Des difficultés de faire la fête quand on n'a qu'un seul bras
Illustration : Eleanor Doughty

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Broadly DK

Des difficultés de faire la fête quand on n'a qu'un seul bras

Ou comment j'ai passé mes années de fac à éviter les gens bourrés, visiblement fascinés par le fait que je sois née sans avant-bras gauche.

Cet article a été initialement publié sur Broadly.

La première chose que j'ai apprise en arrivant à la fac, c'est qu'il vous faut deux mains pour boire de la bière au fût. Dommage, je n'en ai qu'une : je suis née sans avant-bras gauche. Vous pouvez penser que mes années collège ont été horribles à cause de ça, mais à partir du moment où mes camarades m'ont rencontrée et su que je n'avais qu'une seule main, ils ne m'ont jamais taquinée là-dessus. C'est lorsque j'ai commencé à faire des soirées que les gens m'ont fait des remarques sur mon handicap. C'est compliqué lorsqu'on aime l'attention, les vêtements originaux et parler à des étrangers, mais lorsqu'on est également mal à l'aise à cause de ça. J'ai toujours su que j'étais originale, même sans mon handicap. J'ai toujours eu un style particulier : en ce moment, je m'habille tout en noir avec des colliers ras-du-cou et des cuissardes. Mais je ne savais pas vraiment comment les autres me voyaient jusqu'à ce que j'arrive à la fac. Les gens bourrés vous disent toujours ce qu'ils pensent. Je suis allée à ma première soirée de fac avec mes colocs, Karina et Alexa. Lors de notre rencontre, elles n'ont fait aucune remarque sur mon bras – elles étaient déjà au courant, probablement grâce à Facebook. Le premier soir après mon arrivée, j'étais en train de mettre mes écouteurs et je m'apprêtais à regarder quelques épisodes de Sex and the City lorsqu'elles ont débarqué dans ma chambre et m'ont fourré une bière dans la main : pas le choix, il fallait que je sorte. Je portais un jean déchiré, une paire de Uggs, un débardeur en nylon, un collier ras-du-cou avec des strass et sur lequel on pouvait lire « kiss » et une casquette sur laquelle il y avait marqué « Just Be A Queen ». Ce serait un mensonge de dire que je suis timide et que je n'aime pas qu'on me regarde. J'étais surexcitée à l'idée d'aller à une soirée, jusqu'à ce que je voie le fût. Pour me servir un verre, il allait falloir que je pompe et verse, tout en tenant mon gobelet. Ça n'allait pas être facile. « Hey, t'as besoin d'un coup de main ? » m'a demandé un mec avec des cheveux en pétard et une fausse boucle d'oreille Chanel. J'ai acquiescé énergiquement. Il m'a servi un verre, en penchant le gobelet comme un pro. « T'es très jolie, tu le sais ça ? » Je n'ai pas pu lui résister. « Merci », j'ai répondu en croisant les bras sur ma poitrine dans un geste (que j'espérais) séducteur. N'ayant qu'un bras et demi, je me suis retrouvée à tenir mon moignon. « C'est tellement cool ! » m'a-t-il dit en désignant mon bras. « Je peux toucher ? »
Dans ma tête, une voix s'est mise à crier « Non ! Non. Non !! ». Puis j'ai répondu : « Bien sûr. »

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« Des filles bourrées qui faisaient la queue devant les toilettes m'ont dit que j'étais une source d'inspiration. »

