Réparer les vivants : la vie de JC, ancien militaire, 50 ans et un poumon en moins
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Portrait

Réparer les vivants : la vie de JC, ancien militaire, 50 ans et un poumon en moins

Le portrait d'un Français comme un autre, mais pas tout à fait, en fait.

Du côté de Tournus, dans un bar de quartier, travaille un serveur qui voudrait bosser en rondin, parce qu'un café, pour lui, c'est un lieu de liens, et un lieu d'attention qu'on apporte aux gens. La leur apporter en tenue, ça a de la gueule, c'est aussi une marque de respect envers les autres.

JC et moi, on s'est rencontrés par notre dentiste. Un cheval lui explose la ganache il y a dix ans, et « par bravade », dit-il, il reste ainsi, sur le mode « j'ai pas de dents, qu'est-ce que ça peut vous foutre ? » Il vivait sur une colline, il est récemment revenu en ville, alors il a cherché un dentiste, « quand même… » Il sourit, pas dupe de lui-même. Il sourit, parce que la démerde a ses forces propres mais aussi ses limites, et qu'il le sait. Sa force se loge dans sa capacité à faire abstraction, « la capacité à ne pas te laisser réduire ou résumer à ce qu'on voudrait faire de toi, ou à ce que tu subis à certains moments de ta vie ». C'est ainsi qu'il cerne son idée de la liberté.

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En effigie, son oncle Xavier, un marin : 17 tours du monde, et une fin de carrière de peintre. Le journal Paris-Normandie lui rendit hommage lors de son décès, en août 2015. « Mon oncle était d'une désinvolture superbe, j'ai voulu lui ressembler. On y laisse des plumes, parce que parfois c'est raide, pour bouffer, pour payer ses factures. T'as des factures parce que tu peux pas te couper complètement. Tu sais, le clochard se croit hors système mais il en est la pierre angulaire : personne ne veut lui ressembler, il sert de rappel, il est une brique de l'édifice. »

Et sa grand-mère maternelle : « Ma grand-mère maternelle s'appelait Luia Kaznavitch, elle venait de quelque part en Serbie. Ma mère disait que sa mère avait été vendue enfant, et servait à garder les troupeaux et à éloigner les loups. J'ai retrouvé un certificat de travail en cyrillique. Elle ne sait pas d'où elle venait, avant d'être vendue. Elle a toujours eu un couteau sur elle, et un fichu sur la tête. Quand j'allais dans les pays de l'est, dans toutes les babouchkas je voyais ma grand-mère. »

« Deux-trois salopards nous avaient pourri les gamins du quartier. J'ai essayé de les approcher, c'était la mafia géorgienne, les vory v zakone. Un soir ils m'ont trouvé, l'un d'eux m'a déchiqueté à coups de club de golf, ils m'ont laissé pour mort. »

Fils de militaire, il a grandi en Allemagne où le père changeait de base régulièrement. JC y a appris le dressage et, conséquemment, une forme de détachement : « Pour l'école, j'étais "débile", on m'a mis dans un coin, je me suis mis dans un coin encore plus loin, et je regardais les oiseaux. » Et puis la famille déménage tant qu'il prend l'habitude des liens noués puis laissés, sans regrets, so ist es.

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À 18 ans il s'engage, et à 21 ans il quitte l'armée : « J'ai donné trois ans de ma couenne pour servir le pays. Je voulais secourir la veuve et l'orphelin, au lieu de ça j'ai vécu les pires trucs, j'en ai fait aussi. Basta. » À partir de là il bosse sur tous les chantiers, dans toutes les usines, et partout, y compris à l'étranger, et il fréquente les facs, en auditeur libre. « Apprendre, apprendre, apprendre, c'est le credo. »

Le credo de l'autodidacte qui n'a jamais passé de diplômes mais qui a accumulé une expérience dont peu peuvent se prévaloir : une noblesse sans certification autre que celle de sa propre conduite. « J'ai appris très tôt que ce qu'on fait, on le paie. Tout. Surtout quand on rampe dans le bon sens [geste des deux coudes, et sourire, ndla]. Un Hitler, on ne le tue pas, un Gandhi, on le fume. "Aucune bonne action ne demeure impunie." Il faut tout faire en son âme et conscience, savoir qu'on va s'en prendre plein la gueule, et pas s'apitoyer. »

Dans les années 1990 il travaille à Strasbourg, au service éducation de la mairie. Il s'investit sur un quartier chaud, celui de la gare, et ses collègues et lui constatent que des gamins commencent à sniffer : « Deux-trois salopards nous avaient pourri les gamins du quartier. J'ai essayé de les approcher, c'était la mafia géorgienne, les vory v zakone. Un soir ils m'ont trouvé, l'un d'eux m'a déchiqueté à coups de club de golf, ils m'ont laissé pour mort. Un type m'a sauvé la vie, j'avais une hémorragie, je crachais le sang. Je suis allé à l'hôpital, j'ai perdu un poumon. »

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L'homme est longiligne, plutôt grand et au corps sec. Un visage triangulaire menu, équilibré par des rouflaquettes, des mains aux doigts épais, des mains de travailleur, d'ouvrier, d'artisan, un poumon en moins, des dents neuves : on devient tous, à un moment donné, le produit de notre corps et réciproquement.

