Coca Buton
Illustration : Juta 
Food

L'histoire de la liqueur italienne à base de feuilles de coca

À la fin du XIXe siècle, fabriquer de l'alcool avec de la coca était plutôt courant mais seul le Coca Buton est encore là pour en témoigner.
Giorgia Cannarella
Bologna, IT
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Lorsque j'ai entendu dire que quelqu'un en Italie fabriquait une liqueur infusée avec des feuilles de coca, j'ai d'abord imaginé une distillerie clandestine dans le sous-sol d'un squat hippie. Mais les fabricants du Coca Buton, le nom donné à cet alcool inhabituel, sont en fait hyper réglos et gèrent une petite entreprise à San Lazzaro di Savena, une ville située dans la banlieue de Bologne. 

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L'entreprise a récemment été rachetée par Amaro Montenegro, une célèbre marque italienne de spiritueux basée dans la région. Mais l'histoire de la boisson remonte à plusieurs siècles, à la fin des années 1800, lorsque les feuilles de coca étaient utilisées dans le cadre d'expériences culinaires en Europe et aux États-Unis. Inspirés par la façon dont les peuples indigènes du Pérou, de Bolivie et de Colombie utilisaient cette plante pour combattre la fatigue, quelques voyageurs entreprenants ont commencé à travailler avec la coca et ses propriétés énergisantes. 

Dans les années 1850, des chimistes ont extrait l'ingrédient actif des feuilles de coca, qui a ensuite été baptisé cocaïne par le chimiste allemand Albert Niemann en 1860. À peu près à la même époque, le chimiste français Angelo Mariani a commencé à préparer un vin infusé avec des feuilles de coca, qu'il a ensuite vendu sous la marque Vin Mariani. Cette boisson n'était qu'un des nombreux vins de coca de l'époque, mais elle est devenue la préférée de la royauté, des personnalités littéraires et artistiques, et même du pape Léon XIII

Inspiré par le succès massif du vin Mariani, le pharmacien américain John Pemberton, basé en Géorgie, a utilisé des feuilles de coca pour mettre au point une boisson similaire, qu'il a appelée le « French Wine Coca ». Mais peu de temps après le lancement de son nouveau produit, le comté où il exerçait ses activités a adopté des lois prohibitives qui ont rendu sa boisson alcoolisée illégale, mais la cocaïne qu'elle contenait n’était pas un problème en soi. C'est pourquoi Pemberton a élaboré une autre recette en 1885, un sirop sucré non alcoolisé qui est devenu la base du Coca-Cola.

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« Les feuilles de coca étaient un peu comme le Red Bull du XIXe siècle », explique Fulvio Piccinino, ancien barman et fondateur de Sapere Bere, un site Internet italien consacré aux spiritueux. En d'autres termes, si vous vouliez créer une boisson aux propriétés énergisantes à la fin du XIXe siècle, il était tout naturel d'inclure la coca comme ingrédient.

C'est dans ce climat d'expérimentation que Jean Bouton, descendant d'une famille de distillateurs français installée près de Bologne, a inventé la liqueur Coca Buton. La date exacte de sa création n'est pas connue, mais nous savons qu'elle était en circulation depuis au moins 1876, grâce à une affiche publicitaire conservée.

Mais en quelques décennies, notre compréhension de l'impact de l'ingrédient actif des feuilles de coca sur le cerveau humain a radicalement changé. Nous savons maintenant que les feuilles de coca ne créent pas de dépendance lorsqu'elles sont mâchées à l'état naturel, alors que la cocaïne si. Mais au XIXe siècle, ces distinctions n'étaient pas aussi claires. Par exemple, on pense que le vin Mariani utilisait une combinaison de feuilles de coca et de véritable cocaïne. Cette méthode a été abandonnée au début des années 1900 car elle entraînait une dépendance et des abus. 

Pendant ce temps, aux États-Unis, le Coca-Cola (alors propriété d'Asa G. Candler qui avait acheté la recette de la boisson à Pemberton) était disponible en bouteille, ce qui le rendait accessible aux communautés noires à qui il était alors interdit de boire dans les fontaines à soda où la boisson était devenue populaire auprès de la classe moyenne blanche. Ce changement de distribution a amplifié l’hystérie raciste dans le Sud.

