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La Silicon Valley peut-elle vraiment contribuer au progrès social ?

Quand les partisans de "l'entreprenariat social" se vantent d'être à l'avant-garde d'une nouvelle révolution où le rôle des entreprises dans la société se métamorphoserait, il convient de leur rappeler que leurs idées n'ont rien de nouveau.
Image : Flickr/TED Conference

Dans Capitalisme et Liberté (1962), l'économiste américain Milton Friedman, ardent défenseur du libéralisme, accusait le concept de "responsabilité sociale des entreprises" d'être tout à fait fumeux.

De son point de vue, les affaires, c'est les affaires : l'industrie n'a pas à se préoccuper des problèmes politiques de son temps, et encore moins de contribuer au progrès social. Si cette opinion a infusé dans les milieux d'affaires américains pendant des décennies, les entrepreneurs de la Silicon Valley font entendre une nouvelle voix depuis peu, et clament sur tous les toits que leurs ballons-relais Internet, leurs panneaux solaires révolutionnaires, leurs gadgets biotech et leurs politiques d'égalité salariale vont améliorer le bien-être de tous. La mode a si bien pris qu'aujourd'hui, l'idée selon laquelle les activités des entreprises pourraient avoir des effets bénéfiques pour la société toute entière est plus populaire que jamais.

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PDG, théoriciens du management, fondateurs de start-up "philantropes", blogueurs sur Medium et autres essayistes à la mode nous parlent sans discontinuer du "capitalisme créatif" (Bill Gates), de "la création de valeur partagée" (Michael E. Porter), "du capitalisme conscient" (John Mackey) ou encore du capitalisme inclusif (C. K. Prahalad). Derrière toutes ces expressions plus ou moins heureuses, il y a une ferme conviction : tous les types de profit ne sont pas légitimes et désirables. Pour ces théoriciens du capitalisme conscient, les intérêts de tous les acteurs d'une entreprise devraient être pris au sérieux, et pas seulement les intérêts des actionnaires.

L'invocation d'une forme de responsabilité sociale de l'entreprise est une façon comme une autre de revendiquer sa compétence et son autorité sur les questions sociales, ce qui est assez problématique en soi. Mais surtout, il faut reconnaître une chose : ces beaux discours n'ont jamais réussi à bouleverser le fonctionnement de la plupart des entreprises, qui s'appuient sur des principes capitalistes traditionnels, une stratégie à court terme et sur la maximisation de la valeur actionnariale. D'ailleurs, les niveaux de rémunération des chefs d'entreprise ont atteint des sommets historiques ces dernières années.

Cela n'empêche en rien de nombreuses sociétés - notamment les reines de la Silicon Valley - d'intégrer des valeurs sociales à leur stratégie marketing en promettant de changer le monde à leur échelle à travers l'entreprenariat social. Des organisations internationales comme les Nations Unies ont pris le relais, et promeuvent ouvertement une vision où l'entreprise serait une institution comme les autres pouvant être "orientée" à loisir vers des objectifs sociaux.

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Ce parti-pris est devenu d'autant plus évident sous la direction de l'ancien Secrétaire général Kofi Annan, qui, dans une intervention adressée à un parterre d'entrepreneurs lors du Forum économique mondial à Davos en 1999, a appelé à un nouveau "pacte" entre l'ONU et le monde des affaires. Depuis le lancement des Objectifs du Millénaire pour le développement des Nations Unies en 2000, puis des Objectifs de développement durable de 2015, le rôle des entreprises en tant que partenaires-clés pour la réalisation des objectifs à long terme de l'ONU est invoqué constamment. Celle-ci affirme d'ailleurs haut et fort que les entreprises vont jouer un rôle vital pour le développement et la réduction de la pauvreté au cours du siècle à venir.

Poster illustrant les grands objectifs des Nations Unies.

Alors certes, on préfère que Bill Gates et consorts se préoccupent parfois de bien-être humain, plutôt que d'y être totalement indifférents. Bien sûr, tout le monde se réjouit de la contribution de la fondation Bill-et-Melinda-Gates dans le combat contre la poliomyélite ou la tuberculose.
Pour autant, il est fort peu probable que des progrès sociaux durables et profonds émergent d'une nouvelle éthique des entreprises. Quand les partisans de "l'entreprise progressiste" se vantent d'être à l'avant-garde d'une nouvelle "révolution" dans laquelle le rôle des entreprises dans la société se métamorphoserait, il convient de leur rappeler que leurs idées n'ont rien de nouveau.

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Dans The American Business Creed, publié en 1956, un trio d'économistes distingués - Seymour E Harris, James Tobin et Carl Kaysen - assorti d'un sociologue, Francis Sutton, a planté le décor de cette fameuse dichotomie entre deux idéologies distinctes sur la fonction de l'entreprise : "le credo commercial classique" d'un côté et "le crédo managérial" de l'autre. Quand la première met la maximisation du profit au centre des activités de l'entreprise, la seconde est articulée autour de sa responsabilité sociale.

