Le jour où j’ai mis mon chien sous Prozac
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Le jour où j’ai mis mon chien sous Prozac

Les troubles obsessionnels compulsifs ne sont pas réservés aux humains. Les Bull Terriers tournent sur eux-mêmes, les Labradors mâchent des cailloux et les King Charles spaniels tentent d'attraper des mouches imaginaires.
Marie Simon
traduit par Marie Simon

Pleine de curiosité, j'examine Spoutnik, un Bull Terrier dans la force de l'âge. C'est un magnifique animal de trois ans, au pelage gris ardoise.

Avec sa petite tache blanche sur la tête et sa dépigmentation rose au niveau du nez, il est des plus charmants. Tandis que nous patientons tous les deux dans la salle d'examen de l'école vétérinaire de North Grafton, dans le Massachusetts, je me dis que Spoutnik et moi avons plus de choses en commun que je ne veux bien me l'avouer.

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Spoutnik est victime de troubles compulsifs canins (TCC), et attend d'être examiné par Nicholas Dodman, un vétérinaire qui travaille sur cette maladie depuis plus de vingt ans. Le plus égoïstement du monde, je me suis joint à la consultation dans l'espoir d'en apprendre davantage sur moi-même : on m'a diagnostiqué des troubles obsessionnels compulsifs (TOC) il y a quelques mois de ça.

Quand Dodman a observé ces chiens aux étranges compulsions pour la première fois , il a réalisé qu'il tenait là un modèle animal de choc qui pourrait permettre de mieux comprendre les TOC chez les humains. Hélas, après deux décennies de recherches acharnées qui lui ont permis d'identifier les gènes et les voies neuronales qui pourraient être impliquées dans ce trouble, il bute toujours sur un problème fondamental : les TCC des animaux peuvent-ils vraiment être comparés aux TOC des humains ? "Les gens n'arrivent pas à envisager le fait que les troubles mentaux et les variations de l'état mental en général puissent ne pas être réservés aux humains", m'explique-t-il. "Les gens pensent que les animaux n'ont pas un esprit comme le nôtre. Il y a une sorte de tabou à ce sujet."

Je tente de sonder le regard de Spoutnik. Il se colle contre son propriétaire, Dan Schmuck, tout en me jetant un coup d'oeil de temps à autres. Spoutnik est une sorte de "chien derviche" : sa particularité est de passer des heures et des heures à tourner en rond pour attraper sa queue. Mais en ce moment, il est parfaitement immobile. Comme moi, il semble être conscient que sa compulsion est trop bizarre pour être montrée en public.

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Deux ans auparavant, après avoir recueilli Spoutnik auprès d'un refuge, Dan Schmuck est parti en voyage d'affaires. Sa mère l'a appelé peu de temps après pour lui signaler que son nouveau chien avait entrepris de poursuivre sa queue, inlassablement, et qu'elle n'arrivait pas à le faire cesser. D'abord, Schmuck et son épouse ont trouvé ça très drôle. Ils ont filmé à plusieurs reprises leur jeune chiot en train de tourner comme une toupie. Mais au bout de quelques temps, l'hilarité est retombée.

"C'est comme s'il n'existait plus en tant qu'individu", explique Schmuck. "Sans prévenir, sa tête s'oriente en direction de son épaule, puis il fixe sa queue comme s'il s'agissait d'un ennemi mortel lui lançant une provocation. Ensuite, il commence à essayer de l'attraper. Lentement d'abord, puis de plus en plus vite, jusqu'à atteindre une vitesse vertigineuse. Sa tête finit par frapper un objet dur tandis qu'il se déplace dans la pièce. Parfois, il percute une porte si fort que j'ai l'impression qu'il s'est fait une commotion cérébrale. Mais non, il continuera à tourner, jusqu'à ce que sa tête et ses dents se cognent contre le mur un nombre incalculable de fois. Jusqu'à ce qu'il y ait du sang partout."

Schmuck a dû prendre des mesures pour protéger son chien. D'abord, il a entrepris de passer plus de temps à la maison afin de s'interposer entre Spoutnik et les objets environnants lorsque c'était nécessaire. Son protocole est bien rôdé : il enveloppe la tête de son chien d'une main, et passe son bras autour de lui en le caressant jusqu'à ce qu'il se détende ou qu'il s'endorme. "Parfois, il se réveille contre moi et je sens physiquement le moment où il commence à penser compulsivement à sa queue". La situation était intenable.

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Schmuck a alors entrepris d'amener son chien en consultation dans le cabinet de Dodman. Ce dernier avait déjà vu de nombreux cas de chiens derviches. Chasser sa queue est un comportement très fréquent chez les chiens domestiques, et chez les bull terriers en particulier. Différentes races de chien manifesteront différentes compulsions : les Bull Terriers tournent, les Dobermans lèchent leurs pattes, les Labradors mâchent des cailloux et les King Charles spaniels tentent d'attraper des mouches imaginaires.

Comme les TOC humains que l'on peut ranger dans de grandes catégories (comme nettoyer, accumuler, compter, vérifier), les compulsions canines peuvent adopter différentes formes. Si ces comportements peuvent sembler triviaux au premier abord, ils sont réalisés avec une fréquence et une intensité extrêmes, et peuvent parfois compromettre le sommeil, la prise de nourriture et autres fonctions vitales. Dans certains cas, ils peuvent même être fatals.

Spoutnik s'éloigne timidement de l'ombre rassurante de son propriétaire, grignotant des biscuits. Sa queue pend entre ses deux pattes arrière avec toute l'innocence du monde, et j'ai bien du mal à imaginer le chien tourner comme un fou, totalement hors de contrôle, dans un bain de sang. "Au cours des deux dernières années, il s'est transformé. C'était un chien tellement instable et malheureux, qu'on envisageait de le faire piquer. Aujourd'hui, il est totalement normal", explique Schmuck. "Il regarde sa queue une fois par jour tout au plus. C'est un miracle."

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Aujourd'hui, Spoutnik est sous Prozac, ainsi que quelques autres médicaments qui l'aident à contrôler son comportement. Se pourrait-il qu'il soit comme moi ? L'équivalent canin de l'humain compulsif ? Pensait-il à sa queue en ce moment-même, tentant de se raisonner pour ne pas lui courir après ?

