La résistance psychédélique

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Culture

La résistance psychédélique

Nous vivons rivés à des écrans, éloignés des autres et de la nature par les politiques clivantes et le capitalisme moderne. Pas étonnant que la consommation de drogues psychédéliques soit en hausse.
Lia Kantrowitz
illustrations Lia Kantrowitz

L’article original a été publié dans le numéro « Burnout and Escapism » du magazine VICE. Cliquez ici pour vous y abonner.

Un matin brumeux, lors du festival Meadow in the Mountains dans le sud de la Bulgarie, la terre s’est inclinée et Amber* a éclaté de rire en voyant le soleil se lever et les nuages glisser à flanc de montagne. Pendant des années, ce qui pourrait se passer si elle prenait de l’acide l’avait terrifiée, mais, cette fois, elle a senti que c’était le moment.

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Elle était perchée sur une installation ressemblant à des alvéoles d’abeilles géantes, face à une autre structure. « Il y avait un dragon en bois avec des espèces de drapeaux qui sortaient de sa gueule. Il regardait ces montagnes. On a rencontré des gens très drôles. J’ai parlé pendant huit heures consécutives avec un gars que je n’avais jamais vu avant, assis sur les alvéoles, face au dragon qui crachait des flammes. C’était fou. J’avais l’impression d’être dans un autre monde. C’était comme être dans un monde magique. »

La hausse du nombre d’essais cliniques de drogues psychédéliques pour traiter la dépression et le trouble de stress post-traumatique, ainsi que le microdosage de LSD chez les cadres de la Silicon Valley qui cherchent à se maintenir au sommet de leur forme intellectuelle ont été bien documentés dans les médias, en grande partie parce qu’auparavant, ces drogues étaient davantage associées à la contre-culture, aux écolos et à la prison qu’aux laboratoires et aux élites des grandes entreprises. Mais dans le monde ordinaire, est-ce qu’il y a une renaissance des psychédéliques? Et, si en effet la génération Snapchat s’y initie, pourquoi?

Les données sont probantes. La consommation est en hausse, notamment chez les jeunes. D’après les statistiques du gouvernement américain, 1,31 million de personnes de 18 à 25 ans ont admis avoir pris du LSD en 2017, comparativement à 317 000 en 2004 — ils sont presque quatre fois plus aujourd’hui qu’au milieu des années 2000. Même chez les finissants du secondaire la consommation est en hausse. Au Royaume-Uni, la consommation de LSD a grimpé à un pourcentage que l’on n’avait pas vu depuis l’an 2000, et la consommation de kétamine, un anesthésique psychotrope célèbre pour le « k-hole » (une sorte de « trou noir » de délires hallucinatoires et de perte du contact avec la réalité, entre autres) qu’une forte dose provoque, a triplé dans les trois dernières années.

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Je prenais le thé avec Ambert dans le grand cabanon de son père, où il y a un tourne-disque et des vinyles du plancher au plafond. Je voulais savoir pourquoi elle et des centaines de milliers de jeunes comme elle dans le monde consomment des psychédéliques comme le LSD, les champignons magiques, la kétamine et la DMT en plus grande quantité que dans les précédentes décennies. Est-ce qu’elles sont en hausse parce que l’on cherche une façon de s’évader des systèmes politiques et économiques ou un sens à cet univers pervers dans lequel Prince et Davie Bowie meurent l’année où un raciste succède à Barack Obama?

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« Les gens d’aujourd’hui sont comme des robots, dit Amber. Tout et tout le monde est sur internet, tout le temps. Mais sous l’effet des drogues, surtout de l’acide, on vit dans le moment présent, on se fiche de ce qui se passe sur nos téléphones. »

Pensez aux effets de la vie contre nature qu’impose le capitalisme mondial : l’hystérie sur les réseaux sociaux, les transports en commun qui rendent claustrophobes, l’impossibilité d’accéder à la propriété, les emplois précaires, les villes surpeuplées de gens seuls, l’Adderall et le café pour démarrer la journée et la cocaïne pour socialiser en soirée, les collègues qui vous envoient des courriels plutôt que de se tourner pour vous parler, les séries Netflix qui remplacent les amitiés, les politiciens qui affirment que le réchauffement climatique va s’arrêter tout seul, le stress qui a atteint un niveau épidémique, les dettes pour la vie après les études universitaires.

