centre d'observation
Le centre d'observation de

Chevilly-Larue. ©Collection particulière

Crime

Un regard sur la justice des mineurs dans les années 50

À cette époque, en France, près de 6 000 garçons et 3 000 filles ont été placés, sur décision du juge pour enfants, dans des centres afin d’y être observés, en vue d'un possible placement. Un livre compile certaines archives de cette justice arbitraire.

Annie a 13 ans en 1953 lorsqu’elle tombe enceinte après avoir été violée par son beau-père, un certain Jonas. Il ne sera condamné qu’à trois ans de prison pour attentat aux mœurs, la justice ayant considéré que le viol a été « commis ou tenté sans violence, ni contrainte, ni surprise ». Si le beau-père bénéficiera d’une grâce présidentielle au bout de deux ans, Annie, qui a décidé de garder l’enfant, va vivre une véritable descente aux enfers.

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Honteuse, elle ne retourne pas à l’école et tente de s’en sortir en travaillant comme manutentionnaire. Son quotidien est un parcours du combattant, ses relations avec sa mère ne cessent de se dégrader depuis le viol. Annie est accusée de délaisser son enfant et sa mère, un peu trop portée sur la bouteille selon l’assistante sociale, de négligence. L’enfant est retiré à Annie. Très vite, elle est mise à la porte par sa mère, avant d’être arrêtée par la police pour vagabondage. Direction le centre d’observation de Chevilly-Larue, puis un internat religieux où elle est placée. À aucun moment l’administration ne prend en compte les conséquences qu’a pu avoir le viol sur la jeune fille. Pis, elles sont ignorées même, comme pour mieux stigmatiser le comportement d’Annie, jugé immoral.

Dans les années 50, près de 6 000 garçons et 3 000 filles sont placés, sur décision du juge pour enfants, dans des centres afin d’y être observés. Pour vagabondage, comme Annie. Mais aussi pour d’autres motifs sous-jacents qui dérangent l’administration de l’époque. Comme Annie. Il y a par exemple Mokhtar, auteur de plusieurs vols, victime des préjugés et stéréotypes racistes des professionnels qui l’observent entre les murs du centre d’observation de Savigny-sur-Orge. Ou encore Edith dont l’homosexualité est jugée contagieuse.

C’est à ces ados qu’on appelle « Jeunes à vérifier » que ce sont intéressés Véronique Blanchard, docteure en histoire, et Mathias Gradet, historien et professeur en sciences de l’éducation, dans leur ouvrage La Parole est aux accusés – Histoire d’une jeunesse sous surveillance, 1950-1960. Ils ont décortiqué les archives de deux centres d’observation : celui de Savigny-sur-Orge pour les garçons et celui de Chevilly-Larue pour les filles. D’un côté les écrits et les dessins des ados, de l’autre les rapports de spécialistes – médecins, policiers, éducateurs, psychologues – qui les observent et sont chargés d’établir un diagnostic. Leur objectif est de savoir si l’enfant doit être placé ou non. Ce livre est un miroir entre les envies et les rêves d’une jeunesse encore marquée par la guerre et l’intransigeance de l’administration qui la surveille et la juge sans jamais l’écouter. VICE a discuté avec Mathias Gradet, un des deux auteurs du livre, pour en savoir un petit peu plus sur cette justice des mineurs bien particulière. Et surtout tenter de la comprendre.

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©Archives départementales du Val-de-Marne

VICE : Quel est le point de départ de votre ouvrage ?
Mathias Gardet : J’ai été chargé de mettre en place le centre d’exposition « Enfants en justice » à Savigny-sur-Orge et en cherchant des documents, je suis tombé sur 25 000 dossiers entreposés dans un grenier. Au début, ça n’a pas fait tilt car je pensais qu’il s’agissait de simples dossiers administratifs. L’énorme bouleversement a été d’ouvrir ces dossiers et de découvrir toutes ces paroles de jeunes.

A l’époque, ils étaient placés dans ces centres qui se voulaient être d’observation, où des psychologues, des psychiatres, des éducateurs leurs faisaient faire une multitude de tests. Certains étaient déguisés, on faisait croire aux jeunes qu’ils étaient en classe, donc ils écrivaient des rédactions ou dessinaient. J’ai été extrêmement frappé par la liberté de ton de ces adolescents, je m’attendais à ce qu’ils ne se livrent pas dans ce contexte aussi contraignant d’enfermement. Finalement, ils le font, avec fraîcheur, spontanéité, insolence parfois. On voulait montrer ces écrits au grand public. La seconde surprise a été de trouver avec Véronique Blanchard le pendant pour les femmes dans les caves d’une institution religieuse qui venait d’être vendue à la fondation Rothschild. On a trouvé 15 000 dossiers, avec toutes ces voix de ces jeunes filles. Je ne m’en suis toujours pas remis.

