. Et c'est comme cela que ces dix dernières années, j'ai pu constater que ma colère ne s'exprimait plus tellement. Je ne sais pas si elle s'est évanouie ou si j'ai fini par rencontrer des gens qui valaient le coup de la laisser de côté. Mais dans tous les cas, je n'ai jamais rencontré autant de gens que ces dix dernières années. Le oui l'a emporté.

J'ai remarqué que certains défauts, répandus, pouvaient encore éveiller en moi un vague mépris ; l'absence de générosité, le manque général de courtoisie et de civilité, l'étroitesse d'esprit, la toxicité inhérente à certaines personnes, qu'elle qu'en soit la cause, et les masques que se forgent les gens continuent de m'agacer, mais ça s'arrête à peu près à ça. Mais de la colère, plus vraiment – sinon au volant, comme 100 % des conducteurs à peu près courtois. Je ne l'appellerais pas comme ça. La haine et la colère qui m'avaient poussé à 18 ans à me filer des coups de cutter pour essayer de la faire sortir physiquement semblent s'être envolées pour laisser place à un je-m'en-foutisme revendiqué vis-à-vis des gens que je n'estime pas. Les batailles d'ego ne me donnent plus envie de hurler. Le manque général de passion et de curiosité ne m'afflige plus. Aujourd'hui, j'évite. J'évite soigneusement les gens incapables de dire « pardon » ou de se remettre en question.

Publicité

La vie elle-même pourrait m'offrir bien des raisons de choper la haine à nouveau, mais j'ai remarqué que la plupart du temps, elle laisse place à la tristesse. Un sentiment encore plus passif que la haine passive qui m'animait. Et je tente de manière un peu pitoyable de m'accrocher à un signe assez lumineux dans cette fosse à purin pour me redonner foi en l'humanité et me permettre de kiffer quelques semaines sans qu'un nouveau défi vienne perturber l'équilibre précaire dans lequel j'essaie de me maintenir autant que faire se peut.

Quand en janvier 2015, Antoine Leiris a publié sa lettre ouverte « Vous n'aurez pas ma haine » à la suite des événements de Charlie Hebdo, j'ai sorti sa phrase de son contexte abominable pour questionner le sentiment qui me définissait à une époque. Cette haine qui m'animait – et sommeille toujours en moi, quelque part, je le sais, parce qu'il lui arrive encore de se réveiller – était-elle nécessaire ? Positive ? Ou négative, comme, sortie de son contexte, la remarque de Leiris le laissait penser ?

Même si elle s'est largement évanouie aujourd'hui, j'ai dû mal à lui trouver des aspects purement négatifs – malgré les états misérables dans lesquelles elle a pu me plonger. Le fait est que j'ai rarement su l'exprimer correctement, et j'ai toujours refusé de l'extérioriser, provoquant un état de frustration très sclérosant. Je continue cependant de penser que bien canalisé, c'est un état d'esprit nécessaire, voire salvateur. Personne ne naît à l'aise en société, et nous nous forgeons tous les moyens de défense que nous pouvons avec l'intelligence qui nous est octroyée. Intelligent ou pas, je considère que mon moyen de défense était tout aussi légitime qu'un autre.

Mais est-ce que ce ressentiment m'a permis de m'en sortir mieux qu'un autre ? Probablement pas.

Mais dans toute la négativité que représentait ce lourd nuage noir, ce tourbillon d'insultes incessantes, de fantasmes de violence et de désir de meurtre, elle m'a aussi permis d'arriver à 40 ans en me sentant pas trop merdique et en ayant évité, autant que possible, de tomber dans certains pièges les plus pathétiques que l'existence pose sur la route de chacun d'entre nous. Ceux-là mêmes, cités çà et là un peu plus haut, qui, quelques années plus tôt, avaient fini par transformer la majorité des gens que je croisais en cible ambulante.

Récemment, un mec a décidé de refaire les murs de l'entrée de mon immeuble. Enduit, peinture, tout ça, je suis dans une copropriété plutôt sympa qui préfère l'entraide collective au syndic. Ça lui a pris deux semaines. Un jour après la fin, alors que le panneau « Peinture fraîche » était encore scotché à une porte, un mec n'a rien trouvé de plus malin – ou drôle ou pertinent - que de gratter à la clé « SURPRISE ! » sur l'un des murs fraîchement enduits, réduisant à néant la généreuse initiative.

Devant cet acte de malveillance ordinaire, je me suis demandé : « et si pendant tout ce temps, j'avais eu raison ? »

Plus d'histoires de Virgile ici.