La réponse à l’interdiction de l’opium par les talibans est un dilemme politique multidimensionnel qui comporte de nombreuses issues potentielles, la plupart d’entre elles étant relativement mauvaises. Le maintien de l’interdiction soutenue par l’Occident pourrait déclencher une guerre civile et une catastrophe humanitaire en Afghanistan, une autre calamité migratoire ainsi qu’une nouvelle vague d’overdoses qui éclipserait de loin celle d’Amérique du Nord. Mais si l’on demande la levée de l’interdiction, la plus grande industrie d’héroïne au monde se remettrait en marche et les affaires reprendraient comme si de rien n’était.
L’Occident ne sait plus où donner de la tête. Les Nations unies mettent en garde contre les conséquences « graves et profondes » d’une pénurie d’héroïne, tout en fournissant des millions de dollars pour financer des moyens de subsistance alternatifs afin de permettre aux agriculteurs afghans de se libérer de la culture des plantes qui produisent l’héroïne.
À huis clos, les gouvernements craignent qu’une pénurie d’héroïne n’incite les trafiquants internationaux à injecter du fentanyl mortel dans les réserves d’héroïne destinées à la planète entière. Il se dit tout bas que les talibans pourraient se servir de l’interdiction comme d’un coup politique, voire qu’ils seraient de connivence avec les gangs de trafiquants pour faire monter le prix de l’opium.
En 2001, les États-Unis ont lancé ce que l’on appelle la War on Terror (soit la « guerre contre le terrorisme » ou « guerre contre la terreur ») en réponse aux attentats du 11 septembre. La première grande initiative a été l’invasion de l’Afghanistan sous l’égide des États-Unis afin de traquer les auteurs de l’attaque, Oussama Ben Laden et Al-Qaïda, et renverser le gouvernement taliban alors au pouvoir et qui les cachait. L’Occident s’est également attaqué au commerce de l’opium, qu’il considérait comme une importante ressource de financement pour le terrorisme.
« Le plus grand stock de drogue au monde se trouve en Afghanistan, sous le contrôle des talibans. C’est un régime fondé sur la peur et financé par le commerce de la drogue », avait déclaré à l’époque le Premier ministre britannique Tony Blair dans un discours prononcé devant le parti travailliste. « 90% de l’héroïne que l’on trouve dans les rues britanniques provient d’Afghanistan. Les armes que les talibans achètent aujourd’hui sont payées avec la vie de jeunes Britanniques qui se procurent leur drogue dans les rues de notre pays. C’est un autre aspect de leur régime que nous devrions chercher à détruire ».
Curieusement, les talibans avaient cette même année interdit la production d’opium, la réduisant considérablement : entre 2000 et 2001, elle est passée de 3 276 tonnes métriques à 185 tonnes métriques. En 2002, juste après la chute des talibans en décembre 2001 — une chute précipitée par l’impopularité de l’interdiction — la production d’opium était revenue aux niveaux atteints en 2000.
UN HUMVEE DE L’ARMÉE AMÉRICAINE PASSE DEVANT UN CHAMP DE PAVOT EN 2006 AU HELMAND, DANS LE SUD DE L’AFGHANISTAN, APRÈS QUE DES SOLDATS DÉPLOYÉS POUR L’ÉRADICATION DU PAVOT ONT ÉTÉ BLESSÉS DANS UN ATTENTAT À LA BOMBE. PHOTO : JOHN MOORE/GETTY IMAGES
Entre 2002 et 2017, le gouvernement américain a alloué 1,46 milliard de dollars à des projets d’aide au développement visant à réduire la culture du pavot en augmentant les alternatives économiques légales. Dans les années 2010, l’armée américaine a dépensé des dizaines de millions de dollars pour faire exploser des laboratoires d’héroïne et de méthamphétamine, bien qu’il ait été révélé par la suite que de nombreux laboratoires n’étaient en fait que des huttes.
L’Occident continue néanmoins de placer ses espoirs dans des programmes à relativement petite échelle pour éloigner les Afghan·es de la culture du pavot. Un programme des Nations unies affirme avoir aidé 8 000 familles issues des provinces du Helmand et du Kandahar à abandonner le commerce de l’opium pour d’autres moyens de subsistance, tels que l’élevage de poulets.
