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Sports

Le football est un art, selon Mehdi Belhaj Kacem

On peut être un philosophe affirmé et un amoureux de la Coupe du monde.

Cet article a initialement été publié sur VICE.

Il semble y avoir une certaine condescendance de la part des gens cultivés à l'égard du football. Amoureux de ce sport depuis ma tendre jeunesse bordelaise, j'ai découvert en grandissant qu'il devenait de plus en plus inavouable d'assumer socialement le plaisir que j'ai pu ressentir devant le match Bayern de Munich-Manchester United de 1999. Au fur et à mesure de mon ascension sociale, jusqu'à mon arrivée à Sciences Po, mes nouvelles connaissances semblaient plus enclines à débattre de la filmographie de Leos Carax que de boire une bière devant le traditionnel match du dimanche soir de Canal+ – chose que je me suis résolu à vivre en solitaire.

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Face à cette frustration grandissante, j'ai vu en la personne de Mehdi Belhaj Kacem une occasion unique de pouvoir parler de football avec intelligence, tout en abordant des thèmes aussi divers que le sadomasochisme ou le poker. Philosophe n'ayant jamais fait d'études supérieures, à l'origine d'une œuvre que beaucoup jugent hermétique, MBK dénote dans le milieu très cadenassé de la philosophie française. L'auteur d'Être et sexuation et de L'esprit du nihilisme, isolé du milieu universitaire depuis sa charge contre le père spirituel de la philosophie française, Alain Badiou, a accepté de répondre longuement à mes questions et en a profité pour me rassurer : oui, le sport est un Art, quoi qu'en disent les parangons de l'intellectualisme français.

Mehdi Belhaj Kacem. Photo de l'auteur.

VICE : Vous n'avez jamais fait partie du milieu de la philosophie universitaire.
Mehdi Belhaj Kacem : Oui, j'ai écrit plusieurs textes là-dessus. Ça a toujours été un échec personnel. Un échec romantique, glorieux, magnifique, tout ce que vous voulez, mais un échec quand même. Depuis deux siècles, la philosophie hors-université c'est la folie, le suicide. Maintenant ça va mieux, j'ai récemment touché une bourse.

Pourquoi vous intéressez-vous autant au football ?
Ma philosophie est assez négative. La seule dimension positive est celle du jeu. J'ai toujours aimé jouer, comme la plupart de l'humanité et des animaux. Dans mon travail philosophique, j'ai toujours valorisé la question du jeu. Elle n'est jamais prise en compte par la philosophie. Il y a des intellectuels comme Georges Bataille qui mettent en valeur le jeu, mais je pense pouvoir aller plus loin, notamment dans l'analyse de ses dimensions politiques et esthétiques.

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Vous allez l'air passionné par ce thème-là.
Le jeu est extrêmement chronophage. Depuis quelques années, je joue beaucoup au poker. Ça m'aide à arrondir mes fins de mois, mais j'y passe beaucoup de temps. J'ai arrêté les jeux vidéo, ça dévore toute la temporalité. Pendant longtemps, je regardais les J.O. en intégralité, je passais 8 heures par jour devant ma télévision. Quand il y a la Coupe du Monde de football, je regarde tous les matches.

Des supporters allemands pendant la Coupe du monde 2006. Photo via.

Vous ne vous sentez pas à part ?
Je ne fais pas ça par esprit postmoderne ou sarcastique. C'est tout à fait sérieux. J'ai déjà eu un débat avec une dame qui me disait « La vie n'est pas un jeu, même si des gens pensent le contraire ». Moi je ne pense ni l'un ni l'autre, le jeu est une question sérieuse, et ce n'est pas parce que c'est amusant que ce n'est pas sérieux. L'enthousiasme que l'on ressent quand on regarde un match, il n'y a rien de plus sérieux. Il n'y a pas forcément une dimension ludique dans l'existence, hélas ! Mais, pour simplifier, mon utopie à moi serait que l'humanité arrive à établir un jeu intégral. Ce serait le paradis sur terre.