Les Bull Terriers tournent, les Dobermans lèchent leurs pattes, les Labradors mâchent des cailloux et les King Charles spaniels tentent d'attraper des mouches imaginaires.

"Il est impossible de connaître les pensées d'un animal. Les puristes ont donc choisi de nommer ce comportement trouble compulsif canin, car il n'y a aucun moyen de savoir à quel point il ressemble à un TOC", explique Dodman. "Pourtant, les propriétaires qui connaissent très bien leurs animaux ont l'impression très nette que ceux-ci sont obsédés par des pensées récurrentes. De vraies obsessions."

J'avais sept ans, peut-être six, lorsque j'ai réalisé que mes mains étaient sales. Heureusement, je pouvais les laver et elles devenaient propres. Mais si je touchais quelque chose – une rampe d'escalier, mes vêtements, le canapé, une poignée de porte – elles redevenaient sales. Il fallait alors les relaver. Je finissais toujours pas toucher quelque chose à un moment ou à un autre, et il fallait recommencer l'opération de lavage encore et encore.

Lorsque j'étais à la maison, ce n'était pas si grave. Je pouvais laver mes mains aussi souvent que je le souhaitais, jusqu'à ce que j'ai le sentiment qu'elles étaient vraiment, vraiment propres. Mais à l'école, à la cantine, pendant les sorties scolaires – je n'avais pas toujours la possibilité de laver mes mains au moment où j'en ressentais le besoin. Pire, certaines toilettes, comme celles du cinéma ou celles des couloirs de l'école, n'étaient pas assez propres à mon goût. J'avais le sentiment qu'elles ne pourraient jamais réussir à me purifier.

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J'ai donc mis au point un certain nombre de techniques me permettant de m'assurer de la propreté de mes mains, à tout moment. Quand je sortais déjeuner avec mes parents le week-end, je lavais mes mains avant de monter dans la voiture, puis je pressais mes poignets l'un contre l'autre en les cachant sous mes manches jusqu'à notre arrivée au restaurant. Par la suite, j'évitais à tout prix de manger la nourriture que j'avais touchée d'une manière ou d'une autre, ce qui m'obligeais à ne consommer que la moitié de mes frites et à laisser les coins de sandwiches dans l'assiette.

J'avais même inventé un jeu me permettant d'aller au cinéma avec mes amis sans trop montrer ma compulsion : je leur avais proposé de gober les pop corns en se servant uniquement de la langue. Une fois les lumières de la salle éteintes, ils mangeaient de nouveau avec leurs doigts. Pas moi.

Ces rituels ont duré deux ans, jusqu'à ce que j'entre en CM1. Je me rappelle encore la première fois que j'ai mangé quelque chose sans m'être lavé les mains juste avant : des bonbons en gélatine en forme de fruits. J'ai ouvert le sac en plastique, j'ai attrapé les bonbons et je les ai mis directement dans ma bouche. J'ai même léché le bout de mes doigts sans le faire exprès. Immédiatement, je me suis sentie soulagée. J'étais libre. J'étais normale. Soudain, je ne comprenais plus pourquoi j'avais vécu l'enfer toutes ces années, mais j'étais soulagée. Ce jour là, j'ai vraiment savouré mon parfum de bonbon préféré : le raisin.

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*

En 1989 a été publié un ouvrage de vulgarisation scientifique intitulé The Boy Who Couldn't Stop Washing. Son auteur, Judith Rapoport, chef du département de psychiatrie de l'Institut américain de la santé mentale, a étudié et traité toutes sortes de maladies neuropsychiatriques, mais a toujours été fascinée par les TOC. Les personnes victimes de TOC se sentaient obligées de s'adonner à des rituels extrêmement complexes et de céder à leurs compulsions pour répondre à des croyances très étranges : ils venaient de tuer quelqu'un, leur environnement était contaminé, ils avaient fauté, il fallait ranger les choses autour d'eux, etc.

Avant la parution de cet ouvrage, on pensait que les TOC étaient extrêmement rares. Aujourd'hui, on sait qu'ils touchent entre 1 et 3% de la population. Le travail de Rapoport était pionnier dans ce domaine – il a permis à des millions de gens de comprendre certains de leurs comportements les plus étranges et de se sentir moins anomaux, moins isolés. Très vite, Rapoport a reçu des lettres et des coups de fil par centaines. Les gens lui ont posé des questions auxquelles elle ne s'attendait vraiment pas.

"Ils me parlaient de leur chien", explique-t-elle.

En effet, ses interlocuteurs avaient à coeur de poser des questions sur les manies de leur animal domestique, dont le léchage compulsif. "Si quelqu'un vous pose une question bizarre en demandant si son clébard à des TOC, vous passez outre. Mais si vous recevez la même question des dizaines de fois, vous ne pouvez pas l'ignorer."

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Elle-même possédait un chien. Elle s'est donc rendue chez le vétérinaire pour en savoir plus sur le granulome de léchage, une affection cutanée très répandue chez les canidés et provoquée par le léchage excessif d'une patte ou d'une autre partie du corps. Le chien se lèche jusqu'à arracher sa fourrure et à entamer son épiderme, ce qui peut provoquer une infection – qui peut mener à l'amputation ou à la mort de l'animal. Le vétérinaire lui-même possédait un chien à granulome, et ne parvenait pas à le soigner correctement. Rapoport lui a donc proposé d'administrer à son animal le même médicament que l'on donne généralement aux personnes victimes de TOC, et qui permet d'augmenter les niveaux de sérotonine dans le cerveau.

"On a convenu que le chien, qui avait un granulome de léchage, recevrait la dose de médicament proportionnelle à son poids. Ça a extrêmement bien marché", raconte-t-elle. "C'est comme ça que tout a commencé. J'ai guéri le chien de mon véto."

Motivée par ce premier test, Rapoport a entrepris d'organiser une étude randomisée en double-aveugle. Elle a recruté des chiens ayant un ou plusieurs granulomes de léchage, et a donné à un groupe A des médicaments anti-TOC ciblant la production de sérotonine, tandis que le groupe B recevait un placebo, et que le groupe C prenait un antidépresseur classique non conçu pour soigner les TOC. Les résultats ont été spectaculaires : seul les chiens du groupe A ont vu leur état s'améliorer considérablement.

