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reportage

Dans la vie de quatre jeunes adultes du nord de la France

Les destins croisés d'une bande de potes près de Lille, à l'heure de la fin du plein-emploi.

Les quatre amis, à l'adolescence. Photo publiée avec l'aimable autorisation de nos interlocuteurs.

Née entre le début des années 1980 et le milieu des années 90, la génération Y est parvenue à l'âge adulte en même temps qu'Internet avant d'être abandonnée sur le bas-côté avec la crise de 2008. Quinze ans avant, le premier McDonald's français ouvrait ses portes à Strasbourg, le sida ravageait la planète, le chômage commençait à se compter en millions dans le pays, tandis que les émanations de la catastrophe radioactive de Tchernobyl ne passaient heureusement pas les frontières françaises – bien qu'elle entraîne des milliers de maladies de la thyroïde sur le territoire.

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Petit-enfant des Trente Glorieuses, la génération Y est aujourd'hui qualifiée de « génération test », ou de « génération sacrifiée ». Et les jeunes Français les plus sacrifiés sont sans doute ceux ayant grandi dans les anciens bassins miniers du nord et du nord-est. Là, les usines dans lesquelles travaillaient leurs parents ont fermé une à une depuis les années 2000, laissant la place à un chômage structurel autour des 15 %, donc à une précarité de masse, et à un vote Front National largement commenté.

À partir de ces tristes indicateurs, j'ai enquêté sur les destins croisés de quatre jeunes adultes de la région. Tous mes interlocuteurs viennent du même département – le Nord –, sont issus de la même tranche d'âge – la génération Y, donc –, et sont proches depuis l'âge du berceau – ils sont issus de la même famille de petite classe moyenne, ou sont amis d'enfance. Enfin, tous sont arrivés sur le marché du travail en pleine crise économique. Ils s'appellent M, G, E et K*. Ceci est leur histoire.

M est une voisine d'enfance de G, et son ex. Ils sont tous deux nés en 1985. G est toujours très ami avec E, qui est la petite sœur de M. Il a 28 ans. Et enfin K, 31 ans, est un ami de toujours des trois comparses. Depuis 1996, tous les quatre sont inséparables.

M et K enfants, en juillet 1986.

L'histoire de M, jeune femme de 31 ans

M a 31 ans. Elle a une fille à l'école primaire qu'elle a élevée seule. Au moment de passer le bac, elle avait rencontré le papa. Coup de foudre, malgré les 16 ans d'écart. Sans perspective professionnelle en dépit de nombreux rendez-vous avec la conseillère d'orientation, elle a choisi de devenir mère de famille, contre l'avis de la sienne. Elle part de la maison et s'installe avec son conjoint du moment. « Attendre un enfant ça donne un but, ça remplit les journées et ça te fait exister » me confie-t-elle aujourd'hui. La naissance, les premiers mois, puis M quitte le papa. Seulement elle n'a pas le bac, ni le permis de conduire, ni un emploi. Nous sommes en 2009. Heureusement, elle a une famille sur laquelle elle peut compter. Elle s'inscrit à l'auto-école, et cherche à reprendre ses études.

M est issu d'une famille de classe moyenne du Nord. Leur situation n'est pas catastrophique mais ce n'est pas Byzance. D'autant qu'elle a deux sœurs et un frère. Néanmoins, il s'agit d'une famille solidaire. M passe un diplôme équivalent du bac. Ça s'appelle le DAEU (Diplôme d'accès aux études universitaires), et elle l'obtient en même temps le permis de conduire.

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Après huit ans d'attentisme et de je-m'en-foutisme complet, M a tout rattrapé en une seule année. À 23 ans, son parrain lui lègue généreusement une vieille Renault Clio. Maintenant que la logistique est assurée, il est temps de chercher un emploi. De son propre aveu, c'est pour son enfant : « Je veux offrir des choses à ma fille. »

Bien sûr, tout n'est pas idyllique. Le papa de la petite n'est pas enclin à favoriser le développement personnel de M. Elle doit donc passer par plusieurs phases de colère, avec diverses des menaces d'autosuppression de la part du père, des coups bas, du chantage, etc. M a tenu bon.

En 2010, elle fait quelques heures de travail de secrétariat via un cursus d'enseignement à distance. Après quelques remplacements çà et là, avec l'envie d'évoluer, « je sentais en moi cette force qui me poussait à rattraper le temps perdu » comme elle le dit, et suivant les conseils de sa famille, elle s'inscrit à la fac en 2011.

Aujourd'hui, M est en première année de master. D'après ses dires, elle aurait trouvé l'homme de sa vie, tandis que sa fille a commencé la gym. Ce ne fut pas un long fleuve tranquille pour elle non plus. Elle a beaucoup somatisé les invectives parentales, mais à l'instar de sa mère « elle va mieux », me dit M.

––––Photo de Meg Hourian, via Flickr CC.

L'Histoire de G, jeune homme de 31 ans

G est lui aussi de 1985. Il était camarade de classe de K en classe de 6 e. Il est ami d'enfance de M et de E, puisque voisins de la première heure. G et K deviennent amis dès leur rentrée au collège. Ainsi, K présente G aux filles. Les plus âgés ont 11 ans, E en a 8.

G est le premier enfant, non désiré, d'un couple de la classe moyenne supérieure de la banlieue lilloise. En 1985, dans ce milieu social, lorsqu'on avait un enfant hors mariage il fallait très vite se marier. Bien sûr, l'idée de l'avortement ne pouvait même pas s'envisager. La faute, sans doute, aux vieilles traditions du Nord – au milieu des années 1990, on était encore traînés à l'église le dimanche matin.

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G s'apprête donc à vivre une enfance à la hauteur de la considération que ses parents ont eue à l'égard de sa venue au monde. Pas vraiment haute, disons. Encore aujourd'hui son paternel considère que « les gosses, avant 10 ans, 12 ans ça ne sert à rien de les emmener à droite à gauche, ils s'en foutent », me dit G, selon des propos tenus par son père en 2015. G a donc vu ses parents partir en vacances sans lui, très tôt, en coupant le chauffage et en ne lui laissant qu'un sac de pommes de terre pour seule nourriture.

« Il y avait du Coca ou des trucs dans le congélateur, mais on n'avait pas le droit d'y toucher – c'était pour ses parents », se souvient E. Cela explique peut-être pourquoi la relation fut vite fusionnelle entre G et ses nouveaux amis. Pour son salut, il passera quasiment l'intégralité de son temps avec K, M et E, comme pour s'extirper de sa propre famille qui refuse de l'intégrer.

En 2000, ses parents conçoivent une petite sœur – désirée, elle. On ne reviendra pas ici sur les conséquences d'un nouveau venu pour un enfant lorsque celui-ci traverse l'adolescence. Mais disons que son besoin d'évasion est d'autant plus prégnant. Puis, comme si tout n'allait pas assez mal pour lui, peu après la naissance de la cadette, ses parents se séparent.

En 2004, il obtient le bac. Suite à cela, il suit un BTS en informatique. Il ira jusqu'au bout de ses deux ans d'études. Nous sommes en 2007. Il se rapproche d'une voisine. Un an plus tard, celle-ci tombe enceinte. G a 23 ans, il vient de terminer son BTS, cherche à stabiliser un avenir professionnel incertain – comme pour tous ceux de la génération Y – et devient père. « C'était un accident », me confie aujourd'hui G.

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Comme en témoignent les travaux réalisés par la psychologue française Anne Ancelin Schützenberger, le mimétisme par transmission des problèmes et modes de vie entre les générations laisse en toute personne certaines blessures – conscientes ou non – qui conditionnent son propre développement et orientent ses choix. Ainsi, pour G, l'histoire se répète : sa fille naît également d'un accident. Et comme son père, il se séparera de la mère quatre ans plus tard.

Aujourd'hui, G a un emploi de nuit, voit sa fille pendant les vacances, et peine à se construire une vraie vie de famille. Ce qui n'est pas étonnant. Il est aussi sorti avec M pendant un temps.

Mais de fait, quelles sont les vraies perspectives d'un trentenaire qui travaille sur des horaires décalés, a une enfant de 8 ans avec laquelle il ne vit pas, de même que de nombreux démons contre lesquels il continue de lutter ? G paie aussi une pension alimentaire. Il ne peut donc se permettre que de louer un petit appartement.

Aujourd'hui, lorsqu'il organise son anniversaire avec quelques amis, c'est vers son père qu'il est contraint, malgré tout, de se tourner. Une raison à cela : il n'a pas la capacité d'accueillir tout le monde dans son studio.

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L'histoire de K, jeune homme de 31 ans

K a toujours été pragmatique. C'est pourquoi il a toujours été le ciment du groupe. Fils de parents divorcés, il a une petite sœur de trois ans sa cadette. Son père, qui travaillait dans le paramédical, est parti avec la voisine alors que K était encore petit. C'est donc sa mère qui a joué le rôle du père. Elle avait le look. Elle fumait, portait des jeans et travaillait à l'usine, à la chaîne. Jusqu'à ce que son usine ferme, comme la plupart des fabriques de la région, générant le désastre social « typique du Nord » que l'on connaît.

Titulaire d'un bac S mention bien (le Graal qui, en théorie, conduit vers n'importe quel cursus universitaire), K comprend très vite que l'époque dans laquelle il débute dans la vie n'est pas la plus propice au développement. De toute manière il n'avait, enfant, qu'un seul rêve : celui de dessiner. Mais sa mère n'a jamais trouvé cette requête pertinente – la génération Y est aussi celle qui a sacralisé la filière générale au détriment des filières formant à des métiers.

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Plein de rage, K s'engage dans l'armée juste à la sortie du lycée. Ce projet a payé.

Car K est aujourd'hui le seul de la bande des quatre à posséder deux appartements, qu'il loue, et le seul à être à seulement six années de la retraite – laquelle lui donnera une rente pleine, de même qu'un emploi dans la fonction publique d'État. Aujourd'hui, il a 31 ans, est marié, et commence à planifier la venue d'un premier enfant.

Il est en passe de « réussir sa vie ».

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L'histoire de E, jeune femme de 28 ans

E est la petite dernière. Tandis que je préparais cet article, on m'a montré une photo d'elle où on la voit, âgée de quelques heures, sur les genoux de K à la maternité. Parce que leurs parents respectifs étaient voisins, et amis.

E est une enfant brillante. À 3 ans, elle annonce à ses parents qu'elle sera médecin. Première à la natation dès l'âge de 5 ans, elle commence en parallèle la danse classique, où elle s'épanouit. Elle entre au conservatoire à 7 ans et en ressort à 15 bardée d'une médaille d'honneur. À 20 ans, elle passe et réussit le concours de première année de médecine à la faculté de Lille. E est aujourd'hui interne, travaille 80 heures par semaine pour quelque 1 500 euros mensuel. Bientôt, elle sera médecin.

E ne s'imaginait pas vivre ça. Elle n'aurait jamais imaginé en être là à l'aube de ses trente ans. Sans doute parce qu'elle vient des classes populaires du Nord et fait partie des rares 5 % de candidats à réussir chaque année leurs concours d'entrée en médecine sans avoir eux-mêmes des parents médecins.

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Néanmoins, la société n'a jamais cessé de lui rappeler d'où elle et son conjoint sont issus. Ce dernier est cadre dans la fonction publique, mais vient du même milieu social qu'elle. Ils se sont rencontrés à la fac, et sortent ensemble depuis cinq ans. Alors que tous deux ont un job sûr, gagnent environ 3 000 euros par mois à deux, toutes les banques ont refusé leur proposition de prêt de 200 000 euros sur 30 ans afin d'acheter un logement. Aussi, pour mener à bien leurs études, tous deux se sont endettés d'un prêt « étudiant avec caution de l'État » proposé à des taux très bas, mais 5 ans plus tard, au moment de démarrer dans la vie, ils sont toujours en train de le rembourser – là où leurs camarades de promo plus aisés n'ont rien à devoir.

Âgée de 28 ans, E attend aujourd'hui de terminer son internat pour envisager de fonder une famille.

Chacun pourra voir, à travers les destins de ces jeunes adultes de la classe moyenne du Nord, une métaphore de la situation socio-économique en France en ce début de XXIe siècle. Mais comparés à d'autres, ils font figure de rescapés. Car aucun n'a vraiment connu le chômage. Chacun a eu la chance de faire des études. Ils ont tous les quatre, à leur manière, fait les choses nécessaires pour parvenir à leurs fins, dans le respect des règles imposées. Un exemple parlant de déterminisme social.

Toutefois, de la bande des quatre, K est sans doute la seule qui accédera à une classe sociale supérieure à celle de ses parents.

*À la demande de nos interlocuteurs, tous les prénoms ont été modifiés.