À l'heure où Sciences Po donne des cours sur le porno, pourquoi le sport reste -t-il en dehors du champ académique ?
C'est un mystère complet. Je n'arrive pas à croire qu'Aristote n'ait rien écrit dessus dans les nombreux textes que l'on a perdu de lui. Je m'interroge constamment sur ce qui n'intéresse pas les philosophes : l'effet esthétique singulier du sport, qui est évident. Pour moi, le sport fait partie des beaux-arts. C'était déjà le cas pour les Grecs : la forme suprême de l'Art étaient les Olympiades. Je ne suis ni dans l'aristocratisme, ni dans le côté beauf du sport. Le sport est participatif, tout comme la tragédie à l'époque grecque ou le cinéma aujourd'hui. La philosophie contemporaine, quand elle étudie le sport, utilise constamment des stéréotypes gauchistes, à propos des masses fascisantes et toutes ces stupidités.

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Et qu'en est-il du football ?
Le football doit être traité comme un objet philosophique noble, c'est un spectacle. Quand on regarde le Barcelone – Real Madrid de mars dernier, c'est de l'Art, parce qu'il y a tout un travail préparatoire en amont. On ne devient pas une grande équipe en un claquement de doigts. Il existe tout un artisanat, qui a beaucoup disparu dans l'art contemporain par exemple. Lorsqu'on se rend dans une galerie d'art contemporain, on observe que tout est devenu sémantique. L'art est devenu un simple message, il n'y a plus de savoir-faire artisanal. Un philosophe a tout à fait le droit de s'intéresser au sport plutôt qu'à l'art contemporain. Dans le football, il y a un effet de catharsis évident, que la philosophie n'a jamais analysé.

Photo via.

Vous êtes donc en terre inconnue.
Exactement. Ma conception de la philosophie vient de Reiner Schürmann : « La philosophie ne doit pas étonner, elle doit clarifier un savoir que tout le monde possède ». Je suis arrivé depuis 5-6 ans à quelque chose de convaincant dans mon travail, parce qu'en le relisant je me dis « Je parle d'une chose réelle, pas extraterrestre ». Je n'essaie pas d'être excentrique.

Pourquoi le sport est-il si souvent dénoncé pour son ultralibéralisme ?
Je dirais que c'est par atavisme critique. La critique universitaire ne suffit plus, celle des Badiou, Rancière, Žižek, qui livrent de vieilles rengaines sur les impératifs de justice et d'égalité. Ce pavlovisme gauchiste voit dans le sport un domaine capturé par le capitalisme – ce qui n'est pas vrai pour tous les sports, je pense par exemple au rugby ou à la plupart des sports olympiques. Prenez Renaud Lavillenie qui bat le record du monde de la perche. Il va gagner des sous, mais beaucoup moins qu'une pop star à la con ! Il n'existe pas d'alternative sérieuse au capitalisme aujourd'hui. S'il y a eu un échec du communisme, c'est pour des raisons très profondes. Ce que je recherche dans le sport, c'est un autre modèle que celui de l'égalité forcée, prônée par le communisme.

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Quel autre modèle ?
Pour le dire brutalement, l'égalité est à mes yeux une illusion. Tant que la gauche ne l'aura pas compris, elle ne s'en sortira pas. Le sport propose une utopie possible, où la question ne serait pas d'abolir les inégalités mais de les juguler. Il y a toujours un lien entre l'Art et la Politique. La tragédie avait une fonction politique, il s'agissait de purifier les passions.

Il est pourtant courant d'entendre que le sport est violent par nature.
Bien sûr que le sport peut être violent. Mais arrêtons de comparer le sport avec la guerre en Irak. Le sport est une catharsis de la guerre. Il y a un vocabulaire guerrier dans les matches de foot. J'ai beaucoup aimé l'attitude de Mamadou Sakho durant le match retour France-Ukraine. Il avait l'air enragé, et on l'a vu sur le terrain. Une catharsis de la guerre, c'est quelque chose d'autre que la guerre. De même que la tragédie épurait les passions violentes et les atrocités qui avaient lieu dans la cité politique grecque en les représentant, le sport est unereprésentation de cette violence.

