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Au temple montréalais du sandwich au baloney grillé, on ne plaisante pas avec les règles

Wilensky est aussi célèbre pour ses règles que pour ses sandwichs. La plus célèbre, qui a été révoquée, consistait à facturer un supplément aux clients qui ne voulaient pas de moutarde.

« J'ai dit à Moe de réparer ce tabouret! »

Le vieil homme à ma droite parle de Moe Wilensky, cofondateur de Wilensky's Light Lunch. Moe est décédé il y a près de 30 ans. Aujourd'hui, sa fille Sharon et son fils Asher dirigent l'entreprise familiale, d'une main de fer. Sharon Wilensky fait poliment oui de la tête pendant que l'homme poursuit son sermon à propos du tabouret bancal et rappelle qu'il vient manger ici depuis très longtemps.

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Je demande à Sharon s'il y a beaucoup de clients âgés qui viennent chez Wilensky et racontent des histoires du temps de son père. « Oh oui, beaucoup. De moins en moins, évidemment. Mais il y a des clients qui viennent ici depuis l'ouverture, en 1932. C'étaient des garçons du quartier, qui ont près de 90 ans maintenant. »

Immortalisé dans le roman de Mordecai Richler L'apprentissage de Duddy Kravitz, et plus tard dans cette scène de l'adaptation du roman au cinéma, Wilensky's Light Lunch est l'une des icônes de la cuisine juive à Montréal, avec Schwartz's, Beauty's et Moishes. C'est aussi un bon exemple du métissage gastronomique qui se poursuit à Montréal.

« Le salami, les charcuteries, la viande fumée sont très courants en Europe de l'Est. Beaucoup de Juifs mangent ce genre de choses à la maison, explique Sharon. Il n'y a que du bœuf. Les clients qui mangent casher ne consomment pas de porc. Et à cause des restrictions alimentaires des Juifs concernant la viande et les produits laitiers, on n'avait pas de fromage au début. »

Avec le temps, ces restrictions ont fini par aller à l'encontre des demandes d'autres communautés. « Après un moment, tellement de gens — surtout les clients francophones — nous demandaient du fromage que nous avons fini par en ajouter aux sandwichs. Au début, on le faisait discrètement. On l'a inscrit au menu il y a à peu près 30 ans seulement. C'était plutôt secret pendant un certain temps. »

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Il n'y a pas de tables chez Wilensky, seulement huit tabourets (bancals selon certains) au comptoir. Les clients s'y installent pour manger leur hot-dog sur pain aux oignons servi dans une serviette en papier ou l'un des plats du jour, avec une boisson gazeuse de la vraie fontaine à soda, et oust!

Le célèbre chef David Chang affirme que Wilensky est son « endroit préféré au monde », et les touristes, jeunes et vieux, ne manquent pas. Ils prennent des photos du fameux sandwich à côté des habitués qui font partie du décor.

La célébrité de Wilensky, devenu une destination culinaire, n'a rien à voir avec ses modestes débuts. « On était en pleine Dépression et mon père avait besoin d'argent. Il n'était pas un foodie. Ça n'existait pas. C'était pour survivre. Il fallait trouver quelque chose de différent qui attirerait les gens. »

En 1932, quand Wilensky a commencé à servir des plats, survivre voulait dire servir des hot-dogs pour retenir les clients qui jouaient aux machines à boules, venaient acheter des cigares ou des livres, se faisaient couper les cheveux. Un magasin général comme on en voyait beaucoup à l'époque. Ce qui a fait le succès de Wilensky, c'est le Spécial Wilensky — pain kaiser, moutarde, baloney et salami — qui, par hasard, est devenu une icône montréalaise.