Selon les auteurs, le crédo commercial classique - qui aurait dominé jusqu'au milieu du 20e siècle - est caractérisé par une foi inébranlable en la vertu de la concurrence, de l'individualisme, du travail acharné, de la propriété privée, du matérialisme, de la méritocratie, d'une limitation de l'intervention du gouvernement et du marché libre. Cette idéologie aurait été à l'origine d'une l'augmentation exceptionnelle du niveau de vie dans les pays développés. Sutton et ses collègues expliquent le crédo commercial classique défend l'idée selon laquelle la poursuite d'intérêts personnels est "la motivation universelle et immuable de tout homme", et que l'action du gouvernement, des "intellectuels" et des "bien-pensants" qui "possèdent des vues extrêmement naïves sur la nature humaine" ne peut avoir qu'une portée très limitée.

Les auteurs précisent que cette idéologie a subsisté très longtemps dans l'industrie américaine puis européenne, avant de s'évanouir entre les années 20 et la fin des années 40. À ce moment-là, elle est supplantée par "le crédo managérial", l'idée selon laquelle "les jours sombres de l'individualisme sont terminés, et qu'une nouvelle ère est née. Une ère où les entreprises auraient conscience de leur responsabilité dans la société."

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Dans la vision classique, on considère que les actionnaires sont l'entreprise, tandis que la vision managériale, ils seraient considérés à égalité avec "d'autres groupes et individus qui participent à l'organisation de l'entreprise elle-même et ont une influence sur ses activités". Les cadres auraient alors une fonction équivalente à celle des hommes d'État : ils sont censés servir de médiateurs entre les différentes entités de l'entreprise, doivent s'assurer de l'application de principes justes, prendre des décisions de manière éclairée et "rediriger les forces économiques pour qu'elles contribuent au bien commun". Ainsi, la vision managériale de l'entreprise implique que "lorsqu'il dépasse un certain niveau, l'accroissement perpétuel des profits de l'entreprise est considéré comme un péché économique."

Depuis les années 60, Friedman s'est acharné à affaiblir cette vision managériale de l'entreprise, et à faire renaître le crédo commercial classique de ses cendres. On peut dire qu'il a réussi. Son ouvrage Capitalisme et Liberté a rencontré un franc succès aux États-Unis, ainsi que que l'un de ses articles au titre éminemment provocateur "La seule responsabilité sociale des entreprises est d'augmenter leurs profits » (1070). Outre ses nombreuses tribunes dans le presse, il est intervenu dans les universités et dans les entreprises, et ses idées ont eu une influence considérable.

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Au cours des années 80, l'héritage de Friedman s'est cristallisé autour de ce que l'on a appelé, a posteriori, "la maximisation de la valeur actionnariale". Le crédo managérial a continué à vivre, cependant. Discrètement, en souterrain. Depuis les années 90, il a refait surface sous la forme de nouveaux idéaux, plus subtils, plus ambigus aussi, et moins ouvertement incompatibles avec les idées capitalistes.

Le crédo managérial américain est né en réponse au New Deal de Roosevelt. Il s'agissait de proclamer la légitimité sociale des entreprises dans le contexte d'un marché tout puissant. À ce moment-là, les entreprises ont dû affiner leur stratégie afin de proposer une nouvelle "économie morale" au cœur d'un capitalisme américain qui s'engageait à servir le bien commun.

Le 21e siècle nous propose un tout nouveau contexte pour l'émergence d'une éthique progressiste des affaires. Ses partisans émergent désormais dans des environnements historiquement inégalitaires, sur les décombres du syndicalisme et au cœur d'une crise générale de la social-démocratie. Quand le credo managérial du milieu du 20e siècle s'articulait autour de l'émergence d'une classe moyenne, les partisans de "l'entreprise progressiste" d'aujourd'hui appartiennent aux élites. Surtout, ils nient ouvertement l'existence d'une contradiction entre but lucratif et but social, ce que n'ont jamais fait leurs prédécesseurs des années 50.

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Les idées ne meurent jamais, elles changent de costume. N'oublions pas que lorsque nos entrepreneurs progressistes de la génération TED s'engagent à augmenter le bien-être de leurs employés, ils sont impuissants à améliorer celui des autres citoyens, et notamment ceux qui connaissent le chômage de longue durée. L'Entreprise-Providence n'existe pas. Elle ne parviendra jamais à amorcer, seule, des progrès sociaux profonds. Comme nous le montre aujourd'hui l'Amérique de Trump, les vœux pieds de la Silicon Valley ne remplaceront jamais l'Assurance maladie et les prestations sociales, de même qu'une entreprise appliquant des principes environnementaux rigoureux demeurera impuissante sans l'action et l'appui de plus larges organisations.

Le concept "d'entreprise progressiste" a une histoire beaucoup plus longue que ce que nous croyons. Et jusque-là, il n'a jamais réussi à se substituer à l'action politique.


Christian O Christiansen est Professeur à l'Institut pour la culture et la société à l'Université Aarhus, au Danemark. Son dernier ouvrage, Progressive Business: An Intellectual History of the Role of Business in American Society est paru en 2015.

Cet article a initialement été publié sur Aeon sous le titre "When faced with so-called 'progressive business', stay skeptical" et est reproduit ici sous licence Creative Commons.