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La psychiatre est restée prudente, cependant. Pour elle, le diagnostic de Troubles Obsessionnels Compulsifs n'est valable que si ses patients pensent à leurs compulsions de manière rationnelle. "Les gens victimes de TOC ont du recul par rapport à leur condition, ils trouvent que leurs compulsions sont gênantes et voudraient s'en débarrasser. C'est juste qu'ils n'y parviennent pas", explique-t-elle. "Or, on ne sait pas ce qui se passe dans la tête des animaux. C'est pour cette raison que les modèles animaux ne sont que d'un intérêt limité en psychiatrie."

Après avoir publié ses résultats, elle est revenue à ses patients humains. Son travail a néanmoins attiré l'attention d'un vétérinaire anesthésiste spécialisé en comportement animal : Nicholas Dodman.

Le médicament pour la toux lui a donné des lèvres toutes roses. C'était très bizarre, mais ça a fonctionné.

*

Après avoir reçu une injection de morphine, Knightly Night, un petit cheval noir nerveux, a commencé se balancer d'un antérieur sur l'autre de manière ininterrompue. Nous étions dans les années 80. Dodman avait remarqué qu'en utilisant différents médicaments, il pouvait modifier le comportement d'un animal sur commande. Chez les chevaux, cela permettait "d'activer" une stéréotypie qu'on appelle "tics de l'ours" ou "encensement" dans le milieu équestre.

En compagnie de Louis Shuster, professeur de biochimie et de pharmacologie à l'École de médecine de Tufts, il s'est alors posé une question qui lancerait sa carrière en comportement animal : s'il était possible de provoquer un comportement gênant sur commande, pouvait-on le faire cesser de la même manière ?

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Dodman et Shuster ont alors réuni des chevaux victimes de tics nerveux très graves, qui les poussaient à se cogner contre des murs et à mordre des barrière de sécurité. Ils leur ont ensuite donné des antagonistes narcotiques – une classe de médicament dont les effets sont inverses à ceux de la morphine. Les tics ont cessé immédiatement.

"Cela fait près de deux mille ans que l'on observe ce comportement chez les chevaux en captivité, et personne n'avait jamais compris pourquoi", explique Dodman. "Nous avons montré qu'il était possible de provoquer et d'interrompre les stéréotypies équines, parce qu'elles étaient provoquées par un problème au niveau des neurotransmetteurs."

L'hypothèse initiale de Dodman et Shuster était que les médicaments inhibaient la sécrétion des "opiacés" naturels du cerveau, et que les animaux cessaient leurs comportements compulsifs parce qu'ils ne leur procuraient plus aucun plaisir. Cependant, cette théorie a été infirmée par les séries d'expériences qui ont suivi. Ils l'ont donc revue et réécrite. Cette fois, ils sont soulevé l'hypothèse selon laquelle l'espèce de "bouton on/off" mental qu'ils avaient découvert correspondait en fait aux effets des médicaments sur les récepteurs NMDA, qui interagissent avec une substance appelée glutamate. Les deux scientifiques pensaient qu'en coupant le robinet du glutamate, on pouvait également stopper les tics nerveux.

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Pour tester cette nouvelle hypothèse, Shuster a acheté une bouteille de Delsym, un anti-toussif contenant de la dextromethorphane (qui bloque également les récepteurs NMDA), au magasin du coin. Il en a donné à un poney appelé Cinnamon Bun, un charmant animal affecté de ce que l'on appelle "le tic à l'appui".

"Il a avalé le médoc et a arrêter de tiquer immédiatement", explique Shuster. "Le médicament pour la toux lui a donné des lèvres toutes roses. C'était très bizarre, mais ça a fonctionné."

Dodman a ouvert une clinique de comportement animal à Tufts pour étendre ses recherches à d'autres espèces animales, et les patients ont rapidement envahi son cabinet. Il a vu toutes sortes d'animaux domestiques dont des chevaux, des chats et des oiseaux. Mais rapidement, il s'est intéressé uniquement aux chiens.

*

"Pourquoi les chiens sont si cool ?", me fait remarquer Elaine Ostrander. "À cause de l'élevage de races, bien sûr. Pour une généticienne, c'est le paradis."

Ostrander est le chef du Département de génomique comparée et de génétique du cancer de l'Institut national de recherche sur le génome humain. Elle étudie la génétique du chien depuis 25 ans. Son laboratoire a développé des bases de données génétiques canines utiles en médecine vétérinaire, et qui pourraient également servir aux humains. Elle explique qu'elle a étudié toutes sortes de maladies chez le chien – dont les maladies infectieuses, le cancer, le diabète, les maladies des reins, la rétinite pigmentaire, et la goutte.

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"Si vous voulez comprendre les fondements génétiques d'une maladie complexe, il faut savoir que de nombreux gènes sont impliqués", dit-elle. "Dans les populations humaines, des dizaines de gènes contribuent à l'expression d'une seule maladie. Chaque famille est différente. Certains gènes semblent héréditaires, d'autres non, c'est une mosaïque très complexe. Chez les chiens, la mosaïque est un peu plus simple."

Au sein d'une même race de chien, les animaux sont très similaires d'un point de vue génétique. Cependant, il existe aussi des ressemblances notables entre des races différentes, selon Ostrander. En recherchant les gènes liés à une maladie spécifique chez des chiens de races étroitement liées, elle est en mesure exclure les faux positifs. Si quatre races similaires affectées par une même maladie portent toutes le même gène, tandis que les chiens sains ne l'ont pas, cela permet de faire avancer l'enquête génétique assez rapidement.

En 1994, Dodman s'est associé à Alice Moon-Fanelli, spécialiste de génétique comportementale, afin de l'aider à analyser le génotype de ses patients canins. Ostrander fournissait les données génétiques brutes, tandis que Moon-Fanelli s'occupait des phénotypes (l'expression des gènes, c'est-à-dire les traits observables) : caractéristiques comportementales, race, lignée, âge du chien, etc.