J'étais habituée à ce qu'on me demande ce qu'il m'était arrivé, et je répondais toujours de la même manière : « Je suis née comme ça ». Cependant, quand le mec m'a demandé s'il pouvait toucher mon bras, ça m'a fait halluciner. Parfois les enfants touchaient sans demander la permission, mais je ne m'attendais pas à ce qu'un adulte fasse de même. Je ne pensais pas avoir ce genre de discussions franches sur mon handicap à la fac, car je m'imaginais être en compagnie de gens plus âgés et plus malins, mais c'est arrivé en permanence. À chaque soirée, on m'a demandé : « Qu'est-ce qui est arrivé à ton bras ? » Pendant un moment, j'ai joué le jeu. J'aurais été la rabat-joie de service si je m'étais énervée à chaque fois qu'on parlait de mon handicap, donc je répondais toujours gentiment, avec le sourire. Une fois, (j'étais bourrée), j'ai montré à un groupe de gens (tout aussi bourrés) comment je laçais mes chaussures ; ils m'ont applaudi comme si je venais de gagner un Oscar. Même si ces réactions face à mon handicap et mes capacités étaient condescendantes, c'était toujours mieux que d'être rejetée à cause de ça. À l'époque, quelques personnes étaient au courant de mon homosexualité, mais il n'y avait pas beaucoup de lesbiennes dans mon école. Souvent, je flirtais avec des mecs par ennui, ou parce que je voulais me sentir « normale ». Une fois, je parlais avec un mec à une soirée et il m'a demandé ce que mon tatouage représentait ; j'ai levé mon tee-shirt pour lui montrer et, sans faire exprès, j'ai attiré son attention sur mon bras. Il n'avait pas remarqué mon handicap avant ce moment – sûrement à cause de l'alcool. Avant d'avoir pu finir mon petit discours du « je suis née comme ça », je l'ai entendu marmonner : « Non, c'est mort, j'peux pas », et il est parti.

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Photo publiée avec l'aimable autorisation de l'auteure

Ce qui était encore plus énervant que les questions ou les rejets, c'étaient les compliments. Des barmans m'ont dit qu'ils me respectaient pour avoir le courage de sortir. Des filles bourrées qui faisaient la queue devant les toilettes m'ont dit que j'étais une source d'inspiration. Des mecs m'ont garanti que j'étais « jolie quand même ». Mes colocs m'ont qualifiée de courageuse. Malgré tout, le rituel de préparation « pré-soirée » avec Karina et Alexa était génial. On descendait des bières en se maquillant toutes les trois devant le grand miroir (nous avions droit à une grande salle de bains spéciale pour les handicapés), on dansait en sous-vêtements tout en s'aspergeant d'autobronzant et en laissant de grandes traces orangées sur le carrelage. Lors de ma première année de fac, au printemps, j'ai décidé de porter ma prothèse esthétique (qui ressemble à un vrai avant-bras) pour l'ouverture d'un nouveau bar. J'avais reçu cette prothèse au lycée mais je ne l'avais jamais portée. En général, Karina et Alexa l'utilisaient pour faire peur à nos invités : on la laissait traîner sur les lits, dans les douches, dans la lingerie. On s'en servait de micro pendant nos soirées karaoké. Ça ne me dérangeait pas : au début, je la détestais – j'avais l'impression que c'était une tentative pour me faire paraître normale. Mais, pour une quelconque raison, je me suis sentie mal à l'aise ce soir-là, avec mon short très court et mon tee-shirt. J'étais trop fatiguée pour répondre aux questions incessantes. J'en avais marre des compliments forcés. J'avais l'impression que quelque chose manquait : j'avais envie de porter cette prothèse. J'avais envie d'être normale.

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« Quand on voit des artistes burlesques en train de déféquer sur scène, on n'est pas vraiment choqué par une fille qui n'a qu'un bras. »

Au bout d'un moment, je me suis lassée des soirées à l'université (on ne va pas se mentir, elles sont quand même nulles en général) et j'ai cherché à m'intégrer à un groupe d'amis qui me correspondrait mieux. Je me suis débarrassée des accessoires flashy, j'ai commencé à m'habiller avec des couleurs plus sombres ; j'étais moins intéressée par l'alcool et plus par les discussions sur l'homosexualité et le féminisme. J'ai également arrêté de porter ma prothèse esthétique : elle n'était vraiment pas faite pour moi.

