​Pour les toxicos, le foot aide à ne pas rester sur la touche

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Football

​Pour les toxicos, le foot aide à ne pas rester sur la touche

Dans le 18e arrondissement de Paris, des accros aux drogues partagent chaque semaine une partie de football, organisée par l'association EGO-Aurore, pour combattre ensemble leurs addictions et éviter de rester en marge de la société.

Nabil [1] patiente devant le centre d'accueil d'EGO-Aurore, rue Saint-Luc, dans le 18e arrondissement de Paris. Dans sa main droite, une Marlboro déjà bien consumée, dans sa main gauche, une paire de chaussures de futsal. Kamel, lui, arrive en traînant la patte : « Mec, j'ai encore une petite pointe à la cheville à cause du tacle que tu m'as mis la semaine dernière ». C'est ici, à la Goutte d'Or, que se rassemble chaque mardi à 16 heures un groupe d'hommes de 30 à 50 ans partageant une passion pour le football et des problèmes d'addiction aux psychotropes. Ils viennent des quartiers voisins, ou de banlieue parisienne, pour se défouler, taper le ballon et mettre de côté leur dépendance le temps d'un entraînement.

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Sofian Bechker déboule, casquette vissée sur la tête et de l'énergie à revendre. Lui, c'est le coach. « Bon les gars, on y va, c'est l'heure. Et toi, ne roule pas ton joint maintenant, on joue dans 20 minutes », balance l'éducateur spécialisé. « C'est pas pour moi t'inquiète, je suis en forme là », se voit-il répondre. Il est suivi de près par son staff : Sylvain, l'adjoint, lui aussi éducateur, et Yoland, un bénévole dont la carrure justifie son poste de préparateur physique. Sofian est salarié d'EGO-Aurore et coordinateur de l'atelier foot depuis deux ans. « Le comité des usagers nous avait fait remonter la volonté d'ouvrir une séance sportive. J'ai un diplôme d'entraîneur fédéral de football, je l'avais déjà fait dans d'autres structures, donc j'ai mis ça en place dès juillet 2014 ». Au départ, ils étaient deux ou trois. Aujourd'hui, le bouche-à-oreille a réussi à faire converger une douzaine de joueurs à chaque séance.

Filet de ballons sur l'épaule, la bande se met en route pour le gymnase de la Goutte d'Or. C'est dans ces rues qu'Espoir Goutte d'Or (EGO) œuvre depuis 1988 à prévenir des risques et réduire les dommages liés à l'usage de drogues. En 2012, EGO a intégré l'association Aurore qui lutte contre toutes les formes d'exclusions. Si le quartier peut être loué pour son caractère multiculturel et la richesse communautaire et associative qui l'animent, il est aussi connu pour être un carrefour de dealers et de consommateurs. La rénovation urbaine entreprise depuis les années 1980 a tenté d'emmurer les squats investis par les crackheads les plus précaires, mais il n'est pas rare de croiser des silhouettes hagardes sur les trottoirs de Barbès ou sur les quais du métro Château-Rouge.

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On n'est pas au Parc : l'arrivée au gymnase se fait sans tapis rouge et on porte soi-même les ballons.

Cela dit, nos sportifs du mardi ne renvoient pas l'image fantasmagorique des toxicos, mais plutôt de compagnons de galère qui en bavent et ont décidé de la jouer collectif. Dans le vestiaire, ça tchatche sur l'affiche du soir Manchester City – PSG, d'autres font quelques échauffements le long des casiers, remontent consciencieusement leurs chaussettes, d'abord la jambe droite, toujours, pour ne pas faire comme les autres. Marc, un Antillais bien carré, est encore en slip en train de fouiller les sacs à la recherche d'un maillot à sa taille. « On leur fournit le matériel parce qu'ils n'ont pas tous les moyens de s'équiper correctement et en plus, le fait d'avoir la même tenue, ça renforce l'impression d'être une équipe », précise Sofian.

16 h 30, les scolaires ont fini leur séance de badminton, l'équipe peut enfin faire son entrée sur le parquet. Les encadrants ont pour consigne d'éviter que la marmaille et ces « supposés infréquentables » ne se croisent. « Tu peux aller n'importe où, quand tu parles de toxicomanes, les gens s'imaginent qu'ils sont violents, incontrôlables, qu'ils peuvent te refiler des maladies », rapporte Sofian. Un cliché coriace qui, ici, s'évapore en deux-trois passements de jambes. « Ce sont des personnes comme beaucoup d'autres, avec leurs problèmes, poursuit-il. Il y en a qui consomment mais qui savent gérer leur consommation ». Yoland a été agréablement surpris lors de son arrivée. « Je me suis dit "Ah ouais ! Ça joue quand même !". Si on ne m'avait pas dit que c'était des usagers de drogues, je ne m'en serais pas rendu compte ! ».

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Sylvain, Sofian et Yoland (de gauche à droite), une triplette complémentaire.

L'entraînement commence par un petit exercice de cardio : « Après ça, soit ils sont morts, soit ils ont douze poumons ». Jeunes, moins jeunes, tous enchaînent sprints et flexions, même si on entend quelques articulations grincer. Il faut remettre la machine en route. « L'objectif, pour les usagers, c'est de se remettre en état, explique Sofian. En faisant du sport avec nous, ils réduisent un peu leur consommation et deviennent plus performants, puis la confiance revient petit à petit. C'est une escalade positive ». C'est sur ce point que se fondent les attentes de l'association sur cet atelier : permettre à des personnes précaires toujours, marginales souvent, solitaires parfois, de réapprendre à vivre en groupe et de reprendre confiance en elles. Dix minutes plus tard, les fronts sont bien humides et les souffles un peu plus courts. On passe au jeu à six contre six. Sofian et Sylvain composent les équipes en équilibrant les forces et en ne laissant personne sur la touche. Yoland est au sifflet et donne le coup d'envoi.