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Les marchés de la drogue sur internet ont facilité l’achat de psychédéliques, et la promotion de ces drogues comme médicaments a accru leur acceptabilité sociale, à un certain point. Toutefois, comme toutes les tendances généralisées en matière de consommation de drogue, elles réémergent surtout parce qu’il y a un besoin de se geler et avec ces drogues en particulier.

Amber dit que la plupart de ses amis dans la vingtaine vivent en colocation dans les quartiers les plus moches de la ville et travaillent de neuf à cinq dans la vente au détail. Souvent, ils ont un « contrat zéro heure » (un contrat qui ne garantit pas de minimum d’heures de travail). Quelques-uns sont pigistes. Ils préfèrent les psychédéliques à la cocaïne, tout simplement parce que c’est plus drôle. « La coke me crée de l’angoisse. Quand je prends de l’acide ou du 2C-B avec mes amis, on a des comportements bizarres des fois, mais on s’en fout, dit-elle. Ç’a été le plus bel été de ma vie. »

D’ailleurs, l’influence de l’acide et des autres psychédéliques sur la culture se fait de plus en plus visible. Dans les dernières années, les références aux psychédéliques ont émaillé le hip-hop. L’album Acid Rap de Chance the Rapper l’illustre bien : le chanteur admet même que l’album est à 30 % ou 40 % le résultat de l’acide. A$AP Rocky a affirmé au magazine Billboard que le LSD « l’aide à faire face à la vie ». Par l’entremise du hip-hop, les psychédéliques semblent adoptées par une nouvelle génération de consommateurs de drogues, qui n’a peut-être jamais entendu parler de Woodstock ou de Grateful Dead. Frank Ocean a écrit au sujet de ses expériences avec les champignons magiques. Kanye parle de sa consommation de 2C-B et la DMT dans ses chansons sur Ye, et des personnes de l’industrie de la musique ont dit que ses Wyoming Sessions avaient carburé aux psychédéliques.

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Amber et A$AP Rocky ne sont que de minuscules cases dans une mosaïque mondiale de personnes qui s’évadent grâce aux hallucinogènes. Ces drogues ont été la chasse gardée des hippies, shamans et psychonautes (ceux qui consomment pour explorer leur propre esprit), et plus récemment des privilégiés de la société en quête du nirvana. Mais ce stéréotype est une chimère. Ces drogues autrefois de niche sont aujourd’hui consommées par des gens de tous les milieux et de toutes les classes. Plus de 40 % des jeunes adultes américains qui ont admis en 2017 avoir pris des psychédéliques dans l’année précédente étaient des femmes et un tiers n’étaient pas Blancs. Aux États-Unis, ceux qui ne sont pas couverts par un régime d’assurance maladie sont presque deux fois plus susceptibles d’en consommer que ceux qui le sont. Au Royaume-Uni, les plus grands consommateurs de psychédéliques sont les étudiants, les chômeurs et les personnes qui ont un métier manuel.

« Un profond et fondamental sentiment d’aliénation pousse les gens à chercher différentes façons de retrouver le lien avec la nature et l’appartenance à une communauté », m’a dit J.P. Harpignies, auteur et militant écologiste qui s’intéresse depuis longuement aux psychédéliques. Selon lui, le désengagement social actuel des jeunes est « exacerbé par la si grande partie de leur vie passée sur internet, les alertes constantes et les interactions avec le monde par l’intermédiaire de plateformes de réseaux sociaux conçues pour leur soutirer le plus d’attention possible ». Comme Amber, il pense que la consommation de psychédéliques est une réaction à la vie moderne. C’est l’un des moyens avec lesquels expérimente un sous-groupe de la population pour essayer d’atteindre une plus grande plