De sa prison, Demirtaş raconte les violences faites aux femmes turques
Une femme turque interpellée violemment par la police anti-émeute lors d’un rassemblement pour le droit des femmes à Ankara en mars 2018. © AFP STRINGER / DEPO PHOTOS / AFP

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Activisme

De sa prison, Demirtaş raconte les violences faites aux femmes turques

Crimes d’honneur, violences policières et amours forcées : dans un livre qui vient de paraître en France, l’ancien candidat à la présidentielle raconte la vie des femmes sous Erdogan.

En France, Selahattin Demirtaş n’est pas exactement une rockstar de la littérature. Ni de quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. En fait, c’est presque un inconnu. Mais en Turquie, cet avocat kurde est devenu en quelques années le visage de la lutte pour les droits de toutes les minorités ethniques, religieuses et sexuelles. Car contrairement aux leaders politiques dits « pro-kurdes » qui l’ont précédé, il a étendu son combat à tous les groupes opprimés du pays, rassemblant ainsi écologistes, militants LGBT, défenseurs des libertés, kurdes et une partie de l’ultra gauche sous une même bannière.

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Aujourd’hui emprisonné et récemment condamné à quatre ans et huit mois de prison pour « propagande terroriste », l’ancien député du HDP (Parti Démocratique des Peuples) risque encore plus de 140 ans de prison. Du fond de sa prison de haute sécurité à Edirne, son combat a donc changé de forme pour se transformer en L'Aurore, un livre sensible et terrifiant : un recueil de nouvelles dédié à « toutes les femmes assassinées, à toutes celles victimes de violence ». Migrantes, étudiantes, syriennes, turques, kurdes, femmes de ménage, médecins, mères de famille ou promises y ont en commun de recevoir la tendresse de Selahattin Demirtaş. Et de subir les violences des hommes. Extraits.

Savoir aimer, ou pas

Pour dire la vérité, je ne suis pas le type que vous croyez. Avant Berna, j’étais amoureux de Nergis. Enfin, je voulais l’aimer. Nergis habitait dans l’immeuble d’en face, c’était la fille de Gıyasettin Bey, celle qui étudiait à l’université, d’ailleurs c’est toujours le cas. On s’était croisés une fois dans la rue, elle m’avait fait un très beau sourire. Alors moi j’étais allé à l’université pour la voir. Je m’asseyais dans le jardin en attendant que Nergis sorte de cours. « Dis-moi Nergis, comment il faut que je t’aime ? » me disais-je à moi-même.

Faut que je fasse le psychopathe ou quoi, que je me grave ton nom sur le torse au cutter ? Si je ne me retiens pas, je vais casser les mains de tous les mecs qui te la serrent. Je vais t’attendre, planté devant la porte de la fac et te faire la misère. Je vais t’attraper par le bras, « viens, faut qu’on parle », et je donnerai un coup de boule à tous tes copains qui se mettront en travers de ma route. Si tu me dis : « Casse-toi, t’es maboule ou quoi ? », je serai encore plus maboule. Je vais faire le piquet devant chez toi jusqu’en pleine nuit, et toi quand tu me regarderas en cachette à la fenêtre, tu auras les jetons et du plaisir en même temps. Envoie-moi les flics aux trousses, qu’ils m’embarquent au poste, à chaque mandale qu’ils me mettront je crierai ton nom, et plus je le crierai, plus je t’aimerai. Tu seras à moi, Nergis, ou à la terre du cimetière. Je vais faire de ta vie un enfer, je vais te faire passer le goût de vivre. Tu diras en pleurant : « Mais lâche-moi à la fin, qu’est-ce que tu cherches, je t’aime pas, tu me fais juste peur. Tu vois pas que tu me pourris la vie ? » et je comprendrai ta douleur. Alors je graverai mon amour d’un coup de cutter à chaque poignet. Je laisserai une lettre d’adieu, tu t’étoufferas dans tes larmes en la lisant, et tu comprendras à quel point je t’aimais. Tu viendras sur ma tombe avec un bouquet de fleurs sauvages à la main, et tu verras écrit dessus : « VIENS-TU POUR MOI, NERGIS ? »

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Alors, Nergis, si c’est pas de l’amour, ça ?