« Quoiqu’ils disent, ces jeunes n’ont aucune chance de changer le regard qui est porté par ces professionnels sur eux. Cette confrontation de paroles d’experts et de jeunes et d’une violence extrême »

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Pourquoi vous êtes-vous limités à la décennie 1950-1960 ?
Les années 50 nous ont semblé très intéressantes pour interpeller notre société car ce sont des années charnières de l’après-guerre. Le contexte de la guerre a beaucoup fait bouger les choses, il y a un nouveau regard sur l’enfance. D’ailleurs on voit que la guerre est gommée et niée par les experts, alors qu’elle est totalement présente dans les récits des jeunes. C’est comme si on avait voulu l’effacer. Il y a comme une amnésie du côté des experts. C’est aussi une période intéressante car la génération du baby-boom arrive à l'adolescence, les jeunes prennent beaucoup de place dans la société. C’est une période qui nous permet, par effet de miroir, de nous interroger sur notre façon de regarder les jeunes aujourd’hui.

Ce qui frappe dans votre ouvrage, c’est la manière dont ces jeunes sont pris en charge par des spécialistes qui posent un diagnostic un peu superficiel. Saviez-vous que cela se passait ainsi ?
Non, ça a été un choc. On était dans une période, dans le discours tout du moins, de bienveillance à l’égard du jeune. Dans les principes de l’ordonnance de 1945, qui régit le placement de tous ces jeunes dont on parle, dans les discours des juges, des professionnels, notamment des éducateurs qui apparaissent à ce moment-là, on a plutôt un discours bienveillant, en disant qu’il ne s’agit pas de jeunes coupables. Ce sont avant tout des jeunes qui ont eu des problèmes dans la vie, il ne faut pas les punir mais les éduquer. Il y a une volonté éducative très forte dans le discours. Pourtant, et on le voit dans les différents écrits, on assiste à un dialogue de sourds qui m’a beaucoup étonné : on met en place tout un dispositif pour les faire parler, et on a l’impression qu’on ne les écoute pas. On applique un diagnostic, qui est en fait déjà établi à l’avance. Quoiqu’ils disent, ces jeunes n’ont aucune chance de changer le regard qui est porté par ces professionnels sur eux. Cette confrontation de paroles d’experts et de jeunes et d’une violence extrême. C’est ça qu’on a voulu montrer dans ce livre.

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©Archives départementales du Val-de-Marne

On en vient donc à se demander si l’ordonnance de 1945, qui régit la justice pénale pour mineurs, est un réel progrès…
C’est le problème entre l’intention générale, à savoir l’éducabilité avant la punition, et sa réalisation. On cherchait une logique à cette ordonnance, et ce qui nous a sidéré c’est qu’on ne trouvait pas de logique dans certains dossiers : pourquoi les juges ont-ils pris une telle décision concernant ce jeune ? On ne comprenait pas. Entre le texte de loi et celui qui est chargé de son application, le plus souvent un homme, il y a un écart. Il est prisonnier de ses préjugés. On se rend compte à quel point cette ordonnance, qui est censée mettre une rationalité dans la justice des mineurs apparaît comme totalement irrationnelle aux yeux d’un historien.

« Comme par hasard c’est toujours ces jeunes des milieux populaires qui se retrouvent le plus aux prises avec la justice. Les autres y échappent miraculeusement comme s’ils étaient invisibles aux yeux de la justice »

Il y a donc une certaine forme d’arbitraire dans tout ça ?
Je dispense des formations à de jeunes éducateurs et je leur montre ces documents et les écrits de ceux qui les ont précédés. La première réaction est l’étonnement, le rejet, puis, petit à petit, en rentrant de plus en plus dans l’histoire du dossier, ils commencent à se poser des questions sur leurs pratiques d’aujourd’hui. Ils finissent par dire qu’ils n’écrivent plus car le jeune peut avoir accès au dossier, et ça peut potentiellement se retourner contre eux. Le fait qu’on n’écrive plus aujourd’hui veut-il dire que ce type de regard, ce type d’arbitraire, a disparu ? Ils le disent très honnêtement, entre eux ils continuent de le faire. Ça pose la question de l’objectivité, on est rarement libre de ses préjugés. C’est compliqué d’avoir une liberté d’esprit suffisamment forte pour s’en démarquer. C’est aussi ce que montre ce livre, il ne cherche pas à faire le procès de certaines personnes, c’est peut-être le procès d’une société, et du regard d’une société sur ces jeunes. Ce serait trop facile de stigmatiser ces spécialistes sans se mettre à leur place, sans imaginer ce qu’on aurait fait au même moment.

