FYI.

This story is over 5 years old.

Tech

Le monde sibyllin de la sexologie des animaux

Le biologiste néerlandais Menno Schilthuizen explore l'intimité des animaux.

Il est probable que vous ayez déjà entendu parler du monde cauchemardesque de la sexualité des canards. Si ce n'est pas le cas, voici un bref résumé : les canards mâles, qui possèdent une sorte de petite spirale en guise de pénis, sont des violeurs invétérés. Au fil des siècles, les femelles ont développé un vagin également en spirale, mais une spirale qui va dans le sens des aiguilles d'une montre, contrairement aux pénis des mâles, qui ont par conséquent du mal à les pénétrer totalement. C'est un exemple étonnant de coévolution antagoniste sur le plan sexuel.

Publicité

À partir de là, soit vous en avez eu assez et ne voulez plus jamais entendre parler de sexualité animale, soit votre curiosité vient juste d'être éveillée. Si vous vous trouvez dans le deuxième cas, vous tombez bien. Nul besoin de feuilleter furieusement une pile de revues scientifiques difficiles d'accès : il vous suffit désormais de lire le dernier ouvrage du biologiste hollandais Menno Schilthuizen.

Dans la veine de cet excellent article de Marion Montaigne, ce livre propose de plonger au cœur de la sexualité animale, et se compose d'explications sur les connaissances scientifiques sur le sujet, entrecoupées de blagues à la fois potaches et scientifiquement exactes. L'humour, selon l'auteur, est un excellent moyen « de faire réfléchir les gens à un sujet un peu plus longtemps, de manière légèrement différente », mais en aucun cas cela ne signifie qu'il ne prend pas son sujet au sérieux.

À vrai dire, Menno Schilthuizen est un grand passionné – en atteste le sens du détail dont il fait preuve lorsqu'il s'épanche sur le pénis en forme de mètre ruban de l'Aleochara tristis, de la « tuyauterie labyrinthique » de toute une sélection d'insectes femelles et de « l'immense queue des limaces » (pour reprendre ses dires). Par moment, les détails sont presque trop nombreux. Mais ils servent une noble cause : permettre, à travers cette étude, d'accéder à une meilleure connaissance de l'évolution. J'ai passé un coup de fil à Menno pour lui poser les quelques questions qui m'obnubilaient depuis la lecture de son ouvrage.

Publicité

Motherboard : Le fait de forcer des animaux à s'accoupler pour la science ne pose-t-il pas des problèmes éthiques ? À la lecture de votre livre, j'ai été frappée par ce que certains scientifiques étaient amenés à faire dans leurs études.
Menno Schilthuizen : En ce qui me concerne, je ne travaille pas sur des espèces pour lesquelles il existe de réglementation particulière. En ce qui concerne mes collègues qui travaillent sur des mammifères, des poissons ou des reptiles, l'éthique correspond effectivement à des règles que les chercheurs doivent apprendre et s'engager à suivre.

Ça ne s'applique pas aux gens qui, comme moi, travaillent sur des insectes et des escargots. Mais cela ne signifie pas que nous n'avons aucune éthique : même sans règles officielles, il faut toujours réfléchir à ce qui est fait à un animal pour avoir une chance de trouver quelque chose à son sujet ayant une valeur scientifique.

Quand il s'agit de leur sexualité, il faut redoubler d'attention. C'est toujours une bonne chose de se mettre à leur place en se demandant ce qu'ils ressentent. Bien sûr, c'est très difficile, et c'est d'ailleurs en raison de cette difficulté que nous nous soumettons à des règles pour les vertébrés.

Mais c'est très artificiel qu'on ne fasse pas de même pour les invertébrés. Il est idiot de croire qu'ils ne ressentent pas la douleur, le plaisir ou l'inconfort. Leur survie dépend justement de leur capacité à les ressentir et à adapter leur comportement en conséquence, et il serait donc vraiment idiot d'affirmer qu'ils ne ressentent aucune douleur.

Publicité

De là, c'est au chercheur de décider si cela vaut le coup d'appliquer du froid en spray sur deux escargots qui s'accouplent, en tenant compte à la fois de ce qu'il pourra en retirer pour ses recherches et de la douleur qu'il s'apprête à causer s'il le fait. Il faut se demander s'il est probable qu'on découvre quelque chose d'essentiel à leur sujet en procédant de la sorte.

Dans quelle mesure les débats sur le genre et la sexualité en sciences sociales affectent votre travail ?
C'est une question compliquée. On considère souvent qu'en matière de sexualité, les réflexions des sciences sociales et des sciences de la nature touchent à deux choses totalement différentes.

Pourtant, le comportement sexuel des animaux comme celui des humains sont loins d'être immuables. En demandant à un biologiste ce qu'est un mâle et ce qu'est une femelle, vous vous attendriez sans doute à une réponse très technique. Mais en réalité, il n'y pas vraiment de consensus sur la définition exacte de l'un et de l'autre, même en biologie. On prend bien sûr en compte la production d'œufs ou de sperme, mais, en soi, ça ne suffit pas pour s'avancer sur le comportement de chaque espèce en fonction de son sexe.

Par exemple, il existe une espèce d'insectes dont la femelle dispose d'un organe ressemblant à un pénis. C'est une espèce vivant généralement dans des grottes, dont la femelle pénètre le mâle à l'aide d'un gynosome qui lui permet de récupérer une poche contenant le sperme. Si la production de sperme reste le propre du mâle et la production d'œufs celui de la femelle, les rôles sexuels semblent inversés, dans le sens où c'est le mâle qui dispose d'une ressource précieuse et ce sont les femelles qui sont en compétition pour accéder au mâle.