Moon-Fanelli explique que lorsque le projet a commencé, le concept même de troubles compulsifs canins faisait débat au sein de la communauté scientifique. Les comportements répétés et inexplicables des animaux étaient qualifiés de "tics" ou de "stéréotypies", et considérés comme de simples signes d'ennui (un tigre qui tourne dans sa cage, par exemple). "Je me demandais pourquoi les animaux à tics étaient si différents des autres", explique-t-elle. "400 bull terriers plus tard, sans compter l'observation méticuleuse de Dobermans et de chats, il m'est apparu que ces tics n'étaient pas dû à un environnement de mauvais qualité, ou trop peu stimulant. Ces animaux étaient des animaux de compagnie, ils vivaient des vies agréables auprès de propriétaires aimants."

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Les symptômes des chiens commençaient généralement autour de la puberté, comme souvent chez les humains. Les troubles compulsifs sont un truc de famille. De même que la psychologie humaine avait découvert que les TOC n'étaient pas liés à l'éducation, la médecine vétérinaire en arrivait au même constat, des dizaines d'années après.

"D'une espèce vivante à une autre, on observe que l'animal est comme possédé par des obsessions, des démons qu'il ne contrôle pas", explique Moon-Fanelli. "C'est la même chose chez les gens. Le truc, c'est que les animaux ne parlent pas la même langue que nous. Nous devons donc rester très prudents dans nos interprétations, et tâcher de rester objectifs en observant les caractéristiques du comportement animal."

Pamela Perry, comportementaliste à l'École de médecine vétérinaire de l'Université Cornell, ne participe pas aux recherches de Dodman. Elle traite les animaux présentant des troubles du comportement variés ; selon elle, si les stéréotypies et les compulsions sont très similaires, elle estime qu'il s'agit de deux choses bien différentes. Elle s'accorde avec Moon-Fanelli pour dire qu'il nous sera toujours impossible de déterminer avec certitude si les animaux ont des obsessions mentales, et pourquoi. Cependant, son expérience professionnelle est troublante. Elle a observé des tas de chiens compulsifs qui courraient après leur ombre, mais par dans n'importe quelles conditions : ils se levaient avant l'aube et attendaient que le soleil soit visible dans le ciel pour s'adonner à leur chasse impossible. Elle se rappelle également d'un animal dont le maître avait acheté une machine à laver – le chien attendait qu'elle soit allumée pour tourner en rond, au même rythme que le tambour. Dès que le cycle de lavage était terminé, il retrouvait son calme.

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"Ces exemples montrent que les chiens patientent et anticipent. Selon moi, c'est une preuve qu'ils ont des obsessions en bonne et due forme, comme nous", ajoute Perry.

À chaque fois que j'avale, je dois toucher le bout de mon nez et regarder dans le coin gauche de mon champ de vision.

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Même si je suis victime d'une forme somme toute classique de TOC – le lavage compulsif des mains – je n'ai jamais soupçonné que des gens de ma connaissance puissent eux aussi avoir des TOC. J'ai toujours été très anxieuse, suffisamment pour commencer une psychothérapie des années auparavant et m'identifier comme une victime d'anxiété généralisée.

Mes crises d'anxiété tournent toujours autour des mêmes thèmes : la propreté, la maladie, la santé, les germes, la contamination. J'ai également la phobie de vomir (émétophobie), qui m'obséde chaque jour ou presque. J'y pense environ 10-14 heures par jour, et j'évite au possible les situations où je risque d'être malade. À l'époque, je pensais que l'anxiété, c'était ça : être obsédé par une certaine catégorie de trucs.

Mon psy et moi avons donc parlé de la "source" profonde de mon anxiété. Mes parents sont des scientifiques, et ont eu le malheur de m'expliquer les bases de la microbiologie quand j'étais très jeune. Mon père aimait bien que tout soit propre, tout le temps, et avait très peur des intoxications alimentaires. J'aime contrôler mon environnement et le vomissement correspond justement à une perte de contrôle totale, à une portée d'entrée vers la vulnérabilité. Ces séances me soulageaient, et je crois bien que mes obsessions se sont un peu calmées à cette occasion. Je pensais que mieux connaître leurs fondements pourrait m'aider à les gérer, puis à les faire disparaître complètement.

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Avec le recul, je pense que mon incapacité à voir que j'avais des TOC était due à une fausse croyance : en tant qu'humaine, j'étais persuadée que je pouvais avoir un contrôle total sur mon comportements et mes pensées pour peu que je le veuille suffisamment fort. Si je n'y parvenais pas, c'était de ma faute. En quelque sorte, je ne me voyais pas comme un être malade mais comme un être faible.

Pourtant, dans les situations vraiment difficiles, j'ai pu me rendre compte du peu de contrôle que j'avais réellement sur mon corps. Quand je mangeais un truc moisi, j'entrais dans un état de panique extrême qui pouvait durer des jours. La fois où mon copain a eu une gastro, je me suis enfuie de l'appartement et j'ai dormi à l'hôtel pendant trois jours. À mon retour, j'ai utilisé du désinfectant pour hôpitaux, de la javel, et j'ai nettoyé toute la maison. Je ne me suis pas sentie en sécurité pendant des semaines ; chaque jour, je pensais aux germes et à leur présence autour de moi, à la perspective qu'ils puissent m'infecter.

Certaines de ces préoccupations peuvent paraître sensées, quoique un peu exagérées. Mais comme les chiens et autres animaux victimes de troubles compulsifs, c'est la force avec laquelle ces préoccupations vont façonner le quotidien qui permettra de déterminer s'il y a, ou non, une maladie. Or, je passais des heures et des heures à penser à nettoyer, à nettoyer, à m'inquiéter, à recommencer.

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Malgré tout, je n'arrivais pas me convaincre que j'avais des TOC, et ce n'est qu'avec le retour de mes compulsions à la fin de l'année dernière que je me suis doutée qu'il y avait un peu plus que de l'anxiété dans l'histoire. Pour le boulot, j'ai voyagé de mai à décembre dernier. J'ai été ennuyée par quelques problèmes de santé mineurs. Qu'elles soient dû à de mauvais souvenirs, au stress, à l'isolement ou à la combination de tout ça, les compulsions sont revenues comme une marée haute.

