Front de Cadeaux, quand les pédés ralentissent le beat
(c) Caroline Lessire

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Front de Cadeaux, quand les pédés ralentissent le beat

Les DJ's vétérans italiens nous expliquent en quoi jouer des disques à la mauvaise vitesse peut amener une sensualité nouvelle et enfin rapprocher les clubbeurs sur le dancefloor.

« On n’a rien inventé, explique Maurizio, un des trublions avec Hugo Sanchez du duo rital Front de Cadeaux (dont le nom est un hommage pernicieux à la manière des Italiens de prononcer le nom de Front 242, groupe culte de l’EBM datée 80), il y a en Belgique une longue tradition du ralentissement de disque, que ce soit avec la popcorn music ou la new beat. Mais notre idée était de faire un set uniquement avec des 45T joués à la mauvaise vitesse, c’est-à-dire en 33T. C’est une idée tellement simple que je me demande pourquoi personne n’y a pensé avant. » D’origine italienne tous les deux, biberonnés à la musique depuis leur petite enfance, bricoleurs et tripatouilleurs de platines K7 et vinyles pendant leur adolescence, ces deux passionnés de sons en tous genres ont depuis leur rencontre à distance sur un site de rencontres gays pour bears (c’est à dire pour les homos en chair et poilus) dressé un drôle d’axe musical entre la Belgique et l’Italie (Hugo vit à Rome, Maurizio est installé à Bruxelles depuis un bail).

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Un fil transalpin tressé à grands coups de sets de DJ’s hors-norme, d’organisation de soirées gay décalées et de productions à l’humour très belge. Maurizio, plus connu sous le pseudo DJ Athome, a longtemps - avec la bande haute en couleur du label Pneu - enrichie en philosophie DIY, CDR et auto-prod - organisé les soirées Palais Chalet où son amour de l’italo-disco et de la house accomplissent des merveilles. Comme avec l’émission « Brussel Alternative Show » qu’il anime sur Radio Panik, véritable petite bouffée d’oxygène dans la sono mondiale mais dansante, avec des raretés à filer des vapeurs à tout digger qui se respecte. Hugo Sanchez - Hugosan pour les intimes - est quant à lui un aguerri de la scène alternative gay italienne, à la fois DJ et organisateur de rendez-vous aux noms plus-folle-tu-meurs comme Croque Madame ou Subwoofer. « Nos soirées ont toujours été une alternative, explique-t-il, et même une critique radicale, à l’encontre des soirées gays normatives où les mecs sont tous bâtis sur le même modèle physique, avec les même fringues, et une musique de circuit insupportable. Croque Madame se voulait bourgeoise et décadente, on y dansait sur du Ennio Morricone ou du Stereolab, Subwoofer était une soirée techno pour les bears, mais une techno tribale loin de la tech-house qu’on entend généralement dans les soirées ours, avec des morceaux qui ne demandent pas nécessairement de danser mais permettent de se mouvoir plus facilement. L’idée était aussi de créer une atmosphère très sensuelle et sexuelle qui rapproche les gens, parce que personne n’a envie d’entendre Madonna couiner quand tu baises dans une darkroom ! »

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Fondateur du label Roccodisco avec Rodion, moitié du projet Alien Alien, partisan d’une électro déviante avec Edoardo Cianfanelli, Hugosan se souvient de sa rencontre avec DJ Athome et leur plongée dans le ralentissement suprême : « Un soir, sur un site gay de rencontres entre bears, Maurizio est venu me parler parce que sur ma photo de profil qui était prise dans mon studio de Rome on apercevait au mur un portrait de Felix Kubin. Il souhaitait l’inviter à un festival qu’il organisait, je lui ai répondu que je le connaissais et qu’il n’y aurait pas de problèmes. Six mois plus tard, il venait mixer à Rome avec notre bande de bears et de drag-queens barbues. Mais l’aventure Front de Cadeaux a commencé quelques années plus tard. Un soir qu’on était chez lui à Bruxelles - son appartement est on ne peut plus minimal, un lit, de quoi se faire la cuisine, une salle de bain et une platine avec enceinte qui trône royalement au milieu de la pièce - on a commencé, après avoir fumé, à écouter des disques 45T passés en 33T toute une nuit comme ça, juste pour rigoler. Et de cette blague est née ce qu’on a appelé le Supreme Rallentato. »