Il a tant voyagé – « J'ai arrêté de compter les pays à partir de 60 » – qu'il en est aussi le produit. « On ne voyage pas pour se garnir d'exotisme et d'anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives […] », écrit Nicolas Bouvier dans L'usage du monde. Élimé, assoupli, décentré, adouci, et relatif : « On est nés du bon côté de la planète, au Congo, le mec, il a plus de mal à s'en sortir, hein. Là-bas, on les appelle les gâchés, des vies gâchées. »

Aujourd'hui JC a 50 ans, une fille de 10 ans dont il est fier. Son couple semble avoir épuisé ses ressources, du moins c'est ce qu'il ressent. 17 ans, ça reste un joli bout de route.

Pas de regret, pas de complaisance non plus, ni à son égard, ni envers les autres, mais une douceur désarmante en cet ancien soldat. Une douceur que le réalisme n'entame pas : pas de cynisme pour la contrarier. Pudique, il a la parole vive et le mot chatoyant. Lecteur de Céline, il en a le sens aigu de l'observation, l'attention bienveillante, et la ligne de partage solidement placée : « J'ai jamais eu peur de me confronter au mal, c'est mon éducation qui veut ça. À l'armée, au Tchad, j'en ai vu qui mélangeaient des pâtes qui restaient avec du marc de café pour jeter quelque chose d'immangeable. Je leur ai cassé la tête, je suis parti en taule. C'est toujours des histoires de pouvoir. J'en veux pas, du pouvoir. »

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« Je réparais, du moins j'essayais, tous les clochards, les esquintés, les laissés-pour-compte, tous les mecs qui pourrissaient sur pied. »

Son verbe, c'est le verbe « réparer », réparer les autres, réparer les montres, se réparer lui-même. « À Strasbourg, on a monté le premier centre autogéré pour jeunes, une salle de spectacle qui s'appelle Molodoï [jeunesse, en russe, ndla]. Le Molodoï, c'était "un moyen de". On faisait des collectes de fringues, de bouffe, pour donner aux plus pauvres que pauvres. À un moment je demandais aux copines infirmières de sortir du matos. Je réparais, du moins j'essayais, tous les clochards, les esquintés, les laissés-pour-compte, tous les mecs qui pourrissaient sur pied. Là je m'en suis pris plein la gueule, sur qui j'étais. J'ai aussi appris jusqu'où les mecs peuvent aller dans l'ignorance de leur propre corps, dans l'état de déchéance. »

Et, renvoyé à lui-même : « À travers les autres, peut-être que je pensais que je m'aidais. Maintenant, je peux dire que je m'en suis bien sorti. En fait, chaque fois que j'ai aidé quelqu'un comme ça, j'étais satisfait. C'est de l'ordre de l'inconscient, l'impression que je grandissais, comme si on me disait "c'est bien" [il fait le geste d'une main qui passe sur sa tête, une caresse protectrice et enveloppante, ndla]. C'est ce qui me motivait. »

« On est des bizarres, dans la famille. » Bizarres ? Pas tant que ça dans le fond. Cet oncle marin et voyageur, ce père dur dans un milieu confiné, cette grand-mère vendue enfant, ignorante de ses propres origines, cette école qui ne lui a pas fait de place, et puis cette sœur jumelle tant aimée mais qui, « abîmée par la vie », mit fin à ses jours – « J'ai toujours porté de la douceur, parce que je ne suis pas né seul, j'étais avec elle » –, une aînée « d'un autre level que moi », un cadet « aussi bon que tatoué », l'ont tous nourri. Les duretés de la vie deviennent épopées, du seul fait de leurs confrontations à la réalité. Nul désenchantement, nulle amertume, de la nécessité bien comprise : tout se paie, tout doit se regarder à l'aune d'une autre mesure que la sienne propre, tu n'es jamais réductible à la somme de tes emmerdes, tu peux et tu dois te tenir droit, et lorsque tu vas « à l'extrême limite de ton fil », tu en récupéreras toujours deux bouts pour repartir. « C'est vrai, ça, deux morceaux suffisent. »

« Les cons comme moi, on est des funambules. » Les cons comme lui ne le sont pas tant que ça : ils viennent sauver des pans entiers d'une vie asséchée par le marketing et les injonctions d'une société qui raisonne comme une cloche, produisant une misère morale vindicative qui jalouse, qui réclame, et qui vire facho. « Va lire la prière des paras, y a quelque chose dedans : "Donnez-moi mon Dieu, le courage et la force et la foi, car vous êtes seul à donner ce qu'on ne peut obtenir que de soi." »

Florence Saint-Arroman est sur Twitter.