Je ne peux pas situer avec précision le moment où j'ai eu mes premières compulsions. Maintenant qu'elles sont là, je les vois comme des accessoires permanents, même si je sais pertinemment que six mois auparavant, elles étaient absentes de ma vie. Mes rituels actuels se concentrent principalement sur la consommation, la déglutition et la sécurité alimentaire.

Maintenant, quand je mange, il faut que je sois toute seule. S'il y a quelqu'un d'autre dans la pièce, je ne peux pas manger – purement et simplement. La bouffe doit être réchauffée au micro-ondes pendant 4 minutes et 37 secondes, ou autres nombres impairs (27 et 17 me conviennent également). Quand j'étais gamine, il fallait absolument que le décompte soit sur 29 secondes. Heureusement, ça a changé. À chaque fois que j'avale une bouchée, je dois toucher le bout de mon nez et regarder dans le coin gauche de mon champ de vision.

En plus de ces rituels alimentaires, mes autres obsessions ont empiré progressivement. J'ai commencé à jeter la nourriture – parfaitement saine et non périmée - de manière compulsive. La peur de la contamination avait pris le dessus et je ne pouvais rien y faire : et si ça a avait moisi ? Et si le frigo n'était pas assez froid ? Et si le sac de framboise congelées avait été placé dans un coin du freezer où l'air ne circulait pas correctement ?

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De même, la peur de vomir a pris des proportions sans précédent. Tout ce qui pouvait me rappeler le vomi ou le vomissement causait chez moi une panique extrême. Du café renversé, des taches de soupe, les trucs crémeux, les mots "morceaux" ou "rejet". Écrire ce simple paragraphe m'a pris des heures parce que j'avais envie de vomir en permanence.

L'an dernier, durant mes divers voyages, je ne suivais plus aucun traitement. Pas même une psychothérapie. Quand je suis rentrée à New York en janvier, j'ai participé à des essais cliniques sur l'anxiété à l'Université Columbia. Pendant les évaluations, l'un des chercheurs m'a demandé : "Avez-vous des phobies ou des angoisses qui ne sont pas liées à vos TOC ?"

La question m'a figée sur place. Moi, j'avais des TOC ?

C'était le premier gène lié au comportement qui avait un lien avec les TOC.

*

Nous ne savons pas exactement ce qui cloche dans le cerveau des personnes atteintes de TOC. Un groupe de médicaments appelés inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), dont le Prozac fait partie, semble aider au traitement des TOC car ils augmentent les niveaux de sérotonine.

50% des personnes atteintes de TOC environ montrent une réponse aux ISRS, c'est-à-dire un bénéfice significatif mais qui n'est pas énorme pour autant (35% de réduction des symptômes). Dans une méta-étude récente sur les traitements des TOC, des chercheurs expliquent que "même les patients réceptifs aux traitements pourront continuer à avoir des symptômes modérés à sévères, et à passer de nombreuses heures de la journée à avoir l'esprit parasité par leurs obsessions et compulsions."

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Que vous croyez dans le potentiel du modèle animal des TOC ou non, une chose est sûre : les niveaux de sérotonine ne font pas tout, et les traitements ne pourront jamais se contenter d'agir sur ce neurotransmetteur.

Comme l'a fait remarquer Dodman, le glutamate semble être une composante importante de la maladie. La neuro-imagerie a permis de mettre en évidence que les patients ayant des TOC avaient une pression sanguine plus élevée que le reste de la population, et une activation facilitée du réseau neuronal striato-thalamo-cortical, qui s'étend des zones profondes du cerveau au cortex préfrontal. Cette zone est dominée par des voies de glutamate qui sont censées réguler les mouvements et les pensées contrôlées, et moduler les routines comportementales. Certains chercheurs spécialisés en TOC pensent aujourd'hui que les ISRS fonctionnent non pas à cause de la sérotonine, mais parce qu'ils empêchent la libération de glutamate. D'autres études ont permis d'évaluer les niveaux de liquide rachidien cérébral chez les personnes atteintes de TOC, et ont révélé que leur taux de glutamate était significativement plus élevés que dans la population générale.

Hélas, les hypothèses sur le rôle du glutamate chez les humains et chez les chiens n'aide en rien à découvrir les gènes qui provoquent cette maladie. C'est là que les modèles animaux pourraient s'avérer particulièrement utiles.

"Avec la plupart des troubles comportementaux, nous avons bien du mal à déterminer quelles molécules et quels changements chimiques interviennent", explique Ed Ginns, un neurologue et généticien qui travaille avec Dodman. "Si nous pouvons au moins comprendre cela grâce à des études moléculaires et cliniques, nous pourrions identifier des cibles de traitement."

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Lorsqu'il a rencontré Dodman pour la première fois, Ginns étudiait le trouble bipolaire et la dépression dans des populations aux caractéristiques génétiques similaires, comme les Amish. Pour lui, le fait que Dodman ait travaillé uniquement sur des Doberman et des terriers n'était pas un problème. Selon lui l'étude de cas était convaincante dans la mesure où, chez les Amish comme chez les terriers, le trouble s'était produit naturellement dans une population donnée.

"Nous n'avons pas affaire à une construction théorique artificielle", affirme-t-il. "Ces patients entrent dans mon cabinet avec de vrais problèmes comportementaux. On ne peut pas se contenter de faire de vagues spéculations sur les gènes et les changements biologiques divers chez la souris en espérant aboutir à un modèle animal valable."

La première collaboration de Ginns et Dodman consistait en un séquençage et une analyse complets de génome : ils ont ainsi comparé 92 Doberman suçeurs (de leurs propres flancs ou de leur couverture préférée) avec 68 Dobermans constituant le groupe contrôle. Leurs résultats montrent une forte tendance statistique en faveur de ce que Dodman appelle "une oasis génétique" - ils n'ont eu qu'à examiner un unique gène déterminant, appelé cadhérine neurale ou CDH2. Dans le cerveau, le CDH2 est impliqué dans le développement des récepteurs de glutamate.

"Ce gène nous a été extrêmement utile", explique Dodman. "Au labo, tout le monde a respiré un grand coup et fait un pas en arrière. C'était le premier gène codant pour un trait comportemental et lié aux TOC que nous avions jamais découvert ; c'était également l'un des rares gènes 'comportementaux' tout court, à notre connaissance."

