Des frigos et des hommes : du rapport à la cuisine quand on sort de la rue

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Des frigos et des hommes : du rapport à la cuisine quand on sort de la rue

Dans la résidence d'accueil pour sans-abri des Enfants du Canal à Paris, les habitants reprennent goût à la cuisine grâce aux réfrigérateurs mis à leur disposition.

« – On mange quoi ce soir Benjamin ?

–Nouilles chinoises, crème fraîche et truite fumée ! »

C'est l'heure du dîner au centre d'hébergement des Enfants du Canal, à Paris. Benjamin prépare le repas pour tous les participants à la réunion de juillet. Dans la grande cuisine de cette résidence d'accueil pour sans-abri, le frigo commun côtoie les petits réfrigérateurs individuels des habitants. Ils y stockent des produits issus de la banque alimentaire ou de leurs courses personnelles. C'est l'occasion de reprendre goût à la bonne cuisine. Un luxe quand on vient de la rue.

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Toutes les photos sont des auteurs.

De la viande et rien d'autre. Eleonor et son mari Vasile possèdent deux petits frigos côte à côte. À l'intérieur, saucisses, poulets fermiers, merguez et steaks hachés s'entassent.

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Eleonor remplit son frigo de viande pour donner des forces à son mari.

Sur la poêle, du foie de poulet crépite et distille une odeur entêtante dans toute la pièce. « Avec cette chaleur, je préférerais manger de la salade et des légumes, mais mon mari a besoin de prendre des forces. Il travaille dans le bâtiment. »

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Eleonor travaille à mi-temps dans un centre d'hébergement similaire. Les salaires cumulés de ce couple roumain leur permettent de faire leurs propres courses en dehors des dons alimentaires du centre. Eleonor invite souvent sa famille à dîner dans sa chambre. Sa belle-fille, Christina, met la main à la pâte.

Chaque personne consomme les dons hebdomadaires de la banque alimentaire plus ou moins rapidement, selon ses habitudes culinaires.

Le contenu des frigos dépend du budget que chacun alloue à la nourriture. Le frigo de Laurent déborde de mets variés, ceux qu'il arrive à s'acheter et ceux que ses co-résidents lui donnent. Au 5 rue Vésale, il est la référence en matière de bonne bouffe. Souvent sollicité pour préparer les plats des autres, il possède les clefs de la plupart des frigos. Il parvient toujours à concocter des repas appétissants. Alain intervient. Lui, il a une autre stratégie : « Les jours de paye, je vais au restaurant. Il faut bien se faire des petits plaisirs ! »

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En bon cuistot, Laurent donne ses conseils à Benjamin.

Benjamin, résidant au centre depuis huit mois, n'a ni les moyens de se payer une brasserie, ni de faire ses propres courses. Il cuisine grâce aux dons hebdomadaires de la banque alimentaire. « Mon frigo a été rempli jeudi, dimanche il était déjà vide. » Chaque personne consomme ses stocks plus ou moins rapidement selon ses habitudes culinaires. Benjamin dévore ses stocks de viande sans compter. Il compte devenir boucher.

« Certains résidents ne savent pas cuisiner. Ils essaient de faire cuire du riz et t'en trouves partout dans l'évier, ça bouche ! », raconte Laurent. « On est trois ou quatre à vraiment bien cuisiner, une petite dizaine à se croiser dans la cuisine ». Laurent affirme avoir redécouvert le plaisir de cuisiner en arrivant ici. Mais pour la plupart des résidents, manger c'est se nourrir. Alicia, travailleuse sociale aux Enfants du Canal, explique : « Pour des personnes fragiles et de surcroît fragilisées par la rue, il peut être très compliqué de se faire à manger soi-même. Il faut anticiper pour faire les courses, tenir un budget, préparer la cuisine… »

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Dès 15 heures, Eleonor et sa belle-fille Christina préparent le foie de poulet pour le dîner.

