Amanda Feilding
Photo : Imogen Freedland

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Drogue

La comtesse anglaise qui révolutionne la recherche sur les psychédéliques

Selon Amanda Feilding, des preuves scientifiques suggèrent que certaines drogues récréatives comme les champignons ou le LSD peuvent traiter les maladies mentales.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Cet article a été initialement publié sur Broadly.

À l'âge de 23 ans, Amanda Feilding était sous acides lorsqu'elle a allumé la première de ses 20 cigarettes quotidiennes. Une pensée lui a alors traversé l'esprit : C'est vraiment une habitude dégoûtante. Elle a arrêté de fumer peu de temps après, et en a attribué le mérite aux psychédéliques.

Un demi-siècle plus tard, les soupçons de Feilding se sont avérés justes. En 2014, des chercheurs de l'université Johns-Hopkins ont administré de la psilocybine à des fumeurs de longue date afin de voir si le composé psychédélique – naturellement présent dans les champignons hallucinogènes – avait un quelconque effet sur l'addiction. Les résultats ont été stupéfiants : 80 % des participants ont arrêté le tabac au bout de six mois, contre un taux de réussite de 30 % pour les traitements conventionnels.

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Feilding n'est pas étonnée par ces résultats. « [Les psychédéliques] donnent la force de prendre une décision qui relève du bon sens », explique-t-elle. Et elle sait de quoi elle parle – dans les années 1960, elle prenait jusqu'à 250 milligrammes d'acide pendant plusieurs jours consécutifs.

La peau bronzée à la suite d'un récent voyage à l'étranger, Feilding arbore le long cardigan et les yeux bienveillants que vous associez habituellement à votre tante préférée. Nous nous sommes baladées à travers les jardins taillés du Beckley Park – le château familial qui s'étend sur 160 hectares – suivies de près par un spitz japonais nommé Luna. Le domaine fait également office de siège de la Fondation Beckley et abrite un ancien pavillon de chasse saxon, trois douves séparées, ainsi qu'une famille de cygnes très agressifs. Le surnom de Luna, m'informe Feilding, est E – pour ecstasy – « car son seul désir est de rendre les gens heureux ! »

Aujourd'hui âgée de 74 ans, Feilding – dont le titre officiel est Comtesse de Wemyss et March – est peut-être la seule réformatrice en matière de politique antidrogue à pouvoir retracer sa lignée aux Habsbourg et aux héritiers illégitimes de Charles II. Elle est également la main invisible derrière de nombreuses études saisissantes sur la façon dont les drogues récréatives comme le cannabis, le LSD et la MDMA peuvent être la clé pour traiter tout et n'importe quoi, de la dépression au syndrome de stress post-traumatique, en passant par la dépendance à la nicotine. De fait, l'ONG de Feilding, la Fondation Beckley, a sponsorisé et soutenu les recherches du Centre Johns-Hopkins.

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« La contribution d'Amanda a été énorme », déclare la professeure Celia Morgan, scientifique de l'université d'Exeter qui a collaboré avec Feilding sur les études explorant les effets secondaires du cannabis médicinal et les effets du cannabis sur notre créativité. « Avec son groupe de scientifiques, elle a joué un rôle essentiel dans la renaissance psychédélique, qui gagne actuellement une crédibilité croissante en pharmacologie. »

L'étude du Johns-Hopkins n'est qu'une des nombreuses contributions de Feilding à ce domaine émergent. Pendant plusieurs décennies, Feilding a fait preuve d'une foi inébranlable en la potentialité transformatrice de la drogue, que la plupart d'entre nous rencontrent généralement dans le cadre d'une soirée ou d'un spliff post-club.

« Les gens pensaient vraiment que j'étais folle, déclare-t-elle. Avec la Fondation Beckley, les gens ont continué de penser que j'étais atteinte de démence. Mais maintenant, des gens viennent me voir en disant : "Nous pensions que vous étiez en colère, Amanda, mais maintenant, nous comprenons que vous aviez raison depuis tout ce temps !" »

Amanda Feilding. Photo : Imogen Freeland

Feilding qualifie son enfance à Beckley Park de difficile et bancale. Elle se souvient de son père comme d'un peintre diabétique qui oubliait de prendre son insuline et s'évanouissait dans les fossés de sa propriété. « Nous vivions dans un endroit incroyablement beau, mais la vie y était assez solitaire. »

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Enfant, elle pensait que le fait d'intégrer un couvent rendrait sa vie un peu plus excitante mais elle a vite déchanté, éprouvant des difficultés à supporter les religieuses. « J'ai gagné un prix scientifique, et je voulais des livres sur le bouddhisme, mais elles refusaient de me les donner. J'ai décidé que j'en avais marre. »

À 16 ans, Feilding a quitté l'Angleterre avec la vague intention de se rendre à Ceylan, aujourd'hui Sri Lanka. « Je n'y suis jamais allée, je n'avais pas d'argent, se rappelle-t-elle. Je n'avais que 20 balles sur moi. » Elle a toutefois atteint le Moyen-Orient, où elle a vécu avec une tribu de Bédouins dans le désert, puis au Caire. « En ce temps, peu de jeunes femmes voyageaient seules », explique-t-elle. « J'étais très inquiète, tout le temps ! Mais en même temps, c'est ça qui était excitant… Je pense qu'on apprend davantage sur le tas. »