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Candler et ses employés ont commencé à réviser la recette de la boisson en 1903, soit onze ans avant que la cocaïne ne soit officiellement interdite aux États-Unis. Au fil du temps, la société s'est efforcée de réduire et finalement d'éliminer toute trace des effets psychotropes de la plante dans son produit, bien que l'on pense que la cocaïne n'a pas été totalement éliminée du Coca-Cola avant 1929. La nouvelle recette améliorée utilisait toujours les essences extraites des feuilles de coca, ainsi que l'arôme 7X très convoité.

Même si la cocaïne a été jugée dangereuse, elle n'a été interdite au niveau international qu'en 1961. Mais dans le cas du Coca Buton, aucune modification importante n'a dû être apportée à sa recette, car le processus de distillation élimine naturellement les effets psychotropes de la plante.

Une ancienne employée d'Amaro Montenegro, qui préfère rester anonyme, explique que le processus de production de la liqueur se déroule sous une supervision stricte. « Les feuilles de coca sont importées de Bolivie et du Pérou et conservées dans un coffre-fort, dit-elle. Une fois que nous avons extrait l'arôme, elles sont renvoyées à la Guardia di Finanza [une force spéciale de la police italienne]. Elles sont comptées une par une. »

Le Coca Buton n'est pas le seul spiritueux soumis à une réglementation stricte – l'absinthe entre également dans cette catégorie. L'un des principaux ingrédients de cette dernière, l'huile essentielle d'Artemisia Absinthium, contient une substance appelée thuyone qui est toxique en grande quantité. C'est pourquoi la boisson a eu mauvaise réputation au début du XXe siècle, mais ses propriétés hallucinatoires sont en fait plutôt dues à son fort pourcentage d'alcool, généralement autour de 70 %.

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En Europe, les spiritueux contenant de l'Artemisia Absinthium ne peuvent contenir plus de 35 mg de thuyone par litre. Aux États-Unis, cette quantité tombe à 10 mg. C'est pourquoi certaines boissons européennes ne peuvent pas être exportées aux États-Unis, notamment les liqueurs alpines traditionnelles comme le génépi, qui contient également des extraits de plantes du genre Artemisia.

Aujourd'hui, le Coca Buton n'est pas particulièrement populaire, peut-être parce qu'il semble un peu démodé. L'alcool est vert vif, épais, très aromatique et sucré. « C’est comme l'absinthe. Les gens en attendent beaucoup en raison de son histoire d'origine, mais ce n'est qu'un digestif, dit Piccinino. Commercialiser votre alcool uniquement sur la base de son allure interdite n'est pas une stratégie à long terme. »

En bref, le Coca Buton n'est pas aussi risqué qu'il n'y paraît. La liqueur a tout de même quelques cousins internationaux, dont l'Agwa de Bolivia, un spiritueux fabriqué à Amsterdam avec des feuilles de coca boliviennes, et l'Amuerte, un gin aux feuilles de coca fabriqué en Belgique. En 2017, même le vin Mariani a fait son retour (sans la cocaïne), 102 ans après son interdiction.

Pourtant, le Coca Buton représente un morceau d'histoire, une époque où les propriétés et les produits de la plante de coca étaient explorés et expérimentés, et non criminalisés. En 2009, la Bolivie, où la plante de coca est cultivée légalement et consommée traditionnellement par les populations indigènes, a demandé aux Nations unies de modifier la convention unique sur les stupéfiants de 1961 afin d'interdire la cocaïne mais pas la coca. Des groupes de pression ont également fait valoir que l'interdiction de la coca repose sur des preuves scientifiques dépassées et sur une perception raciste des pratiques culturelles autochtones.

Qui sait, peut-être qu'un jour les boissons infusées à la coca ne seront plus un problème. En attendant, vous pouvez siroter le Coca Buton pur ou avec de la glace, avant ou après le repas, chaud ou froid. Vous pouvez également essayer le cocktail Saigon, qui est en fait une recette sicilienne où la liqueur est mélangée à de la vodka, du vermouth et du granité de citron. Cela a l'air assez horrible, mais chacun ses goûts.

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