Publicité

Cela permet de se rendre compte que dans la nature, être mâle ou femelle ne dépend pas vraiment des organes qui sont attribués à chacun. Cela dépend plutôt de la quantité de temps et d'énergie dépensée pour permettre la mise au monde de la progéniture. Il y a généralement une asymétrie, et ce qu'on appelle « mâle » est le plus souvent le sexe qui s'investit le moins. Mais dans le cas de cette espèce, les rôles sont inversées, et c'est le mâle qui s'investit le plus puisqu'il produit cette poche de sperme dont la femelle a besoin.

On se rend ainsi compte que les rôles sexuels sont beaucoup plus dynamiques et changeant qu'on ne le croit, et diffèrent selon les espèces. Pour qu'elles évoluent, il faut qu'il y ait des variations.

Vous étiez content de voir qu'on parlait de cette femelle insecte dotée d'un « pénis » un peu partout ?
Je ne dirais pas que j'étais content. Quand j'en ai entendu parler pour la première fois, j'ai su que ça allait être beaucoup repris. En même temps, j'avais un peu d'appréhension. Cette découverte scientifique majeure a été rapportée de manière partielle et anecdotique. Elle n'a pas été replacée dans le cadre de l'étude de la sexualité animale, et il manquait donc un contexte. La plupart des médias ont présenté la chose ainsi : « Hé, on a trouvé cet insecte étrange, regardez ce qu'ils font et imaginez si nous étions pareils ».

Plusieurs fois par an, on rapporte ainsi une découverte sur les organes sexuels de tel ou tel animal, mais toujours sous cette forme anecdotique. C'est compréhensible, mais cela prouve que nos recherches et le cadre dans lequel elles se placent sont encore inconnues du grand public et même des journalistes scientifiques. Et ce, malgré le fait que depuis près de 20 ans les scientifiques de ce champ de recherche ont cherché à définir un paradigme de recherche cohérent. Je trouve donc dommage qu'on insiste sur quelques exemples exceptionnels, quitte à laisser de côté l'investissement des scientifiques qui cherchent à comprendre comment les choses évoluent.

Publicité

Dans la première partie de votre livre, vous expliquez que bien que nous sommes tous fascinés par les organes génitaux, cela reste un sujet tabou. Y a-t-il certains éléments eux-mêmes tabous au sein de ce domaine de recherche tabou ?
De plus en plus de groupes de chercheurs, partout dans le monde, commencent de nouveaux projets pour comprendre l'évolution des organes génitaux. En même temps, si l'on s'intéresse aux recherches qui ont été effectuées pour les hommes et les primates, la plupart sont vieilles de plusieurs siècles.

Rares sont ceux qui osent effectuer des expériences sur les hommes et les singes. Cela peut venir du fait que les règles sont plus strictes encore en ce qui concerne les animaux de laboratoire et, a fortiori, les humains. Mais je crois qu'il y a aussi ce sens du tabou qui intervient. Ce sont d'ailleurs peut-être les deux aspects d'une même pièce.

Si l'on s'intéresse aux reins de nombreux mammifères, ils sont tous semblables. Mais si on regarde leurs pénis ou leurs vagins, ils ont tous l'air complètement différents.

Quelle est selon vous la chose la moins bien comprise en ce qui concerne les organes génitaux ?
Ce sont des organes fonctionnels, au même titre qu'un foie ou qu'un rein. Si vous demandiez aux gens à quoi ils servent, on vous répondrait probablement : « Ce sont des organes qui transfèrent le sperme ou le reçoivent, selon qu'il s'agisse d'un pénis ou d'un vagin ».

Publicité

C'est plutôt vrai, sauf que cela n'explique absolument pas la diversité des organes génitaux. Si l'on s'intéresse aux reins de nombreux mammifères, ils sont tous semblables. Mais si on regarde leurs pénis ou leurs vagins, ils ont tous l'air complètement différents. Cela indique que leur fonction est probablement plus complexe qu'il n'y paraît. Or, on comprend encore assez mal quelles peuvent être ces autres fonctions.

Je pense que les gens n'ont pas encore appris à réfléchir ainsi à propos des organes génitaux, et la biologie commence seulement à sortir de ces manières un peu préconçues de penser.

Et quelle est selon vous la chose la moins bien comprise en ce qui concerne les chercheurs qui étudient les organes génitaux ?
Je dirais que lorsqu'on explique que nous sommes des scientifiques sérieux, bénéficiant de fonds de recherche, et que nous étudions quelque chose d'aussi ridicule que les organes génitaux de minuscules insectes, le grand public pense en général que nous sommes un peu obsédés sur les bords pour passer notre temps sur un sujet pareil. Ils croient sans doute voir là-dedans une manifestation d'une forme de perversion bizarre, mais ce n'est pas le cas.

Les biologistes sont fascinés par le sexe, comme tout le monde, mais en plus de ça nous avons conscience que nous ne pouvons pas comprendre l'évolution sans comprendre le rôle clé que joue la reproduction dans ce phénomène. Il faut donc commencer par regarder ce qui arrive aux organes reproducteurs, qui traduisent le mieux les évolutions sexuelles des espèces. C'est sans doute la raison principale pour laquelle nous faisons ces recherches.

Merci beaucoup, Menno.

Toutes les images viennent de Viking.