Même relogés, les résidents conservent leur routine de la rue. « Ils ont oublié les habitudes du bien-vivre pour passer en mode survie », raconte Alicia. « Dans la plupart des centres, tu dois partir à 9 heures le matin et une fois que t'as réussi à dégoter ton premier café, tu te débrouilles la journée en attendant la potée du soir. », témoigne Laurent. « On garde l'habitude de ne prendre qu'un repas par jour. » Vide au déjeuner, la cuisine s'anime le soir. Doru, Yehveniy, Sylvia, Alain… plusieurs hébergés viennent tour à tour ouvrir leur frigo mais le referment aussitôt : « Il fait bien trop chaud pour faire à manger ! ».

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La présence de cette cuisine leur donne la possibilité de considérer les repas comme un art de vivre, mais il faut du temps pour se réapproprier les gestes du quotidien. « Après deux ans de rue, je veux surtout me reposer, trouver un travail et un logement », explique Sylphide. « Dans la rue, j'ai déjà pris 15 kg. Je prenais ce qu'on me donnait, des sandwichs, des pains au chocolat… c'est gras, mais ça apporte du réconfort. » Arrivée au centre il y a trois mois, elle raconte en riant qu'elle se préparera des plats plus light quand elle aura le temps.

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La cuisine ici, c'est un plus pour l'hébergé, un vecteur de responsabilisation. Mais c'est aussi le cœur de la stratégie de l'association. « Dès l'admission de la personne, nous lui demandons si elle sait faire à manger, condition importante pour intégrer le centre. La cuisine est un indicateur sur son autonomie, sur ses réflexes de la vie "ordinaire", entre les murs », précise Alicia. Cette pièce est aussi un baromètre du bonheur. « Si une personne ne descend plus se faire à manger, on peut présager qu'elle ne va pas bien, qu'il se passe quelque chose. Cela nous amène à être plus vigilants. »

Les résidents ont le droit d'inviter des proches, de vivre en couple ou avec leur chien, et même de consommer de l'alcool dans leur chambre.

L'eau bout, les couteaux s'agitent et les cuillères grincent sur le fond des casseroles. Benjamin s'attèle aux fourneaux pour le repas de ce soir.

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Quand Laurent cuisine, sa desserte remplie d'épices et d'ustensiles n'est jamais bien loin.

Aux Enfants du Canal, la cuisine est un prétexte aux activités collectives. Pendant plusieurs mois, un atelier cuisine hebdomadaire a permis aux volontaires de cuisiner les produits frais mis à disposition. Sylphide et Laurent ont fait partie des participants les plus assidus. La stagiaire à l'initiative du projet étant partie, l'atelier n'a plus lieu. Laurent a arrêté d'y participer un peu plus tôt : « J'en ai eu marre que certaines personnes ne viennent que pour manger et repartent sans avoir dit un mot. »

Bon vivant, Laurent adore cuisiner pour les autres et reçoit souvent ses amis à dîner. C'est la particularité du centre : ici, les résidents ont le droit d'inviter des proches, de vivre en couple ou avec leur chien, et même de consommer de l'alcool dans leur chambre.

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Deux fours, deux plaques vitrocéramiques, plein de frigos, la cuisine des Enfants du Canal donne aux hébergés les moyens de cuisiner à leur guise.

Le plat de Benjamin est prêt. Autour de la grande table dans la pièce attenante, les employés et les résidents s'installent devant les couverts en plastique. Laurent peut s'atteler à son propre repas : agneau et haricots pour cinq personnes. Il s'absente et revient à la cuisine en tirant sa desserte personnelle, couverte d'ustensiles et d'épices en tous genres. « Cuisiner pour soi, c'est triste. »

Jeremy juge inutile de dévoiler le contenu de son frigo. « Un frigo, c'est un frigo », dit-il. Pourtant, après la rue, un frigo perso ça parle.

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Manuela et Victoria sont sur Twitter : @manuelaestel et @_victorialas. Vous pouvez faire un don à l'association des Enfants du Canal en cliquant ici.