En août 2021, la mission occidentale en Afghanistan, qui durait depuis 20 ans, s’est effondrée. C’est à ce moment-là que les talibans ont mis en déroute les armées du gouvernement afghan soutenu par l’Occident, se sont emparés de Kaboul et ont repris le pouvoir. En avril 2022, le chef suprême des talibans, Haibatullah Akhundzada, a décrété une interdiction stricte de la culture du pavot et du commerce de l’opium, en raison de ses effets néfastes et de sa contradiction avec leurs croyances islamiques.
Cette interdiction est arrivée à un mauvais moment pour les cultivateurs de pavot. Depuis le retour des talibans, l’économie afghane est au bord de l’effondrement et le pays est confronté à des niveaux de famine extrêmes. Selon le World Food Programme, plus de la moitié de la population se trouve en situation d’insécurité alimentaire aiguë. Comme l’a montré une enquête exclusive menée en Afghanistan l’année dernière par Élise Blanchard pour VICE News, les cultivateurs ont mis du temps à se conformer à l’interdiction et malgré le décret, le commerce s’est poursuivi.
Mais en juin de cette année, il est apparu que l’interdiction avait été bien plus efficace pour cette nouvelle saison, avec une réduction « sans précédent » de la production d’opium, qui aurait chuté de 80%. En bridant le commerce de l’héroïne en Afghanistan, les talibans ont réussi là où l’Occident a échoué, malgré deux décennies de programmes de lutte contre les stupéfiants. Du moins, pour l’instant.

LE MUR DES « VISAGES DU FENTANYL », QUI PRÉSENTE DES PHOTOS DE QUELQUES-UNS DES 70 000 AMÉRICAINS QUI MEURENT CHAQUE ANNÉE D’UNE OVERDOSE DE FENTANYL, AU SIÈGE DE LA DRUG ENFORCEMENT ADMINISTRATION (DEA) À ARLINGTON, EN VIRGINIE, EN 2022. PHOTO : AGNÈS BUN/AFP VIA GETTY IMAGES
Comme l’a déclaré au début de l’année Paul Griffiths, directeur scientifique de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies : « Cela peut sembler étrange à dire, mais en ce qui concerne les produits synthétiques, la grande disponibilité de l’héroïne à l’heure actuelle est sans doute un facteur de protection. »
Les opioïdes synthétiques sont apparus plus fréquemment en Europe ces dernières années, bien qu’à un niveau très faible par rapport aux États-Unis. Mais en raison de la position anti-opium des talibans, le scénario de la pénurie mondiale d’héroïne est désormais possible. La crainte, c’est que plus les plantations de pavot disparaîtront en Afghanistan, plus le passage de l’héroïne au fentanyl risquera de causer énormément de morts à l’échelle mondiale. Les gouvernements européens sont donc constamment en état d’alerte, juste au cas où les fournisseurs d’héroïne commenceraient à introduire des opioïdes synthétiques dans la chaîne des stupéfiants.
LE PERSONNEL DE SÉCURITÉ DES TALIBANS DÉTRUIT UNE PLANTATION DE PAVOT DANS LA PROVINCE DE KANDAHAR EN AVRIL 2023. PHOTO : SANAULLAH SEIAM/AFP VIA GETTY IMAGES
Il a également émis l’hypothèse que les talibans pourraient se servir de l’interdiction pour tenter de priver les dirigeants régionaux de leurs revenus et ainsi gagner en puissance, en particulier si les talibans eux-mêmes parviennent à trouver d’autres sources de revenus.
Giustozzi a déclaré que pour les talibans, l’interdiction pourrait être une situation « win-win ». « Cela pourrait les aider à faire des progrès significatifs dans l’obtention de la reconnaissance de l’Occident et d’une aide financière conséquente, tandis que l’interdiction aurait pour effet de faire grimper les prix de l’héroïne. »
UN HOMME ASSIS DERRIÈRE DES SACS D’OPIUM DEVANT UN MAGASIN DU DISTRICT DE ZHERAY, SITUÉ DANS LA PROVINCE DU KANDAHAR DANS LE SUD DE L’AFGHANISTAN, LE 24 AVRIL 2022. PHOTO : ÉLISE BLANCHARD
En raison de l’existence de ces stocks, Mansfield estime qu’il faudra au moins un ou deux ans avant que l’on ressente l’impact de l’interdiction sur l’approvisionnement d’héroïne en Europe. Il ajoute que les récentes hausses de prix de l’héroïne au Royaume-Uni ne sont pas nécessairement liées à l’interdiction, et qu’une évolution du marché vers les opioïdes synthétiques pourrait se produire indépendamment de toute pénurie réelle.
