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LE NUMÉRO ANTI-MUSIQUE

Dieu réprouve la musique

La musique recouvre tellement d’aspects de la culture contemporaine que les gens s’arrêtent rarement pour remettre en question sa validité. Mais peut-on considérer la musique comme une forme d’art légitime ?

  La musique recouvre tellement d’aspects de la culture contemporaine que les gens s’arrêtent rarement pour remettre en question sa validité. Mais peut-on considérer la musique comme une forme d’art légitime ? Peut-on avoir une discussion sur la musique sans utiliser le moindre adjectif ? (Une belle idée de jeu de société, ainsi que Roland Barthes le suggérait.) La différence entre être et devenir est immuable – « être » impliquant un état qui est simplement un état de permanence fixe, tandis que « devenir » qualifie quelque chose qui évolue dans le temps. Pensée de cette façon, la musique bénéficie d’une multitude de natures ; même si les gens auraient plus tendance à la considérer comme quelque chose de général ou à essayer de la comprendre à travers ce qui semble être un système complexe de connexions interculturelles. Existe-t-il une définition établie qui nous permettrait de dire que ceci est de l’art et que cela non ? Est-il possible de discuter de la nature de la musique quand sa propre forme semble se diviser à une vitesse fulgurante ? Je suis certain que la plupart d’entre vous se sont déjà demandé : quel était l’avis des grands esprits de l’Histoire sur le sujet ? Qu’est-ce que les philosophes, les intellectuels et même les compositeurs avaient à dire sur la musique ?

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Une des plus vieilles polémiques anti-musique nous vient de Platon, qui voyait la musique comme une forme plébéienne de divertissement et indigne des gens vraiment cultivés. Comme il l’a écrit dans

Protagoras

: « Les gens médiocres et communs sont incapables, à cause de leur ignorance, de faire les frais de la conversation d’un banquet avec leur propre voix et leurs propres discours, ils font renchérir les joueuses de flûte en louant bien cher une voix étrangère, la voix des flûtes, et c’est par la voix des flûtes qu’ils conversent ensemble ; mais dans les banquets de gens distingués et cultivés, on ne voit ni joueuses de flûte, ni danseuses, ni joueuses de luth ; les convives, ayant assez de ressources en eux-mêmes pour s’entretenir ensemble sans ces bagatelles et ces amusements avec leur propre voix, parlent et écoutent tour à tour dans un ordre réglé, lors même qu’ils ont pris beaucoup de vin. »

De prime abord, la position d’Emmanuel Kant sur la musique peut sembler subtile, mais en se penchant un peu plus dessus, on constate dans sa

Critique du jugement

que son avis se rapproche beaucoup de celui de Platon, à ceci près qu’il respecte la place hiérarchique de la musique dans l’art. En réalité, la musique est très peu évoquée dans sa

Critique

, bien qu’on se soit souvent demandé où il plaçait la musique sur le spectre allant des beaux-arts à l’« art » du divertissement – en tant que bande-son pour faire des blagues ou comme une simple décoration. Ses biographes ont bien pris note de ce parti pris contre la musique, et l’un d’eux a même écrit que Kant voyait la musique comme « incapable d’exprimer la moindre idée, juste du ressenti » – en gros, il a sonné le glas d’une quelconque tentative de faire de la musique une œuvre d’art. De son côté, Hegel a été beaucoup plus prolixe sur le sujet, et largement plus positif. Il a néanmoins pris en compte le détachement qui prévaut dans la musique, par lequel le sentiment personnel et la subjectivité peuvent être faussés lors de l’écriture d’un développement. En ce sens, la musique s’éloigne de l’art et se rapproche plus du talent artistique. La musique perd donc de son essence et ne devient plus que « du talent et de la virtuosité compilés ». À ce stade, la musique cesse de nous impliquer d’une façon significative, malgré sa capacité à nous embrouiller lorsqu’on tente de la comprendre seul et de façon abstraite.

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Étonnamment, l’un des plus grands détestateurs de la musique était Sigmund Freud, qui était pourtant pote avec Gustav Mahler. Rien que ça. Il faut ici préciser que Freud souffrait de terribles migraines. On lui connaît au moins six crises – dont trois au Park Hotel de Vienne, où se jouaient des concerts. Plusieurs spécialistes se sont accordés à dire que Freud souffrait également d’épilepsie musicogénique – des crises causées par certains sons ou tons. Dans tous les cas, Freud s’est mis à détester la musique, et comme son biographe officiel Ernest Jones le rapporte : « L’aversion de Freud pour la musique était une de ses ­caractéristiques célèbres. Certains se rappellent très bien l’expression de douleur qui pouvait se lire sur son visage lorsqu’il arrivait dans un restaurant ou dans un

biergarten

où se produisait un groupe de musique, et de la rapidité qu’il employait à se boucher les oreilles. »

Bien que Michel Foucault ne se soit pas élevé contre la musique avec la véhémence de Platon, il s’est penché sur la multitude de liens entre la musique contemporaine et la culture et a fait part de ses réflexions à l’un de ses bons amis, le compositeur Pierre Boulez. La réponse de Boulez sur la ­pluralité des formes musicales est fascinante : « Est-ce en parlant des musiques (…) qu’on va résoudre le problème ? Il semble bien, au contraire, qu’on l’escamote – en phase avec les tenants de la société libérale avancée. Toutes les musiques, elles sont bonnes, toutes les musiques, elles sont gentilles. Ah ! Le pluralisme, il n’y a rien de tel comme remède à l’incompréhension. Aimez donc, chacun dans votre coin, et vous vous aimerez les uns les autres. Soyez libéraux, soyez généreux pour les goûts d’autrui, il y aura parité pour les vôtres. Tout est bien, rien n’est mal ; il n’y a pas de valeurs, mais il y a le plaisir. Ce discours, si libérateur qu’il se veuille, renforce, au contraire, les ghettos, réconforte la bonne conscience de se trouver dans un ghetto surtout si de temps en temps on va explorer en voyeur le ghetto des autres. » Il est possible qu’en ce début du XXIe siècle, ces « visites de ghettos » se soient déroulées bien plus

rapidement qu’à n’importe quel autre moment de l’histoire de la musique – d’où les ­multiples mash-up de genres et de formes musicales opposés. En ce sens, la musique devient un mécanisme captivant avec une double ­fonction, qui le plus souvent réprime l’individu dans sa relation avec la musique, avec les producteurs et les critiques – appauvrissant la musique pour un public appauvri.

Tout ça me rappelle un aphorisme de Kierkegaard, dans son livre

Diapsalmata

: « Le feu prit un jour dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On crut à un mot plaisant et l’on applaudit ; il répéta, les applaudissements redoublèrent. C’est ainsi, je pense, que le monde périra dans l’allégresse générale des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une plaisanterie. »