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Merdique comme être freelance en 2016

Pourquoi votre enthousiasme pour travailler « à toute heure » est débile, autant que vos désirs de « liberté ».
Paul Douard
Paris, FR
Photo de Marimbajlamesa, via Flickr CC.

Les autoentrepreneurs sont comme les rats : ils croissent de manière exponentielle. En France, on estime qu'il y aurait plus de trois millions d'indépendants avec près de 100 000 nouvelles inscriptions en 2015. Les jeunes Français seraient les plus concernés puisque selon une étude, 62 % d'entre eux seraient intéressés à l'idée de devenir un entrepreneur schumpetérien moderne.

Chaque année, cela fait donc toujours plus de jeunes gens pleins d'avenir qui feront la morale aux partisans du monde douillet du salariat, principalement à l'aide de photos Instagram prises sur des terrasses de cafés ou de posts de blog sur Medium pour y vanter les mérites de leur vie épicurienne autocentrée de gauche fondée sur un principe de droite : l'ultralibéralisme. Pas de contraintes, pas de contrat, moins d'impôts.

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Chaque fois que je lis ce type de témoignages, c'est comme si mes testicules étaient délicatement entreposés dans un étau froid où chaque ligne supplémentaire lue à haute voix provoquerait ma lente et douloureuse agonie. Mais avant que vous vous fendiez d'un tweet contestataire à votre communauté de 89 followers, sachez que j'ai moi-même été autoentrepreneur. Ça a duré presque deux ans. Je sais donc ce qu'il en est, croyez-moi. Et je sais que c'était aussi nul et épuisant que le « salariat de vieux cons ».

Au-delà d'une certaine culture du « comment être cool au XXIe siècle » véhiculé par ce milieu de trentenaires éduqués, il y a un problème de valeurs. Celles-ci, dont je vais parler plus loin, sont objectivement nulles. En plus d'être scandées lors de tous les « think tanks » et autres « networkings » organisés par des gens riches de la génération précédent la nôtre, elles semblent être aussi honnêtes que les raisons de sa création. C'est-à-dire : la nécessité. Elles servent juste à aider les entreprises qui ne veulent pas embaucher à cause des impôts.

Vous pouvez être autoentrepreneur, il n'y a aucun mal à ça. Mais par pitié, n'essayez pas d'en faire une sorte de contre-culture au travail moderne. Car il ne s'agit de rien d'autre que de votre volonté – somme toute légitime – de gagner un peu de fric dans une économie post-Trente Glorieuses ravagée. C'est pourquoi je reste assez stoïque face à tous ceux qui s'extasient devant les moteurs de recherche pour travailleurs free-lance – comme Nomad Airlines –, lesquels vous proposent les villes les plus ensoleillées au monde, mais surtout les moins chères, et disposant de la meilleure connexion wifi. Ce sont donc ça les valeurs de l'auto-entreprenariat, et plus largement de l'économie collaborative ? Se faire payer par une multinationale pour vivre dans un pays bon marché dont vous ne parlerez jamais la langue ?

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Le truc impressionnant, c'est que ça marche néanmoins. Ces jeunes gens intelligents, ayant fait de bonnes études, se retrouvent dans ces discours bas de gamme. Il suffit de regarder ma timeline Twitter : impossible d'éviter ces prêcheurs de la bonne parole en 140 caractères, lesquels se font les chantres de ce mouvement jeune censé « révolutionner » le monde du travail. Comme ces citations anglo-saxonnes qui ne veulent rien dire mais qui semblent-ils sont sources de motivation pour certains. On ne change pas les choses en s'inscrivant au dernier « échappe-chômage » du gouvernement. Vous êtes une marchandise, c'est tout.

Bien que « l'ubérisation de la société » soit une notion différente de celle « d'économie collaborative », ces deux notions se rejoignent dans leurs fondements. Ce modèle qui selon certains économistes comme Jean-Marc Daniel doit « remplacer le salariat » dans un avenir proche, est pourtant beaucoup moins sexy que ce que trois blogueurs souriants veulent bien nous en dire.

Photo de Georgia Popelwell, via Flickr CC.

Mes deux années en tant qu'humain et entrepreneur de ma propre vie ne furent pas les deux plus belles années de ma vie. Loin de là. Car si pour certains envoyer des factures, se prêter tous les jours à des gens différents qui vous ignorent et sans savoir ce que l'on gagnera le mois prochain est un challenge, ce fut pour moi aussi agréable qu'une rage de dents.

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C'est aussi le sentiment d'Anthony, un journaliste indépendant depuis plusieurs mois que j'ai questionné sur sa situation : « Quand on est salarié, on a notre fiche de paie à la fin du mois, l'argent qui tombe et les taxes qui sont automatiquement déduites », me dit-il. À son compte en effet, il faut s'occuper de ses déclarations et factures sans l'aide de personne. « En plus, il faut parfois attendre deux mois avant d'être payé, poursuit Anthony. Résultat, on ne sait jamais combien on va percevoir à la fin du mois. »

Un autoentrepreneur est effectivement une entreprise. Et à ce titre, il doit trouver des clients, qu'il doit ensuite convaincre de lui faire confiance. Il est donc à la fois directeur général, commercial, community manager et comptable – c'est-à-dire : les postes les plus nuls d'une entreprise traditionnelle – de sa propre personne. C'est comme passer un entretien d'embauche tous les jours. Personne ne vous fait confiance et vous devrez sans cesse prouver votre valeur. Cela peut rapidement être épuisant. En fait, c'est l'aboutissement d'une vieille doctrine selon laquelle ce que nous produisons aurait plus d'importance que nous-mêmes.

Pour s'en rendre compte, il suffit de jeter un œil à la récente faillite de Take Eat Easy – la société de livraison de repas à vélo – qui a laissé pas mal de coursiers sur le carreau, et dont beaucoup espèrent toujours être payés. Mais problème : leur statut d'indépendant les inscrit tout en bas de la liste des gens à rembourser. Ils sont moins importants que les investisseurs, et les banques à qui la société a emprunté. C'est le problème d'être un simple humain comparé à une entreprise.

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Les sites pour free-lances sont aussi en partie responsables de cette précarité. Ils sont nombreux à proposer des centaines de missions, mais leur fonctionnement est assez sinistre. Hopwork – comme bien d'autres – propose de mettre tous les free-lances en compétition. Le client propose sa mission sur le site et tous les autoentrepreneurs inscrits ont le droit d'y postuler. Sauf que chaque indépendant a son prix, et inévitablement les gens vont avoir tendance à baisser leurs tarifs pour décrocher la mission. On se croirait presque dans un site esclavagiste du dark web. C'est ce que m'explique Quentin, ancien journaliste free-lance aujourd'hui salarié dans une rédaction : « On se fait pomper notre fric d'un côté [ par le RSI et l'Urssaf N.D.L.R ] et de l'autre, on se fait entuber pas des clients qui recherchent les prix les plus bas. Il y a donc une concurrence féroce entre les free-lances et c'est toujours celui qui proposera le prix le plus bas qui remportera le contrat. »

Les récentes études montrent également que derrière l'effervescence de création de statuts d'indépendants, la suite de l'aventure libertaire est souvent plus maussade. Selon une étude de l' Insee, seulement 30 % des autoentrepreneurs sont encore en activités trois ans après la création de leur statut. Pire, les trois quarts des indépendants encore en activité au bout de trois ans déclarent un chiffre d'affaires annuel de moins de 15 000 euros. Ce qui est merdique. Et qui démontre deux choses : soit ce statut est encore trop précaire pour être vivable dans la durée – ce que le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez condamnait récemment dans Le Monde –, soit que (fait étrange !) les gens sont encore nettement plus attirés par le confort du salariat.

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Malgré tout, certains sont prêts à s'y lancer pour goûter à la liberté, comme l'expliquait Judith Duportail, journaliste indépendante et collaboratrice de VICE, sur Medium. Cette dernière semblait ravie d'avoir démissionné pour devenir indépendante : « Ce n'est rien d'autre que le prix de ta liberté », disait-elle, tutoyant le lecteur. « De choisir avec qui tu bosses, où et à quelle heure, de choisir ce que tu fais, de faire ce que tu aimes. D'être le boss, baby ! »

OK, baby. Mais où est la liberté lorsque vous êtes à la merci de clients pour qui vous n'êtes qu'un objet remplaçable à l'infini et moins coûteux qu'un lot de fourchettes ?

N'allez pas me sortir une naïveté du genre « oui mais on a des idées qui valent cher ! » Tout le monde a des idées, sachez-le. Le tout est d'en avoir une extraordinaire et d'être capable de la réaliser, ce qui nécessite déjà d'avoir de l'argent. Si tel était le cas, vous ne seriez pas autoentrepreneur à passer votre journée à rafraîchir votre Gmail. Ne croyez pas qu'un rédacteur en chef va tomber de sa chaise à la lecture de votre pitch très travaillé « Comment je suis tombée amoureuse d'un baron de la drogue du Hezbollah ».

C'est ce que me confiait aussi Anthony : « Il faut toujours se tenir informé, être au courant des dernières actualités pour pouvoir proposer de nouveaux sujets tous les jours, qui au final ne seront pas acceptés – ou transformés. » Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherche au CNRS sur le thème du travail, m'expliquait au téléphone que « l'auto-entrepreneuriat dans lequel certains se réfugient pour échapper au salariat […] n'est pas telle qu'on l'imagine car il y a la forte pression du client », selon elle. Pour elle, la solution est de chercher à améliorer les conditions de la mise au travail dans le cadre du salariat, « notamment en supprimant la clause de subordination qui fausse les relations entre employeurs et employés – et élimine toute possibilité de relations de confiance ».

Si certains quittent le salariat pour se plonger dans l'indépendance, les raisons en sont parfois assez paradoxales. Nombreux sont ceux qui parlent de liberté, tout en voulant faire « évoluer leur carrière », notion pourtant totalement rattachée au monde du salariat. Quentin, l'ancien free-lance, cherchait à l'époque à fuir « le clientélisme du monde de l'entreprise », mais s'est finalement retrouvé dans un Battle Royal inter-indépendants.

Derrière ce foutoir de chiffres et de pensées contradictoires, il faut néanmoins garder en tête d'où vient l'attrait pour le monde des MacBook en terrasse. D'une réalité très triste : une réaction de survie face à un taux de chômage qui ne cesse de grimper couplée à un mécontentement total vis-à-vis du monde de l'entreprise. Néanmoins, ce débat entre le salariat et l'auto-entreprenariat est en réalité le même que celui entre couples et célibataires. Ces derniers t'expliqueront toujours qu'être seul, c'est génial, que tu peux faire ce que bon te semble. Les autres te diront que le confort, c'est bien aussi.

Et après trois pintes, les deux vous paraîtront tout aussi sinistres.

Paul est sur Twitter.