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LE NUMÉRO FICTION 2012

Dear You

Jawbreaker avait promis de ne jamais sortir d'album sur une major.

Illustration : Nick Gazin
Traduit de l'anglais par Noémie Ségol

R

yan observa, de l'autre côté de la vitre, de la sauce tomate sur des spaghettis sur une assiette que recouvraient aussi trois à cinq ailes ou cuisses de poulet qui avaient l’air d’être grillées, et il se dit : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » et aussi : « Ryan pensa : “Qu’est-ce que c’est que ça ?” en regardant des ailes de poulet sur des spaghettis. » Il tourna au coin de la rue, croisa un Asiatique immense, entra dans un Old Navy, marcha sans but jusqu’au fond du magasin. Un employé avait l’air de courir à sa rencontre. Ryan ralentit un peu et fit demi-tour de manière à avancer dans la même direction que lui ; l’employé slaloma pour le contourner. Ryan s’assit sur un banc près d’une vieille hispanique et lut ses mails sur son iPhone. Cassie, sa petite amie, lui avait envoyé un de ses textes qu’il voulait relire. L’idylle de Cassie dans l’histoire s’appelait Bryant, le même nom que Ryan utilisait pour son propre personnage dans sa dernière fiction autobiographique. Il y a quelques nuits, se souvint Ryan, Cassie lui avait demandé pourquoi il utilisait ce nom dans ses histoires. Ça l’avait un peu troublé qu’elle demande ça. Il vérifia l’heure de temps en temps pendant sa lecture. Il sentit que l’histoire allait bientôt se terminer, puis se souvint qu’elle avait plusieurs épisodes complètement distincts – qu’elle couvrait une période beaucoup plus longue qu’il ne l’avait cru au départ – et il eut une sensation de plaisir anticipé en s’imaginant lire la suite. Ryan sortit du Old Navy à 13h33, se dirigea vers le Sbarro et s’adossa à un mur pour continuer à lire l’histoire de Cassie. Une dame aux cheveux blancs et à l’air dynamique lui demanda quelque chose et il répondit : « Oui, Baltimore. » Il rentra dans le Sbarro et scruta une femme à lunettes de soleil qui attendait devant une porte à la sortie des toilettes. Ryan détourna le re- gard, alla vers les couverts, choisit une fourchette, la prit et se dirigea vers la sortie. Il s’imagina en train de traverser la vitre d’un pas extrêmement décidé. Il ouvrit la porte, se tint sur le trottoir et observa une jolie femme de type méditerranéen lui demander quel bus il attendait. Alors qu’il allait répondre, la dame aux cheveux blancs coupa : « Il va à Baltimore. » Ryan entendit un agent de la BoltBus annoncer quelque chose comme « une minute trente » et « uniquement en surréservation » en guidant des gens de l’autre côté de la rue. Certaines personnes se mirent à raconter que la rue était bloquée et que tous les bus passaient à un autre endroit. Ryan traversa la rue et demanda à la nuque d’une femme si c’était bien ici le 13h45 pour Baltimore, ce à quoi une autre répondit : « Apparemment cette file d’attente est pour plusieurs départs », puis quelque chose concernant « 13h15 », et trois autres phrases qui contenaient toutes le mot « apparemment ». Ryan s’assit sur le trottoir, tout au bout de la queue, pour finir de lire l’histoire de Cassie. Il médita sur le fait que dans l’histoire, Cassie semblait conserver son intérêt pour Bryant longtemps après que Bryant ait perdu le sien, ou une grande partie du sien, pour elle, et sur la manière dont tout ceci se terminait par une description de Cassie assise dans sa voiture après une rencontre, sans doute la dernière, avec Bryant. À ce moment, elle se représentait le véhicule comme un être animé et ses vrombissements comme une expression – dirigée contre elle, pensait-elle – de colère ou de frustration. Ryan repensa à un moment de l’histoire où Cassie se réveillait au toucher de Bryant qui « retraçait » du doigt la courbe de ses hanches. Il rejoignit une autre file d’attente et demanda à un jeune homme abrité derrière de grandes lunettes de soleil si c’était le bon endroit pour le 13h45 pour Baltimore ; l’individu répondit qu’il ne savait pas et commença à parler d’autre chose. Ryan sourit nerveusement et baissa les yeux vers l’écran de son iPhone, pour les relever sur le jeune homme qui racontait maintenant comment il avait « quasiment dû sprinter depuis genre 30 pâtés de maisons de là, ou plus ». Ryan s’éloigna avec le sentiment d’avoir déçu le jeune homme dans leur interaction