Pas de période d'observation. Les consignes tactiques sont vite remises au placard au profit des dribbles fantaisistes et des longues diagonales hasardeuses. Mais l'engagement et l'envie ne manquent pas. En gardant toujours un œil sur le terrain, Sofian explique l'intérêt pédagogique du football face à ce type de public. « C'est un outil idéal, facile d'accès car populaire et collectif ». Même s'ils n'ont pas tous le même niveau, il n'y a pas de crack, mais tous pourraient évoluer en club. Bien souvent, les barrières financières et sociales les en empêchent. Avec EGO, ils peuvent aussi compter sur un encadrement qui connaît leurs difficultés. « On les met parfois en situation d'échec pour qu'ils puissent se remettre en question, mais à la fin de l'exercice ils doivent ressentir les sensations de progression et de réussite, parce que leur vie est déjà une succession d'échecs ».

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Kader n'a pas que le short de CR7, il a aussi son débordement sur l'aile. Enfin presque.

Régulièrement, l'équipe se mesure à d'autres formations, issues de structures sociales partenaires, comme des établissements de sevrage ou d'hébergement d'urgence. En plus de permettre aux usagers d'évaluer leur niveau footballistique, ces matches amicaux sont l'occasion de créer des liens avec d'autres services qui peuvent les accompagner dans leur quotidien. Sofian voit déjà plus large et se pose en Jules Rimet de la toxicomanie : à moyen terme, il souhaiterait créer une coupe régionale des usagers de drogues. Il peut s'appuyer sur les exemples du Championnat de l'Intégration et la Solidarité, organisé pour la première fois cette année par Aurore, ou encore de l'équipe de France des sans-abris, formée par le collectif montpelliérain La Boussole et qui participe à la Homeless World Cup. Mais ce type de projet est difficile à développer. La Fédération française de football n'apporte aucun soutien à ces initiatives qui font du foot un moyen de lutte contre l'exclusion, au premier sens du terme.

Dans le gymnase, on ne compte pas les buts mais on ne joue pas non plus pour du beurre : on essaie de prouver aux copains et à soi-même ce que l'on vaut. L'arbitre prend cher, pour changer, et les esprits commencent à s'échauffer. Sylvain et Sofian interviennent et improvisent un forum, laissant d'abord leurs poulains cracher leur rancœur. « J'ai 50 balais, je ne viens pas depuis Clichy pour m'embrouiller avec des gamins », gronde Marc. Nabil en prend pour son grade, accusé de l'avoir jouée trop perso. « Le mec, il s'est cru au Stade de France, que Deschamps allait le sélectionner ». « Calmez-vous ! On est là pour se régaler et se vider, tempère Fouad, le doyen. Après on ira boire un thé, comme des frères ». Pour conclure ce débat animé, Sofian hausse la voix et débriefe la séance. Son métier consiste aussi, à l'instar des entraîneurs des grandes équipes, à gérer les égos et les émotions de chacun pour que le groupe ne se divise pas. Est-ce que la consommation de drogues par les usagers a déjà perturbé ces séances ? « On demande aux gens de venir sans avoir consommé. Après, on ne fait pas de test. On leur dit que ça peut être dangereux, que ça augmente les risques de blessure. Je ne veux pas prendre ce risque. Après, y a eu des désaccords, des embrouilles, mais jamais de bagarre ».

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Le double 9 de Ronaldo époque Milan dans le dos, Sofian garde les yeux rivés sur le jeu.

Le football est, ici plus qu'ailleurs, un prétexte. Un prétexte pour emmener petit à petit ces hommes cabossés par la vie sur les chemins de l'insertion sociale. C'est Sofian qui résume ce principe en une image : « Quand on propose un atelier, on sait que c'est d'abord un outil : tu ouvres la boîte, tu prends l'outil qui t'intéresse et tu t'en sers pour te réparer ». Le foot est un de ces bons tournevis qui peut remettre à l'endroit toutes les pièces, dont celle du travail. La plupart d'entre eux n'ont pas de stabilité professionnelle. C'est dans cette optique qu'un partenariat a été monté avec Emmaüs, pour ceux qui fréquentent cet atelier. Cinq joueurs ont bénéficié du dispositif "premières heures", qui leur permet de bosser d'abord une journée par semaine pour la fondation, histoire de reprendre l'habitude de travailler, et qui ensuite débouche, si tout se passe bien, sur un contrat à mi-temps. Les cinq ont signé ce précieux contrat.

17 h 30 au panneau de marque, Sofian renvoie les acteurs à la douche. Mourad range consciencieusement ses affaires dans son sac. « Des séances comme ça, même si c'était tendu, ça nous fait toujours beaucoup de bien. On repart un peu plus léger et on attend avec impatience la semaine prochaine ». Au moment d'évoquer son meilleur souvenir de foot, il sort son portable. À l'écran, s'affiche une photo où il pose avec Karim Benzema, souvenir d'une sortie organisée par l'asso à un entraînement des Bleus. Ce jour-là, ceux que peu de monde ne veut pas voir ont pu regarder droit dans les yeux des stars mondiales. Comme des gars coincés en Ligue 2 depuis des années qui font tout pour accéder à la division supérieure.

[1] Les prénoms ont été modifiés.