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L'étape suivante constituait à examiner le CDH2 chez des sujets humains. Dodman et Ginns ont apporté leurs documents de recherche aux Instituts américains de la santé, et un groupe de recherche attaché à l'institution a alors analysé leurs données. Ils n'ont pas réussi à en tirer de fermes conclusions, même s'ils ont trouvé que certaines variantes du CDH2 pouvaient être associées au Syndrome de la Tourette.

"Nous n'avons rien trouvé de renversant", explique Jens Wendland, l'un des psychiatres qui a co-écrit l'étude. "Mais pour être honnête, nous savions qu'il nous fallait une cohorte plus importante que celle que nous avions. Nous avons fait de notre mieux avec les moyens dont nous disposions à l'époque."

Wendland pense que le séquençage génétique est aujourd'hui assez avancé pour bénéficier à la fois aux études animales et aux études biomédicales. Cependant, il estime aussi qu'on ne saura sans doute jamais si l'on peut comparer les symptômes des chiens à ceux des humains.

"Je pense qu'il est plus intéressant de bosser sur la biologie des gènes identifiés grâce à des études cliniques sur l'humain, même si c'est un énorme défi. À l'inverse, lier un gène à un comportement chez un animal non-humain est trop incertain, et ne permettra jamais de déterminer si nous traitons la maladie ou si nous nous contentons d'améliorer l'état émotionnel de l'animal."

Quand vous êtes véto, les gens vous disent : "Ça doit être si difficile de prendre en compte toutes les différences entre les espèces." Pourtant, c'est tout l'inverse. Nous apprenons à observer et comprendre les similarités.

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En 2008, Dodman a décidé de tester ses théories dans le cadre clinique. Pendant plusieurs années, il a discuté de son travail avec Michael Jenike, fondateur de l'Institut des troubles obsessionnels compulsifs à l'hôpital McLean dans le Massachussetts. Jenike n'a pas été convaincu par les hypothèses de Dodman même s'il adorait parler avec lui. Comme Judith Rapoport, il pense que tant qu'il sera impossible d'avoir une conversation avec les chiens, les oiseaux et les souris, nous ne pourrons pas diagnostiquer des TOC. Malgré tout, il a accepté de donner de la mémantine à ses patients, un médicament ciblant le glutamate que l'on dispense d'ordinaire dans le cadre du traitement d'Alzheimer. Dodman en donnait aux chiens victimes de formes de Troubles compulsifs canins particulièrement sévères.

Dans un groupe de 44 patients, tout les sujets ont pris un médicament augmentant le niveau de sérotonine, mais la moitié du groupe a également pris de la mémantine. Ça a fonctionné. Chez ceux qui avaient pris le médicament anti-glutamate, les symptômes avaient été réduits de 27% en moyenne, contre 16,5% chez l'autre groupe. C'était loin d'être parfait, mais Jenike a continué d'utiliser cette combinaison de médicaments chez les patients qui ne répondaient pas aux ISRS. Dodman et Shuster avaient déjà breveté leur duo médicamenteux, mais n'arrivaient pas pour autant à attirer l'attention de l'industrie pharmaceutique.

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En étudiant les images médicales du cerveau de ses Dobermans compulsifs, Dodman a découvert qu'ils possédaient des anomalies structurelles qui sont, chez les humains, associées aux TOC. En février 2016, une équipe de chercheurs dirigée par Dan Stein, à la tete du Département de psychiatrie et de santé mentale de l'Université de Cape Town, a publié les résultats d'une étude sur le gène CDH2 chez les humains. Leur échantillon était constitué de 234 personnes ayant des TOC et de 180 sujets sains pour le groupe contrôle. Leurs résultats ont été plus convaincants que la première fois : ils ont trouvé deux différences au sein du gène CDH2, corrélé aux TOC.

La dernière étude de Dodman, publiée en 2016 compare des chiens présentant des formes modérées à sévères de Troubles compulsifs canins. Il a trouvé deux zones particulièrement intéressantes au sein de leur génome : la première a un équivalent chez l'humain, associée à la schizophrénie, et l'autre porte des gènes récepteurs de la sérotonine.

À partir de ces derniers résultats et de leur lien avec la sérotonine, Dodman a développé une nouvelle théorie. Il pense que le gène CDH2, qui implique le glutamate, est nécessaire pour qu'un chien soit génétiquement prédisposé au TCC en premier lieu. Un humain peut avoir un gène de prédisposition différent, mais Dodman suppose qu'il impliquera aussi le glutamate. Les gènes de la sérotonine, pense-t-il, sont des modificateurs qui contrôlent dans quelle mesure un chien peut développer un TCC (ou chez une personne, un TOC). Il espère qu'une autre équipe cherchera des gènes modificateurs similaires chez les humains, ou élargira le traitement standard pour les TOC afin qu'il inclue à la fois les voies de la sérotonine et du glutamate.

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Dodman pense toujours qu'en matière de TOC, la répugnance à accepter les résultats des recherches basées sur un modèle animal ne s'explique pas uniquement à l'aune d'enjeux purement scientifiques (la validité du modèle), mais également à l'aune d'enjeux philosophiques : il estime que les gens refusent d'envisager l'idée selon laquelle l'esprit des chiens puisse être similaire au nôtre, par certains aspects du moins.

"Pratiquer la médecine vétérinaire permet de changer de point de vue sur les animaux", explique-t-il. "Quand vous êtes véto, les gens vous disent : 'Ça doit être si difficile de prendre en compte toutes les différences entre les espèces.' Pourtant, c'est tout l'inverse. Nous apprenons à observer et comprendre les similarités."

J'ai été en larmes tout au long du déjeuner. Il y avait trois serviettes, un nombre impair, et je ne pouvais pas chauffer ma soupe plus de 37 secondes.

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En poursuivant les tests pour les essais cliniques des chercheurs de Columbia, j'ai été confrontée à un nouveau type de malaise.