Tripoter les disques, les accélérer, les ralentir, les faire se juxtaposer, les déformer pour modifier le son (on se souvient des élucubrations de Tom Ellard de Severed Heads), les jouer à l’envers, fermer les sillons pour qu’ils tournent en boucle, aller d’avant en arrière, les scratcher, doubler les pistes… bref, depuis que les platines vinyles existent, les DJ’s n’auront eu de cesse de faire des vinyles une matière prompte à tous les outrages et bricolages. Mais si accélérer les disques, notamment avec l’avènement des DJ’s et de la club culture, reste la pratique dominante, le ralentissement n’en n’est pas à son premier coup d’essai et n’a pas attendu les Front de Cadeaux pour imposer l’urgence de ralentir. De l’italien Daniele Baldelli, DJ emblématique de la cosmic et qui dans les années 80’s avait pris pour habitude de ralentir les disques de disco pour les adapter aux gestes des clubbers anesthésiés par la prise d’héroïne, au mouvement pop-corn en Belgique qui, au début des 70’s, freinait les disques de soul et de funk pour les rendre plus langoureux, en passant par la new beat née selon la légende après qu’un DJ plus vicieux que les autres ait décidé de jouer en 33T le « Flesh » du groupe post-EBM A Split Second, ou le mouvement vaporwave actuel qui accompagne la décélération d’une critique adressée au néo-libéralisme, la seconde moitié du siècle aura été consacrée au grand ralentissement.

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« Ce n’est ni un gag, ni une passade, explique DJ Athome, la musique s’en ressent, elle est bien plus profonde, sensuelle et sexuelle. Ce qui est amusant c’est que le phénomène de ralentir les vinyles - les basses plus rondes, les mélodies plus chaudes, le beat quasi dub - ne marche pas avec les morceaux en mp3, ça donne un son froid et métallique qui a perdu toute la chaleur des vinyles quand ils sont ralentis. Il faut dire aussi qu’on joue principalement des disques sortis au début des 90’s - la drum & bass fonctionne parfaitement, la trance d’un label comme Bonzaï aussi - qui étaient produits avec du matériel analogique. » Il faut assister à un set de Front de Cadeaux pour prendre conscience, qu’au delà du gag, on plonge rapidement dans une atmosphère lente et cotonneuse, sensuelle et léthargique, comme si le dancefloor avait été noyé dans la codeïne. « La première fois qu’on a joué en tant que Front De Cadeaux un set ralenti, se souvient Hugosan, c’était il y a quatre ou cinq dans une petite soirée berlinoise et on s’est tout de suite aperçu que les gens se comportaient différemment. C’est une expérience très physique, les corps se rapprochent, les peaux s’attirent, c’est un peu comme une partouze géante. J’ai toujours beaucoup joué de disques lents, des trucs comme De La Soul, The Orb, du dub, des sorties de Mo Wax, du Massive Attack, du Boards Of Canada, bref tous ces rythmes qui laissent plus de place pour danser, mais avec le Supreme Rallentato c’est une expérience différente. Beaucoup de clubbers sont un peu désorientés, certains nous disent : « J’ai l’impression d’être sous drogues ou d’avoir bu alors que je n’ai rien pris », certains nous engueulent comme lorsqu’on a fait la Boiler Room parce qu’ils ont beau shazamer ils ne retrouvent aucun titre, d’autres sont troublés parce qu’ils pensent reconnaître le morceau mais n’en sont pas certain, ils parlent d’hallucinations, comme lorsqu’on passe au ralenti cette version dub et rare du « Smaltown Boy » de Bronski Beat ou cette cover version cumbia du « Pump Up The Jam » de Technotronic, l’intro est super longue et quand surgit le « Oh wah » déformé les gens deviennent totalement dingues. »

Cet ajout de codéine et de chloroforme à la musique par litres entiers, assorti d’un sens de l’humour certain sinon belge, les Front de Cadeaux l’ont aussi appliqué à la production avec une poignée de titres qui cherchent à retrouver l’ambiance ouatée et décalée de leur set, comme le « PEDé BPM », sa rythmique métronomique et ses paroles qui se moquent des marathons gay de la Démence, l’immense boite bruxelloise, pour laquelle des bus sont affrétés de toute l’Europe ou « Ouvre ta Bouche » qui bat à plate couture « Les sucettes à l’anis » de France Gall et a fait sensation en bande son d’un défilé Versace il y a deux ans. Sans compter leur dernier acte de bravoure, « La Kétamine », hommage à cet anesthésiant pour éléphant utilisé par les club kids des années 90 à New York (et revenu en force ces dernières années), parfait résumé de la philosophie langoureuse du duo, dont la musique, au-delà de la blague « C’est la ouate », est aussi une charge sévère contre le clubbing gay et ses injonctions à toujours plus de techno BPM, de muscles, de jeunesse, de torse-nus, de drogues à tout va, de sexe à gogo et son culte de la performance. Mais c'est une charge activiste menée avec la décontraction et l’humour qui caractérise le duo. « À chaque fois qu’un clubber vient me voir pour me demander si je compte accélérer la cadence, explique Hugosan, je réponds systématiquement que le programme techno a déjà été podcasté, et que dommage mais il fallait arriver plus tôt ! »

Patrick Thévenin est sur Noisey.