Le califat numérique : un an au cœur de la « djihadosphère »
Illustration de Robin Renard

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Culture

Le califat numérique : un an au cœur de la « djihadosphère »

Achraf Ben Brahim a vécu au rythme des médias en ligne de l'État islamique et rencontré ses plus fervents partisans.

Énième arlésienne du discours médiatique consacré à l'islamisme, la « djihadosphère » charrie son lot de fantasmes et d'approximations. Ce néologisme imaginé par le journaliste David Thomson décrit l'écosystème médiatique créé par les groupes djihadistes, notamment l'État islamique (EI). Elle comprend des vidéos, des chants (nasheed), des médias en ligne (les magazines Dabiq , Dar al-Islam et Rumiyah), des « agences de presse » (A'maq), une radio (Al-Bayan), et des groupes de discussion sur des applications de messagerie comme Telegram. Pour tenter de démêler l'écheveau des imbrications entre djihadisme de terrain et « djihadosphère », Achraf Ben Brahim s'est immergé dans cette dernière pendant un an, et en a tiré un livre, L'emprise.

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L'auteur a également échangé avec plusieurs djihadistes, dont Rachid Kassim. Son récit fait voler en éclats pas mal d'idées reçues à leur sujet, alors qu'ils sont parfois décrits par certains médias comme un ramassis d'imbéciles et de malades mentaux aux motivations hédonistes, ignorant de l'islam. Mais une conviction traverse l'intégralité de cette enquête : le djihadisme serait principalement affaire de convictions religieuses et politiques, et n'aurait que peu à voir avec un prétendu nihilisme. Selon l'auteur, les djihadistes s'identifient à la fois aux compagnons du prophète et à une avant-garde « léniniste » visant la conquête du pouvoir. J'ai rencontré Achraf Ben Brahim pour qu'il m'en dise plus.

VICE : En tant qu'habitant de Sevran, tu as été confronté personnellement au phénomène des départs en Syrie. Est-ce que cela t'a influencé dans l'écriture de ce livre ?
Achraf Ben Brahim : Un des départs en Syrie les plus médiatisés a été celui de Quentin Roy, dont la mère avait interpellé l'ancien Président de la république François Hollande. Pour moi, c'était un peu le point de départ de ce livre, car Quentin déconstruisait les fantasmes sur les djihadistes, qu'on décrit souvent comme des repris de justice sans réelles attaches familiales. Or Quentin vient d'une famille de cadres. Il n'a jamais eu de démêlés avec la justice, il était titulaire d'un bac S, il avait entamé des études de kinésithérapie… J'ai pris son exemple pour inviter le lecteur à mettre de côté ses a priori.

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Après, je ne suis pas un spécialiste, je ne revendique aucune expertise. J'ai voulu faire un travail dépassionné et gracieux pour rendre cette question accessible. Ni ce livre ni mes interventions dans les médias ne m'ont vraiment rapporté d'argent. C'est un fantasme de croire que cette activité est lucrative. C'est principalement par intérêt pour ce sujet que l'on écrit dessus ou que l'on intervient. Plusieurs connaisseurs du djihadisme ont un travail à côté – Cédric Mas est avocat, je suis moi-même juriste.

Tu t'es immergé durant des mois dans la « djihadosphère ». Qu'est-ce que tu y as appris ?
Tout d'abord, je voulais m'imprégner de cette culture avant d'entrer en contact avec des djihadistes. J'ai découvert que l'EI possédait un arsenal médiatique bien plus étendu que les vidéos d'exécutions. La majorité des productions concernent d'autres sujets : le dinar-or, la charia, la nécessité du djihad, la déconstruction de la compatibilité de l'islam avec le mode de vie occidental et la démocratie. C'est une sorte de « lifestyle » à part entière. Faute de pouvoir accéder à ces contenus (parce qu'ils ne maîtrisent pas Telegram et les darknets), certains commentateurs du djihadisme ne comprennent pas ce phénomène.

