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Reality check

Quand un ancien espion regarde le « Bureau des Légendes »

« La cellule de crise avec les murs bleus, c'était mon bureau. »
Pierre Longeray
Paris, FR
Photo:  Martin Bureau / AFP

Depuis maintenant trois saisons, la série de Canal Plus Le Bureau des Légendes (BdL) est encensée pour le regard juste, crédible et supposément réaliste qu’elle pose sur le renseignement français. Mais qu’en pensent ceux qui œuvrent du côté du boulevard Mortier, le siège de la DGSE ?

Yves Trotignon, ancien cadre de la « Boîte » et grand connaisseur des films d’espionnage, publie ce mercredi 6 juin Politique du secret. Regards sur le Bureau des Légendes (éditions PUF), afin de « montrer ce qu’un ancien du service pense de la série ». Du coup, on a passé un coup de fil à ce grand spécialiste du djihadisme et du contre-terrorisme et enseignant à Sciences Po, pour mieux décrypter les aventures de Malotru et consorts.

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VICE : Est-ce que la série nous apprend de nouvelles choses sur le renseignement français ?
Yves Trotignon : Non, la série n’a pas cette vocation. En revanche, elle formalise des choses qui n’étaient pas vues à la télé française, notamment le fait que vous pouvez à la fois coopérer avec un service allié, tout en lui faisant des vacheries - ou que vous pouvez parler aux gens que vous détestez. Puis le BdL a le mérite de montrer des choses qui relèvent de la logique pure du renseignement et qui n’étaient pas montrées dans la fiction française. Pour observer ces mécanismes, il fallait aller voir du côté des romans de John LeCarré, des films de Michael Mann, ou de certains Hitchcock.

Le BdL semble être une des premières œuvres de fiction françaises qui montre la vie des espions de manière crédible.
C’est effectivement une nouveauté en France. Il y a des séries qui avaient déjà montré la banalité, si j’ose dire, et l’humanité des policiers – dans Engrenages par exemple – mais personne ne s’était jamais intéressé à l’espionnage de cette façon-là, dans le cadre d’une série TV. Cela s’explique sans doute par l’amour que porte Rochant [le showrunner du BdL] au cinéma américain des années 1970, ce qu’on appelle le Nouvel Hollywood : un cinéma politiquement conscient du monde, qui n’est pas un cinéma de divertissement, ni de dénonciation brutale, mais un cinéma qui montre les choses et qui essaye d’être assez réaliste. Attention, le Bureau des Légendes n’est pas non plus une série documentaire, mais elle a l’immense mérite de montrer ce qu’est le renseignement humain : les sources, le mensonge, les doutes, la solitude…

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En regardant le BdL, vous ressentez une certaine nostalgie ?
Aucune. En revanche, c’est amusant de reconnaître certains décors, ou de se dire « Tiens, ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe ». Contrairement, à ce qu’on voit dans la série, les portes de bureaux sont ouvertes et il n’y a pas de noms sur les portes de bureaux. Mais des armoires beigeasses, il y a en a ! Par exemple, la cellule de crise de la série avec les murs bleus, cela a été mon bureau.

Vous expliquez dans votre livre que vous avez été surpris de la justesse du vocabulaire utilisée dans le BdL. Il y a vraiment des gens qui parlent comme le personnage de Marie-Jeanne, capable de missives telles que « Il n’y a pas de hasards, il n’y a que des enculeries » ?
C’est marrant parce que je n’avais jamais entendu « enculeries » dans les couloirs de la DGSE. En revanche, il y a plein de formules et de raisonnements qui sont propres au service. Ce qui m’a beaucoup amusé et plu dans la série, c’est que l’on retrouve une façon de penser. On sent bien que les acteurs ont été en contact avec des gens qui connaissent cela. Il y a une façon de penser, de parler, de se comporter qui est très juste.

Comment définir cette façon d’être ?
Pas sèche, mais éventuellement un petit peu dure. Ce sont des gens attentifs, mais un peu cyniques, avec de la distance par rapport aux choses. Dans la série, personne ne rigole jamais. Mais en réalité, les gens rigolent, s’amusent, ils sont humains. On peut avoir un collègue qui est drôle, on peut faire une blague à son chef. Bon, si c’est la guerre on n’a pas le temps de faire des blagues.

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Quels sont les aspects moins crédibles de la série ?
Il y a des choses qui relèvent de l’organisation du service. Par exemple, dans la série, le directeur du renseignement est un militaire, ce qui n’arrive jamais, et le directeur des opérations qui est censé être un militaire, est un civil dans la série. Après, il y a des incohérences en matière de fonctionnement. Dans la saison 3, le directeur général se déplace lui-même pour libérer Malotru [Mathieu Kassowitz], ce qui n’arriverait jamais. Puis, il y a des questions techniques. À la fin de la saison 2, quand Malotru fait exploser une bombe directionnelle en jouant aux échecs avec un émir djihadiste, il en ressort indemne. Quand un truc qui tue le type en face de vous explose, vous avez quelques séquelles, vous finissez au moins sourd.