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Le regard de ces spécialistes sur cette jeunesse est-il lié au contexte d’après-guerre ou à cette société conservatrice et figée qui sera dénoncée en mai 68 quelques années plus tard ? On a l’impression que celles et ceux qui voulaient remettre en cause le modèle dominant étaient placés dans des centres d’observation.
Le centre d’observation ne cherche pas à changer ces jeunes. L’intention est de se donner un temps avant de prendre une décision, pour mieux connaître le jeune, afin de prendre une décision adaptée à son intelligence, à son comportement, à ses envies. Pourtant, cette machine va faire tout l’inverse. Ce qui frappe c’est que 80% de ce qu’on appelle la délinquance juvénile sont des petits délits. Entre le mirage d’une violence omniprésente chez cette jeunesse, sa dangerosité, et la réalité des chiffres des tribunaux, on est dans un grand écart qui questionne le regard de la société des années 50 sur la délinquance.

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©Ministère de la Justice

Ce qui est étonnant, c’est que beaucoup sont arrêtés pour vagabondage.
Le vagabondage n’est plus un délit depuis 1935 et pourtant c’est toujours une motif qui est utilisé pour arrêter des mineurs. C’est un prétexte.

Vous dites que la grande majorité vient de milieux populaires.
Oui, cet aspect social est frappant. 90% des mineurs qui sont placés, 3 mois puis à long terme, sont issus des milieux populaires. Il y a très peu de mineurs issus de milieux bourgeois et défavorisés. Les familles des milieux populaires sont moins armées pour retirer un mineur du rouage judiciaire. En plus, le monde de la justice regarde ces parents des milieux populaires comme s’ils étaient défaillants. Ce sont des discours qu’on entend aujourd’hui encore, sur l’école notamment. Ces parents ne sauraient pas éduquer leurs enfants, ils n’auraient pas d’autorité sur leurs enfants. Comme par hasard c’est toujours ces jeunes des milieux populaires qui se retrouvent le plus aux prises avec la justice. Les autres y échappent miraculeusement comme s’ils étaient invisibles aux yeux de la justice.

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Les femmes, elles, doivent, rester à leur place et dans les clous.
Oui, l’aspect extrêmement genré du regard qu’on porte sur les femmes m’a aussi frappé. A l’époque, les gens ont du mal à imaginer une bande de filles violentes, comme si elles n’avaient pas le droit d’être violentes, et c’est encore le cas aujourd’hui. La société regarde la violence de ces filles avec surprise, comme si elle était contre-nature. On est dans des clichés très sexués, que nous montrons de façon très claire dans l’ouvrage.

Il y a aussi l’homosexualité, jugée comme « contagieuse ».
Dans ce cas-là, ce qui est paradoxal, c’est que l’homosexualité va sauver certains jeunes : ce regard, cette peur autour de la contagiosité de l’homosexualité va éviter à Henri et Edith d’être placés alors que tout était à charge contre eux. Tout ce qui a été rapporté sur leur milieu social et familial est à charge contre eux, mais leur homosexualité va leur éviter le placement. Il ne faut pas oublier que l’homosexualité est restée une maladie mentale jusqu’aux début des années 90. De la même façon pour Mokhtar, le racisme qu’il rencontre va le sauver. Tous les signaux pointés par les experts peuvent laisser penser qu’il va être placé, mais le fait qu’il soit regardé comme un jeune arabe, et donc pas éducable, fait qu’il est remis en liberté.

Les choses sont-elles si différentes aujourd’hui ?
Toutes les questions qu’on se pose pour les années 50 on les retrouve encore aujourd’hui très fortement. C’est vrai que du côté de la place de la femme les choses ont changé, il y a des attitudes de jeunes filles qui étaient de l’ordre de l’impossible dans les années 50. Aujourd’hui, les femmes ont plus d’autonomie et plus de place dans la société. Dans les années 50, c’est frappant à quel point une jeune fille seule, autonome, qui s’affiche dans l’espace public est systématiquement soupçonnée de dérives sexuelles, voire de prostitution, même si rien n’est avéré. Aujourd’hui, on n’est plus dans le même cas de figure. En revanche, aujourd’hui, on est plus tolérant concernant la violence d’un jeune garçon, alors qu’on va trouver la violence d’une fille insoutenable et on va la taxer d’hystérique.

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