Les années 1960 débutaient tout juste lorsque, de retour en Angleterre, elle a essayé l'acide. « J'ai trouvé ça absolument incroyable, déclare-t-elle. L'expérience mystique, les couleurs… » Elle a trouvé une chambre pas chère avec vue sur la Tamise, à Londres, et le quartier est rapidement devenu une plaque tournante du LSD pour les bohèmes arty de l'époque – Allen Ginsberg, en ville pour un festival de poésie au Royal Albert Hall, a même dormi sur le sol de son appartement. « Parfois, il y avait 30 à 40 personnes qui discutaient dans ce petit espace exigu, ajoute-t-elle. C'était très amusant. »

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Feilding en 1970. Photo publiée avec l'aimable autorisation de la Fondation Beckley

Puis ce fut la catastrophe. Un intrus dans son cercle d'amis a versé une grande quantité d'acide dans son café afin de « tirer avantage » d'elle. « J'ai eu le pire bad trip que vous pouvez imaginer, ajoute-t-elle doucement. Ça m'a bouleversée. »

Elle est rentrée dans l'Oxfordshire afin de s'en remettre. Puis un ami l'a convaincue d'assister à un concert de Ravi Shankar, où elle a rencontré Bart Huges, un bibliothécaire néerlandais qui avait une formation de médecin. Huges avait la passion des hallucinogènes et un attrait pour la science. Ils sont tombés follement amoureux. « Grâce à Bart, je me suis passionnée pour l'approche scientifique fondée sur la compréhension de la conscience. » Elle décrit le temps qu'ils ont passé ensemble comme « une des meilleures périodes de [sa] vie ».

Ensemble, ils prenaient du LSD tous les jours, faisaient d'interminables parties de Go et se posaient des questions existentielles : « Comment améliorer le monde ? Comment régler tel ou tel problème de l'humanité ? » Entre-temps, Feilding a développé la conviction que les psychédéliques et la science allaient de pair – et que ces drogues étaient la clé pour mieux comprendre l'esprit humain.

Malgré sa terrible expérience sous LSD, elle a consacré une bonne partie de sa vie à mener des recherches sur le sujet. « Bien sûr, quand c'est arrivé, ça a été un traumatisme psychologique. Ça a provoqué des dommages à long terme. Mais il faut apprendre à vivre avec et s'en remettre du mieux qu'on peut. »

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D'ici 1967, les gouvernements américain et britannique avaient interdit le LSD et la drogue a rapidement rejoint les rangs de l'héroïne et de la cocaïne. Feilding ne pèse pas ses mots lorsqu'il s'agit des lois actuelles de lutte contre la drogue : « Il est complètement fou et immoral d'associer l'usage de la drogue à un crime, déclare-t-elle. Pour moi, il va de soi que le contrôle de votre propre conscience, qui est le cœur même de votre être, est une affaire privée – du moment que vous ne faites rien de nuisible pour les autres. »

Feilding a toutefois été contrainte de taire sa passion pour les psychédéliques. « Le directeur de la banque aurait retiré votre autorisation de découvert, explique-t-elle. Les parents des amis de vos enfants leur auraient interdit de venir jouer avec vous. C'était vraiment tabou. »

Elle a fini par canaliser son énergie dans la promotion de la trépanation – une technique qui consiste à se percer un trou dans le crâne. La chirurgie, qui est pratiquée depuis le Néolithique, améliorerait le bien être mental, bien qu'il y ait peu de preuves médicales pour appuyer cela. Huges et les deux partenaires ultérieurs de Feilding, Joseph Mellen et son mari actuel James Charteris, ont tous eu recours à la trépanation.

Pour ne pas être en reste, Feilding a elle-même pratiqué une incision dans son crâne à l'aide d'une perceuse électrique en 1970, filmant le tout pour un documentaire intitulé Heartbeat in the Brain. Des clichés de la vidéo ont plus tard été exposés au MoMA PS1 de New York – nombre de personnes ont perdu connaissance en voyant Feilding forer un trou dans sa propre tête ensanglantée. (L'effet de la trépanation, déclare-t-elle, se limite à un regain subtil mais distinct d'énergie.) Elle s'est également portée candidate, dans le cadre d'un projet artistique, aux élections parlementaires à travers la plate-forme « Trepanation for the National Health ».

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« Personne ne considérait l'art comme un tabou, si bien que j'ai fait passer ça pour de l'art, poursuit-elle. J'ai commencé à utiliser la trépanation comme le symbole de la valeur de l'altération de la conscience. »

Feilding en 1971, et dans sa chambre à Londres. Photo publiée avec l'aimable autorisation de la Fondation Beckley

Mais Feilding a commencé à remettre en question la valeur de l'art en tant qu'outil pour changer les esprits – ne fût-ce qu'en raison des médias qui se montraient déçus lorsqu'elle refusait de jouer le rôle de l'artiste timbrée. Son apparition dans une émission télévisée a un jour été annulée – au dernier moment, l'avocat aurait jugé que « cette fille est beaucoup trop saine d'esprit – on va avoir une épidémie de trépanation et on va nous poursuivre en justice ! » Feilding a fondé la Fondation Beckley en 1998 et a depuis consacré toute son énergie dans l'organisation. Elle a témoigné avec horreur de la guerre contre la drogue et s'est persuadée qu'une approche à la drogue fondée sur des données probantes était nécessaire – et qu'une démonstration scientifique des avantages potentiels de ces substances était capitale.