Aucun·e fonctionnaire occidental·e n’oserait le dire à haute voix, mais le commerce de l’opium en Afghanistan, source principale de l’héroïne mondiale — une drogue considérée pendant des décennies comme l’ennemi public numéro un des stupéfiants et le fléau de la société occidentale — est en quelque sorte un mal nécessaire, un ami diabolique. Même si l’interdiction sera difficile à maintenir pour les talibans et qu’il faudra peut-être la prolonger pendant plusieurs années consécutives afin de créer une pénurie, l’ampleur même du désastre que serait l’introduction d’opioïdes synthétiques dans le réseau mondial d’héroïne nous prouve déjà qu’il s’agit d’un scénario qui ne peut pas être ignoré.
C’est aux cartels mexicains que l’on doit la décision la plus insensée dans l’univers de la drogue : l’ajout de fentanyl à l’héroïne. Une décision qui, ils le savaient, allait tuer une part importante de leur marché américain. Dans certaines régions des États-Unis et du Canada, le fentanyl a aujourd’hui totalement remplacé l’héroïne. Jusqu’alors, la règle d’or en matière de trafic de drogue était la suivante : « ne pas tuer les client·es ». Mais il semblerait bien que les comptables du cartel ont vite pigé qu’ils pouvaient se faire pas mal de fric avec la vente de fentanyl, bon marché et très puissante, surtout s’ils se diversifiaient en incorporant cette drogue dans des pilules opioïdes plus acceptables sur le plan social. Et ce, même si ça revenait à tuer 70 000 des 1 million d’héroïnomanes américain·es chaque année.
En dehors de l’Amérique du Nord, l’offre mondiale d’héroïne pourrait être altérée par les gangs en de multiples points, situés tout le long des itinéraires d’approvisionnement. Des opioïdes synthétiques pourraient même être ajoutés au mélange en Afghanistan, où des laboratoires sont capables de transformer l’opium en chlorhydrate d’héroïne prêt à l’emploi. Ils pourraient également être ajoutés plus loin dans la chaîne, comme en Turquie, avant d’être acheminés vers l’Europe.
Les organisations de trafiquants pourraient aussi décider de remplacer complètement l’héroïne par des opioïdes synthétiques, ce qui pourrait se faire n’importe où. Les cuisiniers des cartels mexicains, qui ont perfectionné leurs compétences en matière de fentanyl pendant la pandémie de COVID, travaillent déjà avec des gangs basés aux Pays-Bas pour produire de la méthamphétamine dans ce pays. Il est également possible qu’ils commencent à produire une nouvelle « héroïne européenne », une drogue qui ne contiendrait pas d’héroïne à proprement parler, mais seulement de la caféine et d’autres substances de remplissage parsemées de minuscules quantités d’opioïdes synthétiques très puissants. Ce scénario pourrait se produire indépendamment d’une pénurie d’héroïne, mais une hausse des prix de l’héroïne et des prix abusifs dus à l’interdiction de la culture d’opium pourraient inciter les cartels à s’associer à des groupes criminels organisés européens afin de produire ce genre de substance.
« Il est clair que les opioïdes synthétiques sont déjà présents dans le système en Europe et au Royaume-Uni. Cela dit, pas dans des proportions énormes. Mais je ne suis pas certain que ça a nécessairement un rapport avec ce qui se passe en Afghanistan », a déclaré Harry Shapiro, auteur de Fierce Chemistry : a History of UK Drug Wars et directeur de DrugWise, une organisation caritative d’information sur les drogues.
« Je pense qu’il s’agit plutôt de trafiquants et de chimistes qui, en regard de ce qui se passe actuellement aux États-Unis, se disent qu’eux aussi pourraient gagner beaucoup plus d’argent et rencontrer moins d’inconvénients en utilisant des opioïdes synthétiques plutôt que de l’héroïne, une drogue qu’il faut suivre sur 5 000 kilomètres, de l’Afghanistan à l’Europe. Ces opioïdes peuvent être fabriqués en Bulgarie, en Hollande, partout ».