Malgré ces inexactitudes, les gens de la DGSE apprécient-ils cette série ?
Oui, bien sûr. Parce que l’on parle enfin d’eux. Ce manque était durement ressenti. C’est quand même une forme de reconnaissance par la société de voir une série, du moins une œuvre, qui parle de vous en bien. Si le BdL avait été une série pour dire qu’à la DGSE, ils travaillent comme des manches, elle n’aurait pas été très populaire et n’aurait pas eu le soutien du service et du ministère des Armées. Et puis, vous avez enfin une série qui montre que les espions sont comme les autres : ils bossent, ils font des erreurs, ils ont des amants, des maîtresses, ils vont à la cantine, ils prennent le métro. Cela manquait à tel point que les gens comme moi, et ceux qui m’ont succédé, devaient aller chercher ailleurs des références culturelles pour expliquer ce que l’on faisait comme métier. Pendant très longtemps, mon film référence était Les Hommes du président, puisque l’analyse du renseignement c’est un peu comme le journalisme d’investigation. Mais depuis 2012, ma référence est Zero Dark Thirty.

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Pourquoi ce film ?
Zero Dark Thirty montre ce qu’on appelle le « cycle du renseignement », qui se décline en plusieurs temps. Schématiquement, au début, vous avez quelqu’un qui pose une question (un président, un ministre…). Après, tout le monde commence à bosser, donc à chercher du renseignement, ce qu’on appelle « l’activation des capteurs » (via une source, des services alliés, des écoutes téléphoniques). Ensuite, on en recueille si le système fonctionne. Enfin, le renseignement est analysé. Une fois que l’analyste a fait son travail, il transmet cela à l’autorité, ce qu’on appelle une « diffusion du renseignement ». L’analyse arrive dans les mains des gens qui ont posé la question et décident de s’arrêter là ou de relancer le cycle. Zero Dark Thirty est passionnant parce qu’il montre ce cycle du renseignement dans sa totalité, y compris ce qui ne marche pas.

Le showrunner de la série, Éric Rochant, est aussi à l’origine d’un film culte sur le renseignement, Les Patriotes, qui est montré aux nouvelles recrues de la DGSE. Était-ce déjà le cas à votre époque ?
À mon époque, on regardait déjà ce film et cela continue aujourd’hui. Ils montraient aussi Le Transfuge et Dossier 51, qui étaient considérés comme des films très réalistes. L’idée est de dire que vous n’irez pas sur le terrain tout de suite. Il faut d’abord vous former, vous aguerrir. Ces œuvres de fiction servent à vous mettre des images dans la tête, pour vous dire « Tiens cela se passe plutôt comme ça ». Les films sont commentés, on ne vous dit pas que la réalité est comme cela, ils servent à illustrer un cours. Un instructeur est là pour vous détailler différentes étapes montrées dans les films comme l’identification des besoins, l’identification de la cible, l’approche de la cible, la tentative de recrutement, le recrutement, la gestion de la source et j’en passe.

Vous êtes enseignant à Sciences Po, est-ce que vous avez ressenti un « effet Bureau des Légendes » ?
Il y a quelques années quand on allait parler aux étudiants, ils fantasmaient, vous parlaient avec crainte comme si vous alliez les étrangler avec un fil de pêche caché dans votre montre. La référence cinématographique qui venait tout de suite c’était James Bond, ce qui me mettait en colère, et me met toujours en colère d’ailleurs. Depuis que la série est sortie, le vocabulaire autour de James Bond est devenu totalement ringard. La série a une influence en matière de représentation du renseignement. Mais il faut aussi casser les mythes, parce que la série elle-même recrée un mythe. Avant il fallait expliquer que le métier n’était pas de boire des Martini sur un toit d’hôtel à Hong Kong. Maintenant, il faut dire que ce que l’on voit à l’écran, les étudiants ne le feront sans doute jamais, que les locaux ne sont pas comme ça, que cette mission ne peut pas se passer comme ça…

Cela pourrait créer une déception pour certaines recrues ?
Oui, ceci dit il y a toujours eu une certaine proportion de gens qui arrivaient dans les services et étaient déçus. C’est un métier dans lequel on peut projeter beaucoup de fantasmes. Mais au bout du compte, c’est une administration : il y a des horaires, des règles, on pose ses congés, on va manger à la cantine, il faut changer de nom sur Facebook, les portables sont éteints dans les bureaux… Votre vie change. Et il est possible de ne pas le supporter. Et puis la maison n’est pas connue pour sa souplesse, ce n’est pas une start-up, il n’y a pas de baby-foot comme chez Google. En gros, depuis la sortie de la série – qui s’adresse donc à un public plutôt jeune – les gens des services sont obligés de dire aux recrues : « Attention les gars, ça va être super, mais ça ne va pas se passer comme dans le BdL ».

Politique du secret. Regards sur Le bureau des légendes, Yves Trotignon, éditions PUF.