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LE NUMÉRO AU BORD DU GOUFFRE

Bernard Fèvre

Bernard Fèvre est Black Devil Disco Club, l'un des seuls trucs que la France ait produit de bien ces trente dernières années. Évidemment, son génie n'a été reconnu que vingt-cinq ans plus tard par Aphex Twin...

Bernard Fèvre est Black Devil Disco Club, l’un des seuls trucs que la France ait produit de bien ces trente dernières années. Évidemment, son génie n’a été reconnu que vingt-cinq ans plus tard par Aphex Twin qui a ressorti sur son label son tout premier album : un chef-d’œuvre de disco froide produit sur des synthés analogiques et recouvert d’une voix venue tout droit de la Mort. Âgé d’une soixantaine d’années, il s’est remis à faire des disques pour des gens dont il pourrait être le grand-père, et ça a l’air de l’amuser. Entre-temps, il a été au Palace, gagné de l’argent avec une marque de gâteaux, et participé à l’essor des petites bouteilles d’Orangina. On a été chez lui, histoire de dire bonjour à son gros chat et de parler d’il y a longtemps.

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Vice : Qu’est-ce que vous faisiez avant qu’on arrive ?

Bernard Fèvre :

Je m’amusais à faire de la musique, mais ça n’a rien à voir avec Black Devil. Ça fait trente ans que je fais de la musique pour bouffer. En France, quand tu dis que tu es musicien, on te demande de suite ce que tu fais à côté pour bouffer. Alors qu’en Allemagne, en Norvège ou en Suède, on va te demander quel genre de musique tu fais.

C’est hyper français. Ça, et le fait d’en avoir rien à foutre de la musique, aussi.

Les Français ont une bonne oreille mais n’ont pas de culture musicale. À force de parler de culture en France, on n’en a plus. La culture, c’est la peinture, la musique, la sculpture, c’est tout un tas de choses dont on ne parle jamais à l’école. On parle juste de littérature et de mathématiques.

En France, on a le cliché du prof qui fait chier.

Mes profs m’ont toujours fait chier parce que je n’étais bon qu’en musique. Comme j’étais fils d’ouvrier, on m’a directement mis dans le technique. C’est monstrueux. Je me suis retrouvé à l’usine, et le fils du patron est venu me voir à mon poste de travail et m’a dit : « Tu as l’air de te faire chier, non ? » Je lui ai répondu : « Il n’y a qu’un truc qui me plaît, faire de la musique. » Tous les soirs, je répétais avec un groupe. J’ai fait du piano quand j’étais petit. J’étais surdoué à l’école maternelle, je jouais du piano à deux mains. Mais comme mes parents étaient des ouvriers, ils m’ont fait prendre des cours avec des profs de quartier qui me faisaient chier. J’étais un genre de Mozart à l’époque. Bref, le fils du patron de l’usine m’a dit : « Je vais boire un pot de temps en temps dans un bar où il y a un pianiste de jazz, il me semble qu’il joue bien. » Il m’a fait rencontrer ce mec-là, et grâce à l’argent que je gagnais à l’usine, je me suis payé des cours de piano avec ce type pendant deux ans.

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Vous aviez quel âge à ce moment ?

C’était avant de partir à l’Armée, je devais avoir 17 ans. J’ai quitté l’école à 16 ans, et je suis parti à l’armée à 19 ; je me suis fait chier à Berlin pendant seize mois. J’avais commencé à travailler avec un groupe vocal dans une maison de jeunes, et quand je suis revenu ils ont eu la gentillesse de me faire tout de suite monter sur scène avec eux. C’est une aventure qui a duré une petite dizaine d’années. Le groupe s’appelait Les Francs Garçons.

C’est de là que vous tenez votre aversion des concerts ?

Je ne sais pas. Je n’ai juste pas envie de faire de tournée. Je demande aux gens avec qui je travaille de me trouver deux concerts par mois. À 65 ans, c’est déjà bien. On fait quand même ça pour être apprécié. N’importe quel artiste aime être applaudi, à moins d’être le dernier des ringards. Quand j’ai vu que les Chemical Brothers avaient samplé l’un de mes morceaux, je me suis dit : « Putain, mais j’existe alors ! » Ce qui me fait réellement chier, c’est de ne pas parler anglais. Je dois voyager avec quelqu’un pour traduire.

Ça doit être assez chiant, en effet. Qui vous accompagne ?

Je voyage avec mes deux agents. Je travaille comme un artiste de mon temps. Mais parfois je m’ennuie, quand je me retrouve à une table où tout le monde parle anglais et que je suis obligé de demander : « Qu’est-ce qu’il a dit ? » Ça me casse les bonbons.

Comment vous vous êtes intéressé au disco, à l’époque ?

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Pour moi, le disco a démarré avec le rhythm ‘n’ blues. J’adorais danser sur la soul, le funk. Ma première idole, c’était Ray Charles, puis les Beatles. Bon, les Beatles ce n’est pas très dansant. Je dansais beaucoup mieux sur des trucs de la Tamla, Motown ou même James Brown. Tu es obligé de te lever et de danser. C’est un peu ce que j’essaie de faire en musique. Mon disque précédent n’a pas été apprécié par certaines personnes, mais ce sont des vieux. Des vieux cons. Quand j’écris ma musique, c’est toujours destiné à être audible. Si je dois ne faire plaisir qu’à moi-même, je préfère encore me masturber.

Quand vous avez sorti votre disque en 1978, c’était uniquement pour faire danser ?

