FYI.

This story is over 5 years old.

LE NUMÉRO DU SPECTRE ET DE LA COURONNE

Une salade de fruits avec Laurie Anderson

Discussion autour de l'amour, de la mort et de la surveillance post-11-septembre avec la pionnière de l'avant-garde new-yorkaise.

Photo : Elizabeth Renstrom

Cet article est extrait du numéro du Sceptre et de la Couronne

Un mardi d'octobre, Laurie Anderson se tenait sur le pas de la porte de son studio de SoHo, vêtue d'un pantalon à carreaux et d'un t-shirt blanc taille XL. New-yorkaise de longue date, Laurie Anderson dégage une gentillesse qui outrepasse sa coolitude naturelle. Il n'était pas encore midi qu'elle avait eu le temps d'accueillir chez elle une réception de mariage pour de vieux amis qui venaient de s'unir plus tôt ce matin-là. Sur la table, seule une salade de fruits semblait subsister de l'événement. « Faites comme chez vous, m'a-t-elle encouragée. Les bols sont sur le bar. »

Publicité

Lorsque nous avons fini nos parts, Anderson s'est tournée vers le chien blotti à mes côtés. « Willy », a-t-elle appelé, un large sourire éclairant son visage, « tu veux un peu de jus de fruits ? » Le border terrier a aboyé en signe d'approbation. « Se retenir est ce qu'il sait faire de mieux », a-t-elle fait remarquer, en posant le bol à ses pieds. Willy a, en effet, attendu patiemment jusqu'à ce qu'Anderson lui donne la permission de laper les restes de la salade de fruits. « Bon chien ! » l'a-t-elle félicité.

La sympathie dégagée par Anderson m'a surprise. Peut-être ne l'avais-je pas imaginée ainsi à cause de son travail, très analytique. Je m'attendais à quelqu'un de plus froid. Mais à bien y réfléchir, ses créations traitent toujours d'aliénation sans être jamais aliénantes ; toutes sont accessibles. Son nouveau film, Heart of a Dog, qui explore la mort, l'amour et les conséquences de la surveillance de masse au lendemain du 11-septembre, ne fait pas exception.

« Il s'agit de raconter des histoires », explique cette adepte du performance art de 68 ans. « Quelqu'un vous pose une question sur votre enfance, et vous répondez par une histoire. En réalité, votre propre histoire est toujours plus compliquée que ça, mais personne n'a envie de la connaître. Par exemple, lorsque les gens vous demandent "Comment ça va ?", ils ne cherchent jamais vraiment à savoir comment vous allez. » Elle éclate de rire. « C'est pourquoi vous répondez : "Ça va." »

Publicité

Dans le film, Anderson raconte de nombreuses histoires sur elle et Lolabelle, son défunt terrier. En peu de temps, Anderson a perdu son chien, sa mère, et son compagnon, Lou Reed. Dans le film, elle a choisi de se concentrer sur Lolabelle, se servant de lui afin « de mettre en lumière cette part d'humain qui n'est pas du ressort du langage ». Dans Heart of a Dog, elle demande parfois au spectateur de voir le monde à travers les yeux d'un chien. Elle se sert également de cette citation de David Foster Wallace, « Toutes les histoires d'amour sont des histoires de fantômes. » Lou Reed est le fantôme du film. Sa présence hante l'histoire et ne se révèle qu'à la fin, lorsqu'on entend les notes de son morceau « Turning Time Around ». « C'est une chanson qui parle du fait de vivre le moment présent », ajoute-t-elle.

L'histoire la plus mémorable du film, c'est certainement ce récit de voyage qu'elle et Lolabelle ont entrepris au lendemain du 11-septembre, lorsque tout était « assourdissant et bordélique » à New York. Lors d'une de leurs promenades matinales au bord de l'océan, plusieurs faucons sont descendus en piqué et ont encerclé le chien. Anderson se souvient avoir alors observé une toute nouvelle expression sur la face du canidé. « Elle a d'abord réalisé qu'elle était une proie », raconte Anderson dans le film. « Puis lui est venue une autre pensée. Elle a compris que la menace pouvait venir des airs… Il s'agissait du même regard que celui de mes voisins les jours qui ont suivi le 11-septembre. »

Publicité

Anderson aborde également la relation conflictuelle entre les États-Unis et le Moyen-Orient dans sa dernière performance, Habeas Corpus, réalisée en collaboration avec Mohammed el Gharani, incarcéré à Guantanamo à l'âge de 14 ans. Libéré en 2009, Gharani est aujourd'hui interdit de séjour aux États-Unis. Pour travailler avec lui sur ce sujet, Anderson a conçu une installation à mi-chemin entre la sculpture 3D et la vidéo, permettant ainsi à Gharani de partager son histoire à distance. Pour ce faire, Gharani s'est assis dans un studio d'Afrique de l'Ouest sept heures par jour pendant trois jours, tandis que son image, plus grande que nature, était projetée dans le Park Avenue Armory, à New York. Chaque soir, Anderson se tenait à côté de l'hologramme de Gharani. Elle le présentait à l'audience et ponctuait ses récits glaçants sur Guantanamo par des morceaux de violon et des récitations de poèmes.

Dans cette performance, Anderson revient sur la notion équivoque de liberté. Elle fait aussi bien référence à la liberté durement gagnée de Gharani qu'à celle qui a permis de l'enfermer plusieurs longues années sans que la moindre charge ait jamais été prononcée contre lui. « Quelqu'un dans l'administration Bush a dit que, pour ces détenus, nous devions "trouver une autre galaxie – un espace où aucun droit ne serait applicable". Cette phrase m'est restée en tête. »

Heart of a Dog fait la part belle aux thèmes favoris d'Anderson, bien que ce ne soit que la deuxième fois qu'elle s'aventure sur le terrain cinématographique. De fait, cet essai vidéo narré est très différent de son concert filmé Home of the Brave, réalisé en 1986.

Publicité

« Ce que j'aime dans la performance, c'est de savoir que demain le spectacle sera un peu différent, un peu mieux, dit-elle. J'ai beaucoup de mal à faire un truc, et à me dire "c'est fini". J'aimerais qu'il existe un musée où l'on puisse accrocher ses toiles et chaque soir revenir et les travailler encore un peu : le musée des œuvres jamais terminées. »

Puis elle ajoute, au sujet de Guantanamo : « Les prisonniers de guerre sont appelés des "non-personnes". Dès lors, vous pouvez faire d'eux tout et n'importe quoi selon les termes de la Convention de Genève. En prison, quand on s'est mis à recenser de plus en plus de suicides, on a commencé à appeler ça des "tentatives de manipulation par automutilation". C'est soudain devenu le nom donné à toute personne qui s'était donné la mort volontairement. C'est pourquoi le film parle du langage : il montre à quel point il est possible de se méprendre en pensant que l'on connaît son propre passé, son histoire. »

Les histoires contées par Anderson, elles, ont une valeur autre. Dans le film, elle y inclut des anecdotes sur sa façon de faire face à la mort et au deuil. Le Livre tibétain de la mort, explique-t-elle, déconseille de pleurer pendant le deuil, parce que cela rend les morts confus. Son maître bouddhiste lui a appris que la mort était un processus, que les hommes s'en approchent ou s'en éloignent, et qu'on n'a pas le droit de leur enlever ça. Dans ces moments, Anderson se borne à ne jamais faire la morale. Au contraire, elle raconte ses manières à elle d'endiguer la souffrance.

La réalisation du film fut pour Anderson un moyen d'accepter la mort qui frappait tout autour d'elle. « Il existe cette pratique qui consiste à être triste sans pour autant ressentir la tristesse. L'un des principes est de ne pas se dire "Oh mon Dieu, c'est trop triste", mais de l'accepter et d'en faire quelque chose », conclut-elle, affichant une sérénité sans faille. « Et l'une des choses que j'ai faites, c'est ce film. »

Suivez Whitney on Twitter.

Heart of a Dog est maintenant joué au théatre.