Les médias de l'EI développent aussi une critique du nationalisme arabe, qui a échoué historiquement et qui incarne aujourd'hui pour beaucoup d'habitants de la région la dictature et la spoliation. L'EI a également séduit certains déçus des printemps arabes en leur proposant un modèle politique plus ambitieux. Aux plus croyants, il offre la perspective de mourir pour leur religion – ce qui est perçu comme plus noble que de se battre pour un drapeau ou quelque chose de vénal.

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L'État islamique s'adapte-t-il à ses interlocuteurs pour communiquer ?
Les magazines de l'EI – comme Dar al-Islam et Dabiq – sont remplis de références religieuses, d'hadiths, de sourates du Coran. Il y a un véritable effort pour justifier le djihad, et tout ce que fait l'organisation, à l'aide de la religion. La première génération de djihadistes de l'EI correspond à des gens « idéologisés », qui maîtrisaient le dogme. L'EI a cherché à se démarquer des autres mouvements djihadistes en montrant qu'il possédait un dogme solide. À l'époque, il ne s'adressait pas aux jeunes Européens ne maîtrisant pas l'arabe.

Ensuite, l'EI a développé une communication à destination de ces derniers, en mettant l'accent sur les « contradictions » des jeunes musulmans vivant en Europe (sentiment anti-musulmans, controverses sur le port du voile). Mais l'EI parle aussi de la Syrie, du système économique international… Il y a donc deux communications : une à destination des plus religieux, et une autre pour les « indécis », ceux qui ressentent une contradiction entre leur religion et leur vie en Europe.

Il y a un an, lors de l'attentat de Nice, les médias français se sont demandé s'il ne fallait pas arrêter de diffuser les noms et les visages des auteurs d'attentats, pour ne pas leur faire de publicité. Qu'en penses-tu ?
Le débat sur la diffusion des noms des djihadistes n'a pas vraiment lieu d'être selon moi. David Thomson a rappelé que l'héroïsation des « martyrs » se fait dans la djihadosphère, pas dans les médias. Les médias de l'EI sont plus performants que les chaînes de télévision. Les vidéos y sont en haute définition, très bien montées – ils n'ont pas besoin de BFM TV. Un djihadiste qui est prêt à mourir ne le fait pas pour qu'on parle de lui à la télévision. Le « martyr » correspond à une conviction profonde, pas à une volonté de passer à la télé.

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« Le djihad médiatique, c'est la moitié du combat. » – Ayman al-Zawahiri

Les médias français ont tendance à penser qu'en évoquant le djihadisme, les gens vont y adhérer, mais ce n'est pas le cas. Avec les discours « politiquement correct » qui vont dire « les djihadistes sont tous fous » ou « ça n'a rien à voir avec l'islam » on cherche à se rassurer. Il existe différentes compréhensions de l'islam, et le djihadisme en est une. L'incapacité à traiter ce sujet de manière dépassionnée est problématique.

Les djihadistes n'ont donc pas besoin d'autres médias que les leurs ?
Non. L'information djihadiste s'est autonomisée par nécessité. Comme les mouvements évoluaient dans la clandestinité, ils ont été contraints de trouver un autre moyen de diffuser leurs contenus, sans avoir accès aux chaînes de télévision [hormis Al-Jazeera qui a un temps diffusé les vidéos d'Al-Qaïda, ndlr]. L'EI s'est adapté à Internet et aux réseaux sociaux et a créé des vidéos avec un enrobage plus moderne, afin que les contenus soient plus regardés. Le leader actuel d'Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, a de son côté déclaré : « Le djihad médiatique, c'est la moitié du combat. »

Tu distingues différents types de djihad : de défense, de conviction, de désœuvrement et de camaraderie. À quoi cela correspond-il ?
La vraie radicalisation se fait rarement en France. Le djihadiste intériorise le dogme en Irak et en Syrie. En France, la propagande vise d'abord à provoquer le départ en Syrie ou en Irak. J'ai discuté avec des gens qui s'apprêtaient à partir. Ils n'étaient pas toujours « idéologisés », certains voulaient plutôt « aider la veuve et l'orphelin », défendre les sunnites contre l'armée de Bachar al-Assad ou les milices chiites, ils ne parlaient pas beaucoup du califat. Ils étaient dans l'optique « d'un djihad de défense ». Sur place, ils ont été soumis à des influences qui les ont confortés – ou pas – dans leurs convictions.

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Le « djihad de conviction » correspond à des individus qui ont fait des études, qui n'ont pas d'antécédents judiciaires, sont socialisés. Ces gens portent une forte conviction mais se montrent critiques vis-à-vis de l'État islamique. Ils déclarent, en gros : « L'EI n'est pas parfait, mais on vient tout juste de commencer. » Preuve de ce recul, ils critiquent notamment les vidéos de propagande mettant en scène des enfants en train de jouer ou des familles en train de manger des glaces. Ils souhaitent « améliorer » leur califat, sont suffisamment lucides pour faire leur autocritique, et sont loin d'être stupides. Mohammed Emzawi, dit « Jihadi John », était bon élève et a étudié à l'université de Westminster. Mohamed Belhoucine, un proche d'Amedy Coulibaly, avait réussi le concours d'entrée à l'école des Mines d'Albi. Par ailleurs, j'ai rencontré à la frontière libyenne un ingénieur tunisien devenu djihadiste, qui m'a expliqué qu'il préférait faire le djihad que de frotter des assiettes dans une pizzeria à Paris, faute de travail en Tunisie. Évidemment, ce n'est pas qu'une affaire de diplômes.

Le « djihad du désœuvrement » concerne des individus peu socialisés, parfois avec un passé délinquant, sans avenir « noble » ou « vertueux » à leurs yeux. Ils préfèrent rejoindre l'EI, où on leur propose de prendre un nouveau départ ambitieux au service d'un idéal noble.

Enfin, il y a le « djihad de camaraderie ». C'est ce qu'on a vu à Lunel : un pote part, puis un deuxième, et ils persuadent les autres de venir.

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Et qu'est-ce que le « sentiment spartiate » qui anime les djihadistes et que tu décris dans le livre ?
J'évoque un sentiment « spartiate » chez les djihadistes car ils ont développé une culture basée sur les « martyrs » et la camaraderie. Face à des armées plus nombreuses et mieux équipées, l'égoïsme n'a pas sa place. L'EI met par exemple en avant des combattants de différentes origines, et les djihadistes que j'ai interrogés disent n'avoir aucun problème à combattre avec des Noirs, des Indonésiens ou des Européens. Pour l'EI, « il n'y a pas de différence entre un homme blanc et un homme noir, si ce n'est par le degré de piété ». Après, c'est forcément à nuancer. Sur place, les djihadistes combattent dans des katibas et sont regroupés par nationalité. Je les compare aux Spartiates parce qu'ils correspondent à un petit groupe de combattants défendant un territoire face à une armée nombreuse.

Pour l'EI, Rachid Abou Houdeyfa et Tariq Ramadan sont des apostats. L'orthodoxie existe dans toutes les religions, et l'islam rigoriste n'est pas nécessairement un djihadisme. Refuser de serrer la main des femmes et appeler à la lutte armée, ce n'est pas la même chose.

Les productions médiatiques djihadistes sont remplies de portraits à la gloire des « martyrs » tombés au combat, comme Macrème Abrougui dans le dernier Dar al Islam. Les nasheed rentrent dans cette panoplie. Certains parlent du combat et sont entraînants, d'autres, dédiés à un « martyr », plus mélancoliques. Avoir des soldats prêts à mourir dans des opérations suicides est un atout précieux dans ce genre de conflit, il est donc important de les glorifier. Il s'agit aussi de gagner une guerre psychologique, de faire peur à l'ennemi – notamment avec les vidéos d'exécutions. Toutefois, les djihadistes de l'EI savent qu'ils n'emploient pas des méthodes très « orthodoxes », et ils cherchent toujours une justification religieuse à leurs actes.