L’amour d’une mer

Il n’y a pas la mer dans notre village. Moi, je n’avais jamais vu la mer. Ma mère non plus. Et, sur le rivage, dans l’obscurité, on ne la voyait pas non plus. Les hommes nous ont fait monter à bord. Le bateau était plein à craquer. Ma mère me serrait contre elle, elle ne me lâchait pas. Les hommes nous ont dit de bien nous tenir au bateau, ma mère s’accrochait à moi. Sur la mer, ça tanguait beaucoup. On ne la voyait pas à cause de l’obscurité. De l’eau salée m’a éclaboussé le visage. J’ai toussé, la faute du sel. Les vieilles femmes récitaient des prières, ma mère aussi. « N’aie pas peur, répétait-elle. C’est presque fini, on va bientôt arriver. » Moi je n’avais pas peur. Le sel me faisait venir des larmes, et j’ai un peu pleuré aussi. « Il y a beaucoup de vagues », ont prévenu les hommes. Ils criaient, ils nous répétaient de bien nous accrocher. Puis le bateau a chaviré.

Il n’y a pas la mer, au village, seulement un petit ruisseau. Les poissons y nagent très vite. En vérité, notre ruisseau n’est pas si petit, il est plutôt grand. Le long du ruisseau, il y a des arbres, les nôtres. Une fois, mon père m’a fabriqué une balançoire accrochée à un arbre. Notre maison est située au bord du ruisseau. Ma mère m’avait fait une poupée avec de vieilles chaussettes. Mais je l’ai oubliée dans le bus en venant. Notre maison était très belle.

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On est tous tombés dans la mer. Mais ma mère m’a serrée très fort. Comme il n’y a pas la mer dans notre village, on n’a jamais appris à nager. Ma mère non plus ne savait pas nager. On a coulé toutes les deux au fond de la mer. Puis on est remontées un peu vers la surface. Mais les hommes nous ont donné des coups de pied, et on a coulé de nouveau. Ma mère ne m’a pas lâchée, elle me serrait très fort. Le sel brûlait ma gorge. Ma mère me serrait dans ses bras, et moi, dans mon cœur, je lui disais : « N’aie pas peur, maman. » J’avais juste envie de pleurer un peu. Ma mère n’a pas eu peur, elle m’a regardée dans les yeux jusqu’au bout. On est restées au fond de la mer.

Je m’appelle Mina. J’ai cinq ans. Il y a deux mois, nous avons quitté Hama. Nous n’avions jamais vu la mer de notre vie. Cela fait une semaine que je suis au fond de la mer, je suis la petite sirène, la fille de la Méditerranée, et maintenant la mer est devenue ma mère. Elle me serre très fort et ne me lâche pas. Car toutes les mères aiment leurs filles.

L’honneur des autres

Il était très tard lorsque les deux oncles paternels de Seher qui habitaient le quartier arrivèrent. Les hommes s’enfermèrent dans une pièce pour discuter un long moment. Sultane ne quitta pas sa fille, elle resta à son chevet, silencieuse, contenant ses larmes, ne cessant de sentir et de lui embrasser les cheveux. Les oncles quittèrent la maison sans dire un mot. Hâdi entra dans la chambre où dormait Seher et ordonna à sa mère : « Sors d’ici, maman. » « Non, mon fils, je ne sortirai pas, je n’abandonnerai pas ma fille. Là où vous voulez l’emmener, il faudra m’emmener avec elle », lança-elle sur un ton de défi. « Ne te mêle pas de ça, maman, ça te regarde pas. C’est une question d’honneur, on en fait notre affaire », répondit Hâdi. « Au diable votre honneur, hurla Sultane, ma fille est sans péché, ne la touche pas. » À moitié endormie, Seher entrouvrit les yeux et croisa ceux de son grand frère. Bien qu’ils fussent remplis de larmes, Hâdi gardait le visage fermé en une expression sévère. Seher comprit tout. Elle se leva et partit s’habiller dans la salle de bains. Puis elle revint auprès de sa mère et demanda à son frère la permission de lui faire ses adieux. Hâdi sortit de la chambre. Seher tomba dans les bras de sa mère, les sanglots se mêlaient à leurs voix. Pınar et Kader, effrayées elles aussi, se mirent à pleurer. Seher serra longtemps ses petites sœurs dans ses bras, les embrassa en leur disant : « Promettez-moi de ne pas oublier votre grande sœur. » Même si elles ne comprenaient pas bien ce qui se passait, les petites avaient conscience que la situation était grave, et elles ne voulaient pas lâcher Seher. On entendit la voix du père : « Sors, maintenant, on y va ! » Sultane suivit sa fi lle : « Tue-moi d’abord », dit-elle avec détermination. Son mari lui flanqua une gifle qui la jeta à terre. « Dégage ! » hurla-t-il entre deux insultes. Elle s’accrocha aux jambes de son mari, le supplia, le frappa, le griffa, mais ce fut sans effet, il demeura de pierre… Il montra la porte à Seher sans même la regarder. Elle sortit en baissant la tête. Tous montèrent dans la camionnette qui les attendait dehors. Écartant leurs rideaux, les voisins suivirent en silence l’enlèvement de Seher.

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Pas un mot ne fut échangé durant le trajet. Seher était assise à l’arrière, à côté d’Engin, la main serrée dans la sienne. Engin aurait voulu prendre sa sœur dans ses bras, mais la crainte que lui inspirait son père le retenait. Ils s’arrêtèrent au bord d’un terrain vague en dehors de la ville. Seher descendit la première et attendit les autres. Le clair de lune illuminait son beau et doux visage. Ils avancèrent sur le terrain vague en file indienne, le père devant, Seher derrière lui, puis Hâdi, Engin fermant la marche. Le froid sec d’Adana avait couvert le sol d’une couche de gel. On n’entendait nul autre bruit que celui de la terre gelée qui craquait sous chacun de leurs pas. Le père s’arrêta, les autres à leur tour… Gani se retourna, sortit l’arme de sa ceinture et la tendit à Engin. Seher baissa la tête, faiblissant pour la première fois : « Papa, je meurs pour toi, ne laisse pas Engin faire ça, c’est encore un enfant, papa, il ne supportera pas la prison, laisse-moi me tuer toute seule, papa, laisse-moi mourir pour toi, ne demande rien à Engin », supplia-t-elle.

Gani cherchait à contenir ses larmes. « Prends, mon fils, prends-le, Engin, qu’on en finisse », dit-il fermement. Engin prit le pistolet que son père lui tendait. La stupeur et l’effroi se lisaient sur son visage. Il faisait froid, Engin était un enfant, le pistolet pesait lourd, sa main tremblait. « À genoux ! » cria Hâdi à sa sœur comme pour masquer son trouble. « Avec ta permission, laisse moi te baiser la main, papa », implora Seher au bord de l’épuisement. Il lui tendit sa main ; elle la baisa puis la porta à son front. « Avec ta bénédiction, qu’il en soit ainsi », dit-elle à son père. Et lui, séchant de l’autre main une larme au coin de l’œil, répondit : « Va en paix, ma fille, sois bénie. » « Dieu te bénisse », dit-elle encore. Elle se retourna et embrassa son grand frère Hâdi. Il voulut lui dire adieu mais resta pétrifié. Enfin elle prit Engin dans ses bras, il déposa le pistolet à terre et serra longtemps sa sœur sur son cœur. Elle l’embrassa, s’imprégna de l’odeur de ses cheveux sans le lâcher.

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Seher tomba à genoux, Engin reprit l’arme, il pointa le canon sur la nuque de sa sœur, le pistolet tremblait dans sa main. « Je meurs pour toi, mon Engin, dit Seher. N’aie pas peur, ta sœur te protège, n’aie peur de rien ni de personne, fais attention à toi en prison », ajouta-t-elle pour lui donner courage.

Engin ferma les yeux et cria « Seheeeer ! » Le bruit de la détonation se mêla à sa voix. Au loin, parmi les peupliers, des corbeaux s’envolèrent. Seher était couchée face contre terre. Son sang chaud se répandit sur la terre gelée de la Çukurova, il ruisselait sur la glace, mélangé au henné de sa main.

Un soir, dans la forêt, trois hommes ont volé les rêves de Seher.

Au milieu de la nuit, sur un terrain vague, trois hommes ont pris la vie de Seher.

L’Aurore, par Selahattin Demirtaş, 15€ aux éditions Emmanuelle Collas

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