sociale. Il eut l’idée de live-tweeter les retards de la BoltBus. Il demanda à une fille de son âge si elle savait où trouver le bus de 13h45 pour Baltimore et elle répondit : « Non. » Ryan tweeta qu’il avait posé une question à quelqu’un et que la personne avait répondu : « Non. » Quelques minutes plus tard, il vit la même fille avancer dans sa direction et lui dire : « Il paraît que c’est celui juste là, derrière toi. » Elle continua sa progression en direction du bus tandis que Ryan murmurait : « C’est vrai ? » Il fit demi-tour et suivit la fille qui, sur son chemin, répétait à d’autres groupes ce qu’elle lui avait dit. Elle vit Ryan et expliqua : « Ils m’ont dit que c’est celui-ci », et Ryan répéta : « C’est vrai ? » Elle ajouta : « On m’a dit d’attendre au 831, mais où est passé tout le monde ? » Il répondit : « De l’autre côté de la rue », et la fille s’éloigna. Ryan s’assit sur le trottoir et tweeta que les gens avaient tous l’air plus heureux avec ces retards, que cela suscitait peut-être une sorte de camaraderie. Il entendit quelqu’un déclarer : « Il y a une aveugle », juste au moment où quelque chose lui cogna le front – une canne avec au bout une vieille femme, apparemment aveugle. « Désolé », fit Ryan. « Excusez-moi », dit la femme aveugle en souriant. Ryan posta un tweet là-dessus et commença à transpirer un peu, cela faisait un moment qu’il était en plein soleil. Une sensation de bien-être montait en lui, d’un genre qu’il n’avait pas connu depuis des mois, sauf quand il prenait des drogues. Des gens traversèrent la rue pour se rassembler de son côté. Ils formèrent une petite file d’attente devant le bus – le 831. Ryan s’inséra dans la queue et fut comme transporté par le visage d’une femme à l’entrée du bus, sans doute une passagère en « surréservation ». Il tendit son ticket à l’agent de la BoltBus et monta dans le véhicule. Un Asiatique qui avait les gestes et l’apparence de Jackie Chan avançait lentement de l’arrière vers l’avant du bus en posant sur chaque passager un regard dégoûté, perplexe, et pourtant finalement en quelque sorte amical. Ryan s’assit et envoya un mail à Cassie pour lui dire qu’il était dans le bus et qu’il allait voir si Internet fonctionnait. Il écrivit depuis son téléphone qu’Internet ne marchait pas, qu’il avait lu son histoire en attendant le bus et qu’il avait « ressenti du plaisir en constatant la somme d’attentions dont il faisait continuellement l’objet de sa part », qu’il allait essayer d’écrire un peu maintenant et qu’il la préviendrait par mail si le bus prenait plus de retard. Il lança Microsoft Word et se demanda par où commencer. Il envisagea d’ouvrir sur ses insomnies de la nuit précédente et de ce matin. Il pourrait décrire la quiétude de ce moment et enchaîner avec la sensation d’inconfort physique qu’il avait ressentie en allant vers le bus, qui s’était transformée pour on ne sait quelle raison – peut-être simplement parce qu’il était resté 20 ou 30 minutes assis sur le trottoir en plein soleil – en une sensation de bien-être qu’il n’avait pas connue depuis des mois. Ou alors, il pourrait commencer avec sa décision, ce matin, de dormir deux heures supplémentaires plutôt que de faire une lessive. Ou par le moment où il avait fixé une assiette de spaghettis de l’autre côté de la vitrine du Sbarro ; il continuerait en racontant comment il était allé au Old Navy pour lire l’histoire de Cassie. Il pourrait en inclure une description extrêmement détaillée – plus longue et plus détaillée que l’histoire elle-même, que son histoire à elle. Il se mit à taper une explication de sa présence devant le Sbarro. Il se dit qu’il n’avait pas besoin de justifier cela et supprima ce qu’il avait rédigé pour décrire plutôt tous les objets – quatre ou cinq assiettes, autant de tasses, des tas de serviettes sales, des sachets neufs de sel et de poivre – disposés sur cette table qu’il avait fixée pendant ce qui lui avait semblé être au moins 30 secondes. Il alla aux toilettes à l’arrière du bus. Il s’imagina retracer du doigt la courbe des hanches de Cassie endormie et s’arrêter au bout de 30 ou 40 minutes, alors qu’elle dormirait encore. Il s’imagina retracer cette courbe pendant quelques minutes, puis suivre leur ligne de plus en plus fort jusqu’à ce qu’elle se réveille, pour revenir immédiatement à un dessin très doux, presqu’imperceptible. Il retourna s’asseoir.

