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Hip-hop, houmous et activisme politique dans la « petite Palestine » de Montréal

« Je ne bois pas d'alcool, mais un peu de marijuana ne nous fera pas de mal après le repas, parce que nous allons beaucoup manger. »

J'étais prévenu. Yassin Alsalman, surnommé Narcy, est un enseignant, rappeur, auteur, activiste et végétarien. Aujourd'hui, cet érudit montréalais m'emmène dans ses restaurants préférés pour parler de hip-hop, de politique et des repas qui réunissent tout et tout le monde, peu importe combien la situation du Moyen-Orient peut être désolante.

« Quand j'étais jeune, on m'a enseigné à être très ouvert. Mes parents m'ont dit de faire mes propres choix. Ils m'ont guidé dans leur religion et dans la mienne. Je prie et je crois en une force supérieure appelée Allah. » Même si l'islam impose un certain nombre de restrictions alimentaires à ses fidèles, le végétarisme de Narcy n'a rien à voir avec la foi. En matière de digestion, il s'en remet à une autorité plus « terrestre ».

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« Mon médecin m'a dit d'exclure la viande rouge de mon alimentation parce que j'avais des problèmes de digestion. Je suis le Larry David arabe : névrosé avec un estomac capricieux. Et puis, je préfère le végétarisme. Je ne veux pas prendre de poids ni que la viande me pourrisse l'intérieur. Mais la plupart des musulmans aiment la viande! Ils abattent des moutons pour la chance! »

Ce qui ne veut pas dire que Narcy ne mange pas un peu de viande à l'occasion. Contre sa volonté. « J'ai dit à ma mère : "Écoute, je suis dans la trentaine, je ne mange pas de viande!" Et elle me prépare des spécialités iraquiennes comme le timanjinzar, un plat à base de riz, de viande hachée et de cannelle. Je suis un peu forcé de le manger : je ne peux pas dire non à ma mère, je suis un bon garçon. »

La cuisine iraquienne, comme la prépare la mère de Narcy, est pratiquement introuvable à Montréal. Pour l'instant. Comme la « cuisine chinoise », terme générique qu'utilisait la génération précédente pour décrire tous les plats asiatiques, la « cuisine arabe » commence à refléter la richesse et les variétés régionales dans une ville devenue terre d'accueil pour des milliers de Libanais et, plus récemment, de Syriens qui ont fui la guerre.

Garage Beirut en est un exemple, parfait pour notre première escale. « Cet endroit me fait penser à Beyrouth. Le décor et la qualité de la cuisine sont les mêmes. »

Le restaurant doit son nom aux stations de taxis du Liban, où se rendent les gens pour faire la route d'une ville à l'autre. Par exemple, pour aller de Beyrouth à Tripoli, on monte dans une des voitures au Garage Tripoli. À partir de Montréal, si vous voulez faire une balade en taxi métaphorique à destination de Beyrouth, rendez-vous au Garage Beyrouth, le point de départ idéal. « Je me souviens de mes années là-bas pendant la guerre civile, explique Narcy. Quand on entendait une explosion, on appelait les amis près du lieu de l'attaque pour demander : "Êtes-vous OK? Bien. Que faites-vous ce soir?" On était tellement habitués qu'on s'en fichait. Il n'y a pas d'électricité, il y a trop de trafic, mais tout le monde sort danser. C'est comme ça depuis longtemps, alors khalas, et puis merde! »

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Pour Naji, qui a vécu au Liban pendant 15 ans de guerre civile, le conflit israélo-libanais de 2006 a été le point de rupture. « Je me suis dit : "C'est assez!" J'ai failli mourir deux fois et ce serait arrivé de nouveau. Alors j'ai décidé de partir. J'ai visité Montréal en juillet, tout était vert, les gens dansaient sur le mont Royal, c'était le paradis. Je suis revenu en janvier et je me suis demandé : "Mais comment peut-on vivre ici?" [rires] »

Naji s'est habitué aux hivers québécois et a ouvert Garage Beirut, même s'il n'avait jamais travaillé dans un restaurant de sa vie. Ici, il sert des mezze libanais traditionnels inspirés des restaurants décontractés et animés de sa ville natale. Ville qui est aussi une grande source d'inspiration pour Narcy.

« Beyrouth est très inspirante. La dernière fois que j'y suis allé, c'était au début de la guerre civile en Syrie, pour donner un concert. Quand je suis monté sur scène pour rapper en anglais avec mes bijoux et mes vêtements, un type dans la foule a crié : "Chante en arabe!" Alors j'ai demandé au DJ de changer les pièces et je lui ai répondu en arabe. Après, j'ai enregistré tout un projet en arabe, surtout à cause de ce type à Beyrouth. »

Notre deuxième escale : Al-Baghdadi Pastry, pour y prendre des kanafeh pour sa femme et ses enfants, et se réchauffer à la lueur du four de briques. En chemin, nous sommes passés près de l'Université Concordia, où Narcy enseigne maintenant l'histoire du hip-hop.