Il ne s'agit pas d'effacer la violence : il s'agit de l'employer autrement. Arrêtons les blagues, la Champions League, ce n'est pas Auschwitz. Ça c'est vraiment lebéni-oui-ouisme démocratique, le monde des Bisounours. La violence est partout chez l'être humain. L'Homme a installé un régime de violence sur Terre unique dans toute l'histoire de la création. Si l'on supprimait la violence, elle reviendrait sous une autre forme. A mes yeux c'est une des raisons de la dépression de l'Occident. Quand on prétend abolir toute violence psychologique entre les gens – c'est ce que veut le politiquement correct - il y a un nihilisme généralisé qui s'installe. Houellebecq l'a très bien mis en lumière.

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Vous pensez que la simplicité des règles du football contribue à son succès ?
Oui, je ne maîtrise pas toutes les règles du rugby par exemple. Mais ça ne m'empêche pas de me dire que la dimension cathartique y est encore plus forte que dans le football, sans doute parce que la violence est plus prégnante, le côté collectif plus important. Je vais être pédant, mais pour moi la question du jeu est d'ordre kantienne : la liberté, ce n'est pas faire de ce que l'on veut. Ça ne veut rien dire. On paye des impôts, on est obligé de travailler, etc. Selon Kant, l'homme se différence des animaux parce qu'il est susceptible de se donner des lois à lui-même. La liberté, c'est d'être soumis !

C'est aussi pour ça que je m'intéresse beaucoup au sadomasochisme. Parce que le SM, ce n'est pas le rut animal reproducteur, c'est toujours des codifications sophistiquées pour donner à la jouissance sexuelle une forme toujours différée, pervertie, sublimée. La liberté n'est pas si drôle que ça. Le jeu est le seul domaine pour moi ou l'être humain se donne des règles et y prend du plaisir. Ce constat-là a une implication politique. L'obéissance à la règle n'est pas obligatoirement une corvée. Un de mes amis dit à juste titre que le problème du capitalisme, c'est qu'il n'est pas assez ludique. Il existe une fureur d'appropriation qui est inarrêtable chez l'être humain, il faut la juguler.

Et vous pensez que le sport peut tempérer cette fureur humaine ?
Il faut sortir de l'illusion qu'il faut supprimer les inégalités, c'est une abstraction. C'est pour ça que la droite et l'extrême droite triomphent partout, ils n'ont aucun mal à assumer les inégalités. L'utopie de l'égalité abstraite ne vaut pas mieux que la non-abstraction fasciste. Au moins les fachos sont concrets : du muscle, de la race. C'est complètement délirant et dégueulasse, sans fondement rationnel, mais les beaufs s'y reconnaissent. Ceux qui votent Le Pen savent ce qu'est un arabe, un noir ou un juif. Quand la gauche parle d'égalité, on ne voit rien de tel autour de nous. Plutôt que de vouloir supprimer le capitalisme, il faut juguler cette pulsion de victoire et d'appropriation. Il y a un beau mot que nous apporte le sport, c'est émulation. Est-ce que l'être humain peut vivre sans émulation ? Ça semble difficile.

Que pensez du rapport à la virilité qu'entretient le football ?
Dans le sport, il y a toujours ces blagues machistes à la Philippe Candeloro, qui sont désolantes. Pour ce qui est de l'inégalité physique entre les hommes et les femmes dans le sport, elle est évidente, mais il ne faut pas en faire un eugénisme. On s'en fout. Serena Williams ne va pas se plaindre de ne pas jouer contre Nadal. Il faut arrêter d'y voir la preuve de la domination de l'homme. Les femmes vivent plus longtemps, elles ont une libido plus puissante que celles des hommes, elles sont simplement différentes. Il ne s'agit pas d'effacement des inégalités, mais d'assomption de l'inégalité. Les sportifs ne sont pas des nazis parce qu'ils restent entre hommes !

Le sport est aussi l'un des derniers domaines où l'on valorise les outsiders.
Bien sûr, et c'est très sain. A mes yeux, il y a une équipe qui symbolise ça, même si ce n'est pas une équipe de fond de tableau. C'est Arsenal, l'équipe des losers romantiques. La joie de voir David terrasser Goliath, c'est ce qu'on recherche dans la politique, et le sport nous donne l'occasion de le vivre. C'est un peu comme les romantiques dans l'Art, ces grands artistes qui ont été de grands perdants. Ça ne nous empêche pas de les aimer.

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