Les questionnaires qu'on me faisait passer étaient inquiétants, presque effrayants. Ils me donnaient le sentiment que quelqu'un avait pénétré les parties les plus privées et les plus vulnérables de mon cerveau, qu'il écrivait mes pensées les plus personnelles sur le papier avant de les donner en pâture à un psy qui les lirait à haute voix de manière mécanique. Chacune de mes obsessions, toutes les choses que j'avais fait en secret pendant des années ne m'appartenaient plus. Elles étaient décortiquées par une équipe de recherche. Pire, je réalisais que tous mes problèmes étaient suffisamment typiques pour entrer dans le cadre d'un questionnaire d'évaluation générale ; j'étais loin d'être un cas original, et ce n'était pas forcément facile à accepter.

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Peu après le début des essais cliniques, j'ai entamé une thérapie cognitivo-comportementale (appelée communément TCC). C'était plus ou moins l'inverse de ce que je faisais avec ma psy précédente, ma "psychothérapeute psychodynamique", que je voyais une fois par semaine dans un joli bureau rempli de bibliothèques et d'œuvres d'art asiatiques très chic. Elle était incroyablement intelligente, fine, instruite, elle me faisait parler de mes sentiments et de mon enfance. À l'occasion, nous parlions théories et textes psychanalytiques. C'était une sorte d'échange intellectuel, un contact humain subtil d'une qualité supérieure qui consistait à déconstruire, comprendre, séparer ensemble les symboles et les métaphores pour qu'ils fassent sens.

La TCC, elle, consistait à rencontrer un praticien deux fois par semaine dans un petit bureau sans fenêtre sur des chaises en plastique. On ne parlait pas de mes sentiments. Il n'y avait rien de raffiné ou de poétique. J'étais là pour provoquer mes angoisses sur commande, pour les montrer, pour appuyer dessus et me faire violence jusqu'à les neutraliser. On parlait pratique, technique, thérapie d'exposition, prévention des symptômes. C'était du concret. Mes rêves et mon imaginaire n'avaient aucune place ici. J'avais l'impression d'être un chien que l'on entrainait jour après jour pour qu'il change de comportement.

À cette occasion, j'ai passé en revue l'ensemble de mes phobies, obsessions et rituels, avant de les commenter et de les hiérarchiser. Mon objectif était de faire cesser les rituels et de m'exposer à des stimuli de plus en plus désagréables et anxiogènes, à raison d'une heure par jour et de 90 minutes par séance.

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À l'issue de ma première séance d'exposition, je suis restée complètement pétrifiée durant tout le trajet de métro qui m'a ramenée chez moi. L'expérience m'avait remuée, mais le pire avait été de prendre conscience à quel point j'étais malade. On m'avait fait regarder des photos montrant des verres de jus d'orange renversés – c'était quasiment insupportable, car les taches de jus ressemblaient à du vomi. D'abord, j'ai regardé un dessin animé, puis des photos dont la vue était de plus en plus difficile à soutenir (les taches de jus avaient une couleur et une texture de plus en plus proche de celles du vomi).

Ces photos me mettaient dans un tel état d'angoisse que je pouvais à peine les regarder plus d'une demi-seconde avant de m'adonner à mon rituel du toucher/avaler. Une partie de moi savait que la situation était ridicule, que ma réaction était ridicule. J'étais littéralement torturée par un jus d'orange renversé. Comment était-ce seulement possible ? Je savais pertinemment que c'était du jus et rien d'autre, mais au premier coup d'oeil à la photo mes obsessions reprenaient le dessus. Je pensais au vomissement, ça me dégoûtait, ça me donnait envie de vomir, j'avais peur de vomir, et ainsi de suite.

Alice Moon-Fanelli explique que les chiens qui courent après leur queue ont l'air d'être possédés par des démons. J'avais les mêmes. Mais personne n'aurait pu croire qu'ils emprunteraient la forme de verres de jus d'orange instables.

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J'ai emprunté une copie du bouquin de Rapoport, publié il y a plus de 25 ans. Le sentiment de malaise qui m'avait envahie quand je remplissais les questionnaires a fait son grand retour. L'auteur évoquait un jeune garçon qui "ne pouvait pas arrêter de se laver", qui cachait ses mains dans ses manches et qui avait, comme moi, des rituels compliqués à base de déglutition. Il avait également des compulsions basées sur le toucher et le clignement de paupière. En bref, ce passage aurait pu me décrire parfaitement.

Dans son ouvrage, Rapoport explique qu'elle est fascinée par les similarités entre les TOC de différentes personnes. Bien qu'elle ne soit pas convaincue par l'utilité des modèles animaux pour éclairer et soigner les TOC humains, elle est persuadée que les psychiatres devraient s'inspirer du travail des éthologues qui étudient les comportements innés chez les animaux. Le Border Collie de Rapoport, lui aussi, tournait en cercles concentriques comme un derviche. Pas de façon de façon compulsive cependant : il tournait tous les soirs avant de s'endormir. Chez les ancêtres du chien, ce comportement était probablement conçu pour piétiner l'herbe et débusquer les serpents et insectes cachés dans la végétation. Chez certaines races, il est resté.

Tenter de me voir comme un animal qui serait dépassé par des comportements innés m'aide à comprendre la nature des TOC eux-mêmes. Les obsessions pour le vomissement, la propreté, les précautions avec la nourriture, ont beaucoup de points communs avec les comportements de survie primitifs du chien qui tourne en rond.

Le fait même de tourner sur soi-même m'offre une métaphore visuelle idéale pour me représenter tout cela. Lorsque les pensées obsessionnelles ou les angoisses montrent le bout de leur nez, je traverse une sorte de tourbillon où je tourne pour gagner du temps et aspirer toute forme de logique ou de raison. Je tourne pour disparaître aux yeux de tous, dans la compulsion et la vitesse.

En tant qu'humain, je suis folle de rage parce que je ne peux pas contrôler mes pensées comme je le voudrais. En tant qu'animal, il est logique que je rechigne à en parler, que je les mettre à distance. Il est facile d'accepter que les circuits neuronaux endommagés d'un chien puissent causer chez lui des comportements aberrants. Ressentir cette compassion pour un humain est plus difficile, et j'ai du mal à avoir de la compassion pour moi-même.

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Le lendemain de ma rencontre avec Spoutnik, j'ai rencontré Bella, un autre Bull terrier. Son traitement a provoqué l'interruption totale de ses compulsions (elle aussi était un chien derviche). Sa propriétaire, Linda Rowe-Varone, a une histoire similaire à celle des propriétaires de Spoutnik : un jour, son chiot a commencé à tourner sur lui-même, et rien ni personne n'a pu l'arrêter. Il a failli en mourir.