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« J'appelle la zone autour de Concordia "la petite Palestine". Beaucoup de jeunes de tout le Moyen-Orient viennent étudier à Montréal parce que c'est abordable. Quand on regarde autour de Concordia, il y a plein de restos pour étudiants comme Al-Taib, Château Kabab… et Baghdadi. Bien sûr, j'aime mon pays, et l'Iraq n'est pas vraiment bien représenté dans la restauration, alors j'étais très curieux quand il a ouvert. Maintenant, je viens ici pour le thé et les desserts. »

« La petite Palestine », comme l'appelle Narcy, est le quartier dans lequel il a passé ses années les plus formatrices en tant qu'étudiant et activiste. « J'ai commencé à étudier en science politique à Concordia en 2000. Après le 11-Septembre, le racisme est devenu plus courant, il y avait beaucoup de tension. Quand Benjamin Netanyahu est venu ici en 2003, nous avons manifesté. Les policiers nous ont repoussés au gaz lacrymogène, des vitres ont été cassées partout, il y avait des tireurs d'élite sur les toits. C'était fou. »

Cet épisode de l'histoire de Concordia a eu une grande influence sur l'évolution intellectuelle de Narcy. « Comparée à McGill, qui mise plus sur l'enseignement, Concordia est plutôt un lieu de réflexion politique et radicale. C'est ce qui a façonné ma musique et ma compréhension du monde. Mon matériel était super engagé et maintenant je donne un cours sur le hip-hop, un art qui peut entraîner des changements sociaux. »

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« "Diviser pour mieux régner" a manifestement bien fonctionné dans le monde arabe », affirme Narcy, évoquant les tensions entre sunnites et chiites exacerbées par des décennies de colonisation et d'ingérence de l'Ouest au Moyen-Orient. « Mais rompre le pain est ce qu'on peut faire de mieux. Je pense que les meilleures conversations et les bonnes décisions surviennent au cours d'un repas. Pour la plupart des gens, j'ai l'impression que la cuisine arabe est un terme générique, mais il y a d'assez grandes différences régionales. »

Les tensions culinaires locales et régionales font aussi parfois surface dans ces conversations : Alep est-elle vraiment la Mecque de la gastronomie moyen-orientale? Quelle est l'étiquette à table au sujet du pita? Et l'éternelle question : Qui a inventé le houmous? Chacune sera abordée au cours de cette journée, aucune ne sera définitivement réglée.

Arrivés chez Kaza Maza, nous avons plus urgent à faire : attaquer la légion de petits plats qui sortent de la cuisine. Fromage frit à la poêle, taboulé, houmous à profusion évidemment et kebab bil karaz, classique d'Alep composé d'agneau émincé, de noix de pin et de griottes. « Ce plat est inscrit dans mon code génétique, raconte Narcy. C'est comme glisser des pièces dans une machine à sous. »

Fadi Sakr est le propriétaire de Kaza Maza. Autrefois étudiant en théâtre et acteur, Fadi a déménagé du Liban à Montréal en 2003 et décidé d'ouvrir un restaurant, même s'il n'avait jamais travaillé en restauration. Comme pour Naji au Garage Beirut, sa passion de la cuisine a compensé son inexpérience.

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« Quand je vivais à Beyrouth, il y avait un resto-bar toujours rempli d'acteurs, d'écrivains, de musiciens et de professeurs, raconte Fadi. Je m'en suis inspiré pour mon restaurant. » Le destin a voulu que Narcy, qui exerce chacun de ces métiers, soit aujourd'hui un client régulier de son restaurant.

Mais Fadi, lui, ne croit pas que les spécialités régionales soient si différentes. « Je pense que les cuisines moyen-orientales ont plus de ressemblances que de différences. »

Narcy acquiesce. C'est une chose qu'il explore souvent dans sa musique. « Le hip-hop est un pont. Il relie mes deux mondes : l'Orient et l'Occident. » Et la cuisine, comme la musique, est un autre pont. Pas seulement entre l'Orient et l'Occident, mais d'une personne à l'autre. La cuisine, comme la musique, contourne les esprits rationnels qui s'emploient à catégoriser et à étiqueter les humains.

« C'est presque tout ce qui nous reste », estime Narcy, pensif. Qu'est-ce qui reste de l'Iraq, de la Syrie et de la Palestine? Qu'est-ce qui reste de tous ces pays? Ce qui nous reste, en réalité, c'est la culture, que nous pouvons porter avec nous. Et ça, c'en est une grande partie », conclut-il en pointant la montagne de nourriture devant nous. « On peut rejoindre n'importe qui avec la cuisine. »