« Mon père mangeait du salami et du baloney le midi, se rappelle Sharon. Des clients ont commencé à lui demander de leur faire un sandwich comme le sien. Il a essayé différentes combinaisons de viandes et, quand il a senti qu'il avait la bonne, il a commencé à en vendre. Il n'était même pas sur le menu. »

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La viande est grillée sur une plaque et déposée dans un pain kaiser (spécialement fait pour Wilensky) pré-garni de moutarde, et le sandwich est ensuite grillé dans le presse-sandwich. La plaque et le presse-sandwich datent tous les deux de 1932. « La plaque est ici depuis le tout début. Mon père l'a achetée pour 68 $, et il faisait des paiements de 0,25 $ par semaine, quand il le pouvait. C'était une période très dure. »

Wilensky est aussi célèbre pour ses règles que pour ses sandwichs. Règles qui vont de soi pour les habitués et les gens du quartier, mais qu'on énonce littéralement pour les non-initiés. La plus célèbre, qui a été révoquée, consistait à facturer un supplément aux clients qui ne voulaient pas de moutarde.

« Tous les matins, on garnit les pains de moutarde. On demandait 0,05 $ de plus aux clients qui n'en voulaient pas, parce que c'était du travail supplémentaire pour nous. Il y a des gens qui pensent que nous le faisons encore, mais non. »

Et, à ce jour, les employés ont toujours refusé catégoriquement de couper le sandwich en deux aux clients qui le demandent. Ça peut sembler arbitraire, mais l'explication est parfaitement logique. « C'est une question d'efficacité et d'égalité. L'idée, c'est que tous les clients soient servis de la même façon. Personne n'a de traitement spécial. C'est aussi plus facile pour nous parce que nous travaillons à la chaîne. On ne fait pas d'exception. C'était l'idée de mon père. »

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« Si un client disait : "Je viens de subir une chirurgie dentaire, s'il te plaît, Moe, peux-tu couper mon sandwich?" Mon père lui répondait : "Si je le coupe pour toi, je vais devoir le couper pour tout le monde. Alors non." »

Selon Sharon, ça a rendu des clients furieux, mais c'est aussi pourquoi Wilensky se démarque dans une industrie où beaucoup sont prêts à se plier en quatre pour leurs clients.

« Ils disent que c'est absurde que nous refusions de couper les sandwichs, mais que fait-on de ceux qui veulent un sandwich vite fait? C'est ce que demandent la plupart des gens. Vous changez ça et vous êtes fini. Beaucoup de propriétaires de restaurants aiment voir ça quand ils viennent ici. »

Une autre règle : pas de pourboires. « Personne ne laisse un bon pourboire en pensant obtenir un meilleur service en retour. Ça vient sûrement de mon grand-père, qui était originaire de Russie et plutôt socialiste. » Pour des « raisons personnelles », la monnaie que laissent les clients s'en va à la Fondation des maladies du cœur et de l'AVC.

On parle beaucoup de Moe Wilensky, mais c'est la mère de Sharon, Ruth, qui a mené la barque pendant plus de 30 ans avec encore plus de chutzpah que son époux.

« Mon père était jovial, il mettait de la vie dans le magasin. C'est ma mère qu'il ne fallait pas mettre en colère. Elle avait 65 ans quand mon père est décédé, et elle a pris sa retraite il y a seulement trois ans, à 93 ans. Elle a bien appris à gérer une entreprise tard dans sa vie. Disons qu'elle aimait superviser. »

En fait, Ruth Wilensky était si connue dans le Mile End qu'un restaurateur new-yorkais a nommé un sandwich très semblable au Spécial Wilensky en son honneur. Par contre, parler de ce sandwich hommage constitue une transgression à une autre règle, plus récente : « C'est notre marque de commerce, pourquoi on perdrait du temps à parler de ça? » Prochain sujet.

Sharon, qui a enseigné l'anglais à McGill et à Concordia, n'aurait jamais pensé qu'elle reprendrait un jour les rênes du restaurant familial. Mais en 2000, le devoir l'a appelée. Après le décès de son frère Bernard et avec la retraite imminente de sa mère, c'était à elle de prendre les commandes. Même si Ruth a continué à travailler pendant 12 ans, c'est Sharon qui a le plein contrôle des affaires et veille à préserver le service unique de Wilensky.

« Je me souviens qu'un jour un homme âgé avec qui je parlais m'a dit que je lui rappelais les serveuses des années 1950, parce que je lui parlais comme une personne et non comme un ordinateur. Les gens ne veulent pas qu'on change et on ne change pas. On fait ce qu'on a à faire et c'est tout ce que les clients attendent de nous. »