« J'ai compris que la science était la seule à pouvoir m'aider à surmonter le tabou entourant ces substances », ajoute-t-elle.

« J'ai toujours été assez douée pour convaincre les gens », explique-t-elle au sujet de son rôle dans la fondation : « Je manigance en quelque sorte de loin. Je réunis [les scientifiques] ensemble, j'essaie de trouver les financements nécessaires et je leur explique ce sur quoi ils doivent se pencher. »

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Morgan se rappelle avoir été présentée à Feilding par un collègue de travail alors qu'ils visitaient Beckley. « Je me souviens avoir été très impressionnée par sa vivacité d'esprit, sa clairvoyance, son désir d'entendre parler de nos recherches et de la science en général », déclare-t-elle. Morgan collabore désormais avec Feilding sur une étude portant sur les effets des cannabinoïdes chez les fumeurs de nicotine.

Feilding a eu sa première percée grâce à une collaboration de longue date avec le professeur David Nutt, un scientifique de l'Imperial College à Londres. En 2011, les chercheurs de l'Imperial ont commencé à publier des résultats d'analyses du cerveau de personnes sous psilocybine. Cela a ouvert la voie en 2016 à leur étude révolutionnaire, Lancet, qui a révélé que 67 % des sujets souffrant de dépression résistante aux traitements ont trouvé le soulagement une semaine après la prise de psilocybine ; 42 % ne souffraient plus de dépression trois mois plus tard.

La taille des échantillons de cette étude et les conclusions du Centre Johns-Hopkins sont malheureusement limitées – l'Imperial comptait 12 sujets, tandis que le Johns-Hopkins en avait 15. N'est-il pas trop tôt pour tirer des conclusions définitives de cette recherche ? C'est une critique dont Feilding est bien consciente. « C'est bien le problème ! s'exclame-t-elle. Ces études montrent ce qui pourrait arriver, mais elles restent très onéreuses et le deviennent de plus en plus. »

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En raison des lois restrictives qui entourent ces substances contrôlées, il est difficile d'obtenir les approbations nécessaires à la conduite de telles expériences – la plupart figurent à l'annexe II et ne sont pas réputées pour leur valeur médicinale.

« Le coût des recherches scientifiques sur les drogues de classe A est grandement exagéré, explique Feilding. Seules trois institutions en Angleterre ont la permission de stocker [de telles substances], alors même qu'elles sont disponibles au coin de la rue. »

Pourtant, il semblerait que le vent tourne enfin pour Feilding. Les drogues comme les champignons hallucinogènes, le cannabis et la MDMA gagnent une nouvelle crédibilité en tant que traitements potentiels pour la maladie mentale – même s'il a fallu au monde plusieurs décennies pour comprendre ce que Feilding savait intuitivement dès l'âge de 23 ans.

« J'ai une foi inébranlable en ce que je crois juste, et c'est la raison pour laquelle je continue. » – Amanda Feilding

« J'ai passé cinquante ans à crier dans le vide ! J'ai la gorge sèche après tant d'efforts, plaisante-t-elle. Mais je suis une combattante. J'ai une foi inébranlable en ce que je crois juste, et c'est la raison pour laquelle je continue. »

Elle est d'avis que, avec le temps, la science comprendra que ces substances ne fournissent pas seulement une base de traitements pour la dépression et la dépendance, mais aussi pour les maladies physiologiques comme la maladie d'Alzheimer et la démence.

Ce pan de la recherche scientifique aurait été inenvisageable après que les gouvernements ont sévi contre la drogue dans les années 1960 et 1970. Selon Morgan, ce changement de discours peut être directement attribué au travail qu'a effectué Feilding en coulisses : « Amanda mérite une plus grande reconnaissance pour son rôle dans la prise au sérieux de ces drogues psychédéliques en tant que traitements pour des problèmes de santé mentale – une idée qui aurait été tournée en ridicule il y a dix ans ».

En ce moment, Feilding travaille 15 heures par jour, sept jours par semaine (« D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai pas eu un seul jour de congé ! ») afin de recueillir des fonds, organiser des conférences, et collaborer à un projet de recherche qui changera peut-être la vie de millions de personnes. L'adolescente rêveuse qui errait dans le monde et étudiait le mysticisme a parcouru un long chemin.

« Je rêvais d'arroser le désert – de sauver le monde. Je vois le cerveau humain comme un désert, déclare-t-elle. J'ai eu la chance de tomber sur la bonne connaissance au bon moment, de voir l'immense potentiel de ces composés. »

« Je pense que nous sommes sur le point de comprendre la façon dont ils peuvent être bénéfiques pour l'humanité. »