« Il peut donc y avoir un lien entre l’interdiction de l’opium et l’augmentation des opioïdes synthétiques en Europe, mais je suis plus enclin à penser que c’est la situation aux États-Unis qui pourrait dicter notre futur marché des opioïdes. »
« En termes de santé publique, il faut beaucoup de temps pour devenir dépendant·e de l’héroïne. Ce n’est pas quelque chose qui se produit du jour au lendemain. Le problème avec le fentanyl et tous ses analogues — et ça ressemble à un gros titre du Sun —, c’est que ce n’est pas “un hit et vous êtes addict”. Pour les nouveaux utilisateur·ices, c’est plutôt “un hit et vous êtes mort·e”. C’est la raison pour laquelle on assiste à une explosion du nombre d’overdoses aux États-Unis, parce que ce produit est sacrément puissant. »Le gouvernement britannique surveille de près la menace que représentent les opioïdes synthétiques pour ses quelque 300 000 héroïnomanes, même s’il est handicapé par le fait que suite à la réduction de dépenses, ses services de dépistage médico-légal des drogues ont été réduits au strict nécessaire au cours des deux dernières décennies. Si l’on s’en tient à l’avis des expert·es, les décideur·ses politiques ou les gouvernements qui ont été témoins de l’impact mortel du fentanyl en Amérique du Nord devraient faire tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter cette situation.
Mansfield, qui a passé plus de vingt ans à travailler sur le terrain en Afghanistan et qui a produit une grande partie de la recherche primaire sur le sujet, y compris un examen des efforts du gouvernement américain en matière de lutte contre les stupéfiants dans le pays, a déclaré que les réponses au dilemme de l’opium ont souvent été à court terme et peu réfléchies.
« Les décideur·ses politiques ont rarement compris à quel point la drogue était un élément essentiel de l’économie politique afghane, et n’ont donc pas réussi à intégrer correctement la lutte contre ce fléau dans l’effort global de reconstruction, a-t-il déclaré. À la place, un volet “lutte contre les stupéfiants” a été mis en place, un menu d’activités limitées, comme ces “moyens de subsistance alternatifs”, qui étaient souvent mal conçus et ne pouvaient pas s’attaquer aux causes sous-jacentes de la production d’opium. »Est-il possible que des diplomates occidentaux, craignant le spectre du fentanyl en Europe, s’expriment en secret contre le maintien de l’interdiction de l’opium ? Giustozzi, chargé de recherche au RUSI, estime que c’est peu probable, mais pas impossible.« Il ne faut pas grand-chose pour qu’en coulisse, quelqu’un encourage un certain type d’argument. Ainsi, des études détaillées montrant l’impact économique négatif de l’interdiction en l’Afghanistan pourraient par exemple bénéficier soudainement d’un financement important. »
Derrière la rhétorique de la guerre contre la drogue, le gouvernement britannique sait bien que le commerce illégal et ses profits artificiellement gonflés ont aidé certaines communautés pauvres non seulement à gagner leur vie, mais aussi à échapper à la pauvreté. Des recherches financées par le Royaume-Uni et menées sur le terrain en Afghanistan, en Colombie et au Myanmar ont conclu que, bien que destructeur et dangereux, le commerce de la drogue peut aider les communautés pauvres à survivre et à prospérer dans certains des pays du monde les plus instables et les plus déchirés par la guerre. « Il faut se méfier des récits simplistes selon lesquels les drogues seraient “bonnes” ou “mauvaises” dans la lutte contre la pauvreté », a déclaré à VICE News en 2020 Jonathan Goodhand, professeur d’études sur les conflits à l’université SOAS de Londres. Il a qualifié de « profondément erronée » l’hypothèse selon laquelle le commerce de la drogue irait toujours à l’encontre de la paix, du progrès social et de la survie dans ces régions.
Les gens qui ont lutté contre la propagation de l’héroïne et de la cocaïne au cours du siècle dernier seraient choqués d’apprendre que le commerce de l’opium, tant décrié, pourrait bien être un moyen de défense essentiel contre une vague de décès liés à la drogue, un phénomène épidémique mondial qui pourrait entraîner des millions de morts par an.
DES ENFANTS JOUENT AVEC UN SAC D’OPIUM À CÔTÉ DU CHAMP OÙ LEURS PÈRES RÉCOLTENT LE PAVOT DANS LE DISTRICT DE KAJAKI, DANS LA PROVINCE MÉRIDIONALE DU HELMAND, EN AFGHANISTAN. AVRIL 2022. PHOTO : ÉLISE BLANCHARD