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À15h54, près d'une heure plus tard, après avoir écrit 710 mots (principalement sur la musique qui passait dans ses écouteurs depuis iTunes : Everclear, Jets to Brazil, Jawbreaker), et y compris —

Bryant se souvint d’avoir écouté Everclear lors d’un trajet en bus à l’école primaire, Peter assis à côté de lui, ils étaient en excursion et regardaient les vaches par la fenêtre. Il re- pensa à cet album de Jawbreaker produit par une major, en particulier à ses chansons plus longues comme « Jet Black » et « Accident Prone » ou « Basilica », et à quel point on sentait que le groupe les avait travaillées. Il se souvint du jour où il avait réalisé que Jawbreaker avait voulu composer un morceau « générationnel » avec la première chanson de l’album, « Save Your Generation », qui commence comme ça :

     I have a present: It is the present.
     You have to learn to find it within you.
     If you can learn to love it,
     You just might like it.

Elle parlait aussi de sauver leur génération « en faisant la grasse matinée ». Bryant essaya sans succès de se souvenir de la deuxième chanson de l’album. Il pensa à celle qui durait environ deux minutes, dans ses paroles elle comparait la vie à une huître. Il se souvint avoir mangé un truc qu’on appelle des « moules vertes » avec ses parents dans un restaurant japonais en Floride. Il ne parvenait pas à se rappeler du nom du restaurant. Après avoir essayé « Sushi House », « Sushi Home » ou « Sushi Zone », il se sentit encore moins capable de le retrouver que lorsqu’il avait essayé pour la première fois de se remémorer Cassie en train de dormir, dix ou vingt secondes plus tôt.

– il relut tout ce qu’il avait écrit et inséra : « Il alla aux toilettes à l’arrière du bus. Il s’imagina retracer du doigt la courbe des hanches de Cassie endormie et s’arrêter au bout de 30 ou 40 minutes, alors qu’elle dormirait encore. » Il supprima une bonne moitié du reste, y compris la description des rayons de soleil qui se reflétaient sur le trottoir et celle de l’épaule nue de la jolie femme de type méditerranéen.

Il est 16h24 au moment où il finit de taper cette phrase et il ressent une certaine déconnexion, qu'il voudrait exprimer ou décrire, entre l'expérience et sa transcription en mots. C’est peut-être cela qu’il tente de transcender ou de mieux saisir à travers son espèce de narration continue, en direct, de son expérience de la BoltBus. Il se dit qu’il va réduire Word pour aller sur Internet, qui fonctionne maintenant – il y a jeté un coup d’œil avant de relire ce qu’il avait écrit – et il envisage toutes les pensées qu’il aura entre sa réduction de la fenêtre Word et sa réouverture après être allé sur Internet, toutes ces pensées qu’il aurait voulu noter mais qu’il aura sans doute oubliées. C’est peut-être cela qu’il tente de transcender ou de mieux saisir à travers son espèce de narration continue, en direct, de son expérience de la BoltBus. Il se dit qu’il va réduire Word pour aller sur Internet, qui fonctionne maintenant – il y a jeté un coup d’œil avant de relire ce qu’il avait écrit – et il envisage toutes les pensées qu’il aura entre sa réduction de la fenêtre Word et sa réouverture après être allé sur Internet, toutes ces pensées qu’il aurait voulu noter mais qu’il aura sans doute oubliées.