"À un moment, j'ai cru ne plus pouvoir la garder à la maison", explique-t-elle, les larmes aux yeux. "Le Dr Dodman me répétait 'attendez encore un peu, un tout petit peu'. J'ai eu raison de l'écouter."

Bella est un chien actif, joueur, qui bondissait de bout en bout de la salle de consultation. Rowe-Varone explique qu'elle est obsédée par les balles, et qu'elle doit en restreindre l'accès à son chien. Je me demande où les vétérinaires placent la limite entre passion et compulsion. Tous les chiens ont un jouet favori, avec lequel ils s'amusent jusqu'à s'en rendre fous. Rowe-Varone garde les balles dans le garage, et si Bella a le malheur d'en apercevoir une, elle attendra à la porte du garage pendant des heures s'il le faut. Bella sait que ses balles sont dans le garage, et elle est incapable de les sortir de son esprit.

Décidément, nous devrions à la fois devenir plus animaux, et concéder un peu plus d'humanité à nos chiens.

Dodman se souvient également d'un chien obsédé par l'eau. L'animal a vécu principalement à New York, mais la première fois où son propriétaire l'a amené dans sa maison dans les Hamptons, il a immédiatement sauté dans la piscine. Par la suite il y a passé des journées entières, nageant en rond en pleurant d'angoisse près de sept heures par jour.

Stephanie Borns-Weil, qui a succédé à Dodman à la direction de la Clinique de comportement animal de Tufts l'année dernière, a déjà vu un Golden retriever obsédé par l'eau : il sautait dans la baignoire pendant le bain des enfants, puis refusait d'en sortir. Un autre allait dans un lac à côté de sa maison, y prélevait cinq gros cailloux qu'il plaçait dans un arbre. Si le propriétaire avait le malheur de déplacer les cailloux, il retournerait au lac et récupérerait cinq nouveaux cailloux.

À la clinique vétérinaire, les anecdotes incroyables sur les chiens se comptent par dizaines. On u raconte l'histoire d'un Doberman qui avait besoin de couvrir sa nourriture avant de pouvoir la manger. Quand son propriétaire le nourrissait, il devait placer une feuille de papier toilette à côté de sa gamelle. Le chien prenait la feuille dans sa bouche, puis la posait très délicatement au-dessus de sa pâtée. Ensuite, il le retirait, tout aussi précautionneusement, avant de pouvoir manger. Si ce rituel n'était pas accompli, il lui était impossible de se nourrir.

Dodman se rappelle d'un chien similaire : il prenait des croquettes, une par une, et les plaçait sur les boutons à pression du coussin du divan dans la pièce voisine. Ce n'est qu'après avoir placé sept granulés dans les sept trous du bouton qu'il pouvait déguster le reste de son repas. Lorsqu'ils ne peuvent pas accomplir leur rituel, ces chiens peuvent hélas se laisser mourir de faim.

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Je regarde Bella, qui commençait à s'ennuyer de notre conversation bien trop humaine et s'était couchée sous une table. Les rituels alimentaires canins décrits par Dodman et Borns-Weil me ressemblent tellement qu'ils me mettent mal à l'aise. C'est peut-être pour cette raison que je ressens une énorme empathie pour Bella. Au-dessus de sa tête, il y a une énorme boite remplie de jouets en forme de balles. Pour elle, c'est la pire des provocations. Pense-t-elle à ces balles en ce moment-même, tout comme je pense à mes obsessions ?

Quand je suis partie de Tufts ce jour-là, mon petit ami Zach m'a ramenée à notre hôtel, fatiguée et affamée. Je n'ai pas de permis de conduire, et j'avais besoin de Zach pour me faire traverser le Massachusetts . La route de Brooklyn est une source d'angoisses innombrables. Depuis quelques semaines, j'associe la voiture à la maladie parce que j'ai peur de vomir en voiture. Durant tout le trajet, qui a duré trois heures, j'étais tendue et blanche comme un linge.

J'ai su que j'avais besoin de manger dès qu'on est entrés dans la chambre d'hôtel. Zach a sauté sur le lit et s'est confortablement installé avec un bouquin. Nerveusement, je lui ai demandé : "Dis, je voudrais manger. Est-ce que tu pourrais partir ?" Le rituel doit être accompli en l'absence de toute présence humaine. Évidemment, ça le frustre. Il sait qu'il doit aller s'asseoir dans le couloir. Agacé, il a saisi son manteau et s'est dirigé vers la porte.

Je suis en colère. Énervée de devoir céder au rituel, agacée que mon mec ne soit pas plus compréhensif. Je suis surtout en colère car je suis incapable de garder le contrôle de mon propre corps. "Tu crois que ça m'amuse ?" lui dis-je, de manière un peu agressive. "J'ai juste besoin d'un petit moment."

"Peu importe", lâche-t-il en claquant la porte. Je me rends compte c'est le même plaidoyer que Dodman a fait à Rowe-Varone, lorsqu'elle était sur le point d'abandonner son chien Bella : "Tu dois lui donner un peu plus de temps".

J'ai pleuré tout au long du déjeuner. Il y avait bien trois serviettes, un nombre impair, mais je ne pouvais pas chauffer ma soupe pendant les 37 secondes requises. J'ai mangé en trainant mon cortège de TOC, en essayant de ne pas penser à la texture de la soupe qui ressemblait à du vomi.

"Ce n'est pas juste qu'ils sont des chiens et que nous sommes humains", me disait Ginns. "C'est que les deux groupes souffrent des mêmes symptômes qui perturbent leur développement et leur vie. Pour moi, ce sont ces symptômes qui définissent un comportement compulsif'.

Je prends une longue inspiration. Patience, patience. Je dois me donner encore un peu de temps.

Cet article est initialement paru sur Mosaic sous licence Creative Commons.

Auteur : Shayla Love - Édition : Michael Regnier - Fact checking : Lowri Daniels - Correction : Tom Freeman - Illustration : Clara Lacy - Direction artistique : Charlie Hall Traduction : Marie Simon.