Mais ma rupture avec le monde de la nuit n'a pas duré longtemps : rester chez moi, ce n'était pas fait pour moi non plus. Je me suis inscrite à un cours de sociologie sur la vie nocturne et, très vite, j'ai été fascinée par les Club Kids : leurs costumes scandaleux, leur vision presque sacrée des fêtes, leur manière d'assumer complètement leur côté bizarre et fou. Je me suis beaucoup rapprochée de mon professeur, Victor, qui était lui aussi un marginal, mais un marginal cool, brillant et qui connaissait beaucoup de monde. Quand il m'a invité à The Box, un club burlesque de Manhattan, j'ai eu l'impression d'être Cendrillon allant au bal. J'ai préparé avec soin ma plus belle tenue noire et brillante, et je n'ai pas osé porter ma prothèse.

Après cette expérience, j'ai commencé à sortir régulièrement à Manhattan et à Brooklyn. Les bars branchés, les sous-sols d'hôtels, les clubs privés, les immenses entrepôts : j'aimais tout. Si quelqu'un faisait des remarques sur mon apparence, c'était pour me dire à quel point mes tenues de plus en plus excentriques étaient jolies : quand on voit des artistes burlesques en train de déféquer sur scène ou d'uriner dans des verres à shooters, on n'est pas vraiment choqué par une fille qui n'a qu'un bras. À chaque sortie, j'ajoutais un nouveau détail à mon look : du rouge à lèvres gris, un piercing au septum, un collier pour chien, des baskets à plateforme, des soutiens-gorge originaux combinés à des hauts transparents… Les sorties en boîte, qui étaient pour moi un divertissement à la base, étaient devenues une partie de mon identité. Ma vie tout entière était fondée sur les prochaines tenues que j'allais porter, les prochains cocktails que j'allais boire, les prochains clubs que j'allais visiter, les gens qui pouvaient nous faire rentrer plus rapidement dans des soirées … Je ne pensais même plus à mon handicap.

De nos jours, je préfère aller au restaurant ou dans des bars plutôt qu'en boîte, mais je continue à sortir et à explorer de nouvelles choses. Je continue à jouer avec mon look. On continue à me fixer et à me poser des questions insultantes. Mais désormais, j'ai l'impression d'avoir plus de contrôle quant aux réactions des autres. Il y a quatre mois, j'ai commencé à porter une prothèse dernier cri, à la pointe de la technologie : noir de jais, robotique, cette prothèse est très éloignée de ma prothèse esthétique, elle ne ressemble en rien à un bras normal. J'adore le fait qu'elle soit assortie à ma veste en cuir, mes bottes et mon sac O-ring. C'est l'accessoire parfait pour une soirée et je veux que les gens la remarquent. Des fêtards viennent me voir pour me dire qu'ils la trouvent trop cool, ils me posent des questions sur son fonctionnement et me demandent si je peux faire des « tope-là » ou des doigts d'honneur. Ce genre d'attention ne me dérange pas autant que les mecs bourrés de la fac qui tripotaient mon moignon : ce n'est pas tous les jours qu'on voit un cyborg ! Et plus je vieillis, plus je suis patiente quand on me pose des questions. Je sais que mon bras a l'air super cool, et je ferais moi-même des compliments à quelqu'un qui porte une prothèse de ce genre. Répéter la même histoire soir après soir peut être un peu chiant, mais j'aime bien apprendre de nouvelles choses aux gens et les voir écouter avec intérêt.

En tant qu'humain, en tant que femme, que lesbienne, qu'handicapée et, maintenant, en tant que cyborg, je sais qu'il est impossible d'échapper au regard des autres. Mon sens du style et mon sens de la fête font partie de moi, et il est normal que des gens m'abordent pour me parler. Mais désormais, avec mon bras bionique et ma connaissance (un peu) plus approfondie des boîtes de nuit branchées, je me sens moins vulnérable lorsque ça arrive. J'étais habituée à voir des gens fixer mon bras – maintenant, je les oblige à regarder assez longtemps pour qu'ils me voient moi aussi.