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Des imams et des penseurs accusés d'extrémisme en France sont détestés par les djihadistes et fustigés dans leurs médias. Pourquoi ?
Pour l'EI, Rachid Abou Houdeyfa et Tariq Ramadan sont des apostats. L'orthodoxie existe dans toutes les religions, et l'islam rigoriste n'est pas nécessairement un djihadisme. Refuser de serrer la main des femmes et appeler à la lutte armée, ce n'est pas la même chose. Même s'il a déclaré que la musique était « la créature du diable », Rachid Abou Houdeyfa appelle ses fidèles à voter aux élections, à condamner les attentats de l'EI et à s'intégrer dans la société – tout comme Tariq Ramadan. Ce discours est totalement inacceptable pour l'EI, qui voit dans les gens comme Rachid Abou Houdeyfa et Ramadan des « serpillières de la République ». Après, on peut être en désaccord avec ces gens, mais ce ne sont pas des djihadistes.

Les djihadistes ont un certain respect pour les identitaires car ils sont ouvertement partisans du « chacun chez soi » et assument leur détestation de l'islam. Ils se retrouvent également sur l'antisémitisme et l'homophobie.

Les mosquées françaises, même celles qualifiées de salafistes, n'appellent pas à la hijra (émigration), à la création d'un État islamique ou au djihad armé contre la République française. Rachid Kassim m'a expliqué que s'il était resté en France, il aurait brûlé la mosquée de sa ville car le PS y avait fait campagne. L'EI a appelé à tuer des membres de l'Union des Organisations Islamiques de France comme Tareq Oubrou . Enfin, les membres du Comité Contre l'Islamophobie en France et de l'ONG islamique Baraka City sont considérés comme des lâches, des pleurnicheurs, qui ne savent faire que des pétitions et des manifestations.

Certains salafistes quiétistes ou partisans des Frères musulmans ne sont-ils pas tout de même tentés par le djihadisme ?
Certains salafistes quiétistes ont en effet rejoint les djihadistes car ils se retrouvent sur la notion d'« alliance et de désaveu », la dénonciation des régimes arabes, la critique des savants religieux saoudiens. Avec les Frères musulmans, c'est plus compliqué : beaucoup de femmes y travaillent, ils croient aux élections, ils prônent une islamisation par le bas pour rallier les populations à leur cause – autant de choses que les djihadistes rejettent complètement. Eux pensent que les « minorités agissantes » doivent prendre le pouvoir par la force.

Tu expliques également dans ton livre que certains djihadistes respectent l'extrême droite la plus radicale. Pour quelles raisons ?
Les djihadistes ont un certain respect pour les identitaires car ils sont ouvertement partisans du « chacun chez soi » et assument leur détestation de l'islam. Ils se retrouvent également sur l'antisémitisme et l'homophobie. En 2013-2014, certains djihadistes retweetaient Jérôme Bourbon, le directeur de Rivarol, et Henry de Lesquen, sur des sujets comme la franc-maçonnerie ou le « lobby gay ».

Pour finir, peux-tu nous dire comment l'EI réagit à l'effondrement progressif de son « califat » ?
Aujourd'hui, l'EI adapte sa propagande à son recul territorial. Déjà en 2015, la bataille de Kobané a été considérée par les djihadistes comme une épreuve pour séparer les plus endurants des plus faibles. Abou Mohammed al-Adnani, un des leaders de l'EI, avait déclaré : « Nous allons peut-être perdre des territoires, mais nous avons gagné une génération qui connaît son ennemi. » Les conquêtes territoriales peuvent disparaître, mais l'idéologie reste.

Merci beaucoup.

Achraf Ben Brahim a publié L'emprise aux éditions Lemieux, en novembre 2016.