Santé

Avec le médecin qui retire les pacemakers des morts

Enterrés six pieds sous terre, ils représentent beaucoup d'argent et surtout la possibilité de sauver une autre vie. Par contre, c'est illégal.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
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Image : Koji Yamamoto

Daniel Mascarenhas se souvient précisément du jour où il a eu l’idée.

« Une de mes patientes avait un pacemaker et elle est décédée, dit-il au sujet de l’événement de 2012. J’étais un peu contrarié. Ils lui ont mis un pacemaker, et deux jours après, elle était enterrée avec. »

Mascarenhas, 64 ans, est cardiologue à Easton, en Pennsylvanie. Il a l’habitude de voir des patients mourir. Mais ce jour-là, il était troublé par ce qui continuerait à vivre : un appareil de la taille d'une pastille à la menthe dans la poitrine de la défunte qui allait pulser pendant des années encore. Cela représente beaucoup d'argent, pensait-il, sans parler de la possibilité de sauver une vie, enterrée six pieds sous terre.

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Après avoir vu ce scénario se répéter encore et encore, le médecin américano-indien a mis au point un plan. « J'appelle les pompes funèbres. Chaque semaine, quand je n'ai rien de mieux à faire, au lieu d’aller jouer au golf, j'appelle pour savoir s'ils ont des pacemakers », dit-il. Si tel est le cas, il demande à la famille la permission de demander à un employé de pompes funèbres de retirer l'appareil du corps.

Une fois qu’il reçoit l’appareil, il nettoie le sang et les tissus et le stérilise dans une solution antimicrobienne. Puis il mesure la durée de vie restante de la pile, dans l'espoir que quelqu’un puisse l'utiliser pendant au moins cinq ans. « Une fois que c’est fait, j’emballe l’appareil et je l’envoie en Inde », dit-il.

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Des pacemakers en cours de stérilisation. Photo publiée avec l’aimable autorisation de Daniel Masacarenhas

Chaque année près d’un quart de millions de personnes reçoivent un pacemaker aux États-Unis. Mais en Inde, ce nombre est beaucoup plus faible, plus proche de 40 000. Cela représente moins de 0,003 pour cent de la population. « En Inde, il n'y a pas de sécurité sociale, dit Mascarenhas. Si vous n'avez pas d'argent, si vous venez des bidonvilles, vous êtes mort. »

Les stimulateurs cardiaques coûtent cher. Il faut compter en moyenne 6 000 dollars pour un pacemaker et 28 000 dollars pour un défibrillateur, soit plus d’argent qu’un Indien à faible revenu n'en verra dans sa vie. Et les appareils sont livrés avec une autonomie d'environ dix ans. Lorsqu’un patient meurt, l’appareil est généralement enterré avec lui, alors même qu’il est pleinement fonctionnel, émettant des tic-tac et essayant de battre dans le cœur mort d’un corps mort. « Ce qui est triste, dit Mascarenhas, c'est que nous pourrions les réutiliser en Inde en les restérilisant, mais personne ne veut le faire, car nous vivons dans une société qui nous apprend à gaspiller. »

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Envoyer un pacemaker par courrier n'est pas une option, selon Masacarenhas, parce qu'il pourrait être volé ou se retrouver entre les mains des agents des douanes. Alors il demande à des connaissances de l’emmener à Bombay pour lui. Il les conseille sur la façon d'emballer l'appareil pour qu'il n'ait pas l'air louche aux yeux des employés de la TSA, l'agence nationale américaine de sécurité dans les transports. « Si vous les placez au milieu de la valise, ils peuvent ressembler à une bombe parce qu'ils sont en circuit fermé », dit-il.

Deux médecins en Inde sont chargés de récupérer les pacemakers – l'un d'eux est un ancien camarade de classe. « Dan était en fait mon aîné à l'école de médecine », explique le cardiologue Yash Lokhandwala, qui sait mieux que personne ce qui arrive lorsque des patients ne reçoivent pas de stimulateur cardiaque. « Ils sont fatigués, essoufflés, étourdis ; ils s'évanouissent et finissent par mourir. Je vois ça souvent. »

« Nous vivons dans une société qui nous apprend à gaspiller » – Daniel Mascarenhas

Une fois que Lokhandwala reçoit les appareils en Inde, il les stérilise une nouvelle fois, cette fois à l'oxyde d'éthylène gazeux. Puis son équipe les implante. « Donc, si je le réutilise chez un patient qui n'en a pas les moyens et qui a encore cinq ans à vivre avec cette pile, il peut commencer à planifier pour l'avenir. L’idée est mûrement réfléchie », dit Mascarenhas.

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Au fur et à mesure que sa mission s'est développée, les amis de Mascarenhas se sont impliqués. Ken Metzger, son voisin et patient, était un passionné de golf qui adorait entretenir son jardin. Mais il souffrait d'insuffisance cardiaque depuis 17 ans et a fini par avoir besoin d'un pacemaker qui, s’il ne réparait pas son cœur, lui permettait de s'adonner à ses passe-temps préférés : jouer au golf et rentrer à la maison pour tondre sa pelouse. Ça le rendait heureux et actif.

Metzger est mort il y a deux mois après une longue bataille contre l'insuffisance cardiaque. Malgré leur chagrin, ses proches savaient ce qu'il aurait voulu : ils ont fait don de son stimulateur cardiaque pour le projet de Mascarenhas. « C’était un excellent médecin, dit Sharon Metzger, la femme de Ken, à son propos. Nous n'aurions pas pu demander de meilleurs soins. »

Il n'y a qu'un hic pour ce médecin à la Robin des Bois : tout cela n'est pas tout à fait légal. La Food and Drug Administration (FDA) interdit la réutilisation des stimulateurs cardiaques : ce sont des « dispositifs à usage unique ». Même si Mascarenhas suit le processus de stérilisation à la lettre, la FDA ne peut garantir la stérilité une fois que le dispositif a quitté l'emballage, et un dispositif implanté qui s'infecte peut être catastrophique pour un patient. De plus, aucune loi fédérale ne précise à qui appartient un stimulateur cardiaque implanté et, par conséquent, qui a le droit d'en faire don. En théorie, le patient, le médecin, le fabricant et l'assureur pourraient tous revendiquer la propriété des instruments médicaux usagés.

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Une lettre de remerciement d'une famille de Bombay, dont le parent est encore en vie grâce à un pacemaker réutilisé. Photo publiée avec l’aimable autorisation de Daniel Masacarenhas

La FDA a déclaré publiquement qu'elle offrirait potentiellement un « certificat » d'agrément pour réutiliser un stimulateur cardiaque si la sécurité et l'efficacité du dispositif explanté étaient prouvées. Mais comment le prouver, cela n'est pas tout à fait clair. Pour l'instant, en tout cas, la réutilisation d’un pacemaker reste répréhensible.

Emily Larchmont, infirmière, avocate et professeure d'éthique médicale et de politique de santé à l'université de Pennsylvanie, trouve l'approche de la FDA inutilement paternaliste. « Les patients sont capables de donner leur consentement et de comprendre qu'ils prennent certains risques pour recevoir certains avantages », dit-elle. Selon elle, les fabricants devraient être protégés de toute responsabilité lorsque les dispositifs sont réutilisés, mais l'interdiction du don est contre-productive.

En Inde, les lois à ce sujet sont un peu plus souples. C'est encore techniquement illégal, mais la loi est très peu appliquée. Souvent, les patients optent pour le risque d'une infection plutôt que pour un décès probable. De plus, les donataires doivent signer un document indiquant qu'ils ont reçu leur appareil gratuitement. Après tout, aucun des médecins impliqués ne veut être considéré comme un trafiquant de dispositifs médicaux.

Quoi qu'il en soit, le projet du médecin n'a cessé de croître au cours des quinze dernières années. Des organisations et des groupes militants comme « My Heart Your Heart » se sont fait connaître en organisant des dons en Afrique du Sud, aux Philippines, en Roumanie et dans d'autres pays. Une étude menée au Mexique a montré que les taux d'infection ne sont pas significativement plus élevés chez les patients qui reçoivent des dispositifs usagés, à condition que des protocoles de stérilisation appropriés soient utilisés. Et les donateurs comme les donataires sont reconnaissants. « Nous sommes heureux que quelqu'un d'autre puisse utiliser l'appareil de mon mari… Quelqu'un qui n'aurait pas pu se le permettre autrement », dit Sharon Metzger.

Mascarenhas joue donc le rôle de pilleur de cadavres et de contrebandier. Et même si ce n'est pas toujours facile – il s’est déjà fait arrêter par la douane qui lui a confisqué tous ses bagages – il estime que cela en vaut toujours la peine. « Je pourrais trouver un diamant d'une valeur de 5 000 dollars que cela me stimulerait moins que de trouver un appareil qui a dix ans de batterie, dit-il. Parce que ce diamant ne sauverait pas la vie de quelqu'un. »

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