Je n’ai pas calculé ça. Je voulais faire du « disco cinéma », avec des images. À l’époque, ce qui m’intéressait dans le synthé, c’était le côté inédit des sons qu’il dégageait. Je voulais aussi prouver que le synthé pouvait être à la fois la basse et le violon.

Vous n’aviez pas encore écouté Moroder ou Donna Summer ?

Non, pas encore. C’était dans l’air du temps, mais c’était flou. J’ai commencé à acheter des synthés suite à la démocratisation des prix. Je commençais à en avoir marre des guitaristes, il n’y a rien de plus chiant qu’un guitariste électrique. Un jour j’ai pété le nez à un guitariste parce qu’il m’énervait avec sa façon de penser à la con. Les guitaristes ont des conceptions très rigides des choses.

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Oui, comme les chanteurs. Vous chantez vous aussi, mais ­devant un vocodeur.

Oui, j’ai pourri les voix solo parce que mon anglais est très mauvais. Dans l’art, tu crées quelque chose en récupérant quelque chose de mauvais, en quelque sorte. J’ai des potes en Suisse qui ont récupéré des bandes de Queen. Ils ont des bandes 16 pistes ou 32 pistes, et ils ont tout écouté élément par élément et se sont rendu compte que certains trucs isolés étaient vraiment à chier. Une fois que c’est mixé, ça passe. Si Dieu existe, il est vachement malin, parce que l’air arrange les choses. Les courants d’air harmonisent les défauts.

Ah, ah. Qui a signé un disque comme le vôtre, à l’époque ?

Le garçon qui a payé les séances de studio s’appelait Jacky Giordano, c’est aussi lui qui a écrit les textes et a dealé le truc avec RCA. Je l’ai vu pour la dernière fois il y a très longtemps, quelques mois après la sortie du disque. Il m’avait fait une crasse quelconque, et je comptais bien reprendre ce qui m’appartenait. Je lui ai dit : « Tu me rends l’argent demain, sinon j’irai manger chez toi demain soir, j’ai encore des potes en banlieue. » Il m’a rendu l’argent le lendemain matin.

Après ça, vous avez fait de la musique d’illustration. Pour ­gagner votre vie, donc.

Ouais, j’ai fait de la musique pour bouffer. J’ai fait des pubs pour la Belgique, pour les cigarettes russes Delacre… Un morceau débile et sans mélodie, c’était du rap en réalité. J’ai travaillé pour la régie de rock numéro 1 pendant 10 ans. Le premier truc intéressant que j’ai fait, c’était le lancement des petites bouteilles rondes pour Orangina dans les grandes surfaces – avant, elles étaient réservées aux cafés. On m’a donc appelé pour me dire : « Faut que tu secoues l’antenne d’Europe 1 pendant 24 heures. »

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J’imagine que vous l’avez secouée.

J’ai secoué l’antenne, en effet, et j’ai eu les félicitations du jury. Après, j’ai travaillé là-bas régulièrement.

Vous sortiez dans les années soixante-dix et quatre-vingt ?

Oui, je suis sorti jusqu’à la fin des années quatre-vingt. ­J’allais au Palace. J’étais même copain avec Edwige. J’allais à La Bulle, aussi. Il y avait des gays, des lesbiennes, des hétéros qui ­sortaient ensemble. On ne savait pas qui était quoi. Avant, on ne mettait pas notre tête dans la culotte des gens, en tout cas beaucoup moins que maintenant. Les gens sont devenus cons. Je ne sais pas si je peux dire ça, mais c’est peut-être à cause de 68, en fait.

Comme pas mal d’autres trucs horribles, aussi.

En tant que gamin issu du monde ouvrier, mon père travaillait avec des Arabes, des Noirs. Je n’avais encore jamais entendu parler de racisme. Dans les banlieues proches de Paris, il y avait une unité dans la jeunesse, une sorte de force. Quand on marchait à trente sur le trottoir, on était la force. Et dans cette force, il y avait des gens très différents. Ça a fait peur à certains, cette réunion entre tous les gens du peuple – des gens qui, mis ensemble, auraient pu devenir une vraie force professionnelle. Quand on voit les mecs qui ont pris le pouvoir aujourd’hui, on voit très clairement qu’il ne s’agit pas de fils d’ouvriers. Ils ont divisé la jeunesse dans les années quatre-vingt. Ce qui est marrant, c’est que c’est précisément les types qui ont fait ça avant qui disent aujourd’hui : « Ouais, méfiez-vous, parce que diviser c’est pour mieux régner. » C’est totalement hypocrite. La France est politisée tout le temps. Les élections sont en 2012, et ça fait déjà un moment qu’on en entend parler tous les jours.

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Vous vous intéressez à la politique ?

En tant que gadget, oui. Je trouve qu’ils perdent leur temps à jacter pour rien. C’est un peu ce que je fais, je perds du temps à parler.

Ça vous fait peur de perdre votre temps ?

Oui, surtout quand on arrive à 65 ans, ça fait de plus en plus peur.

Vous avez l’impression d’avoir perdu votre temps pendant trente ans, de ne pas avoir fait la musique que vous vouliez ?

Non, je ne pense pas. J’aurais perdu mon temps si j’étais retourné à l’usine. Je n’ai pas toujours fait de la musique avec passion. Mais ça restait tout de même plus intéressant que planter des clous. Je ne supporte pas le fait de répéter le même geste. Je n’ai pas perdu mon temps, vu ce qui m’arrive aujourd’hui. Je serais mort peut-être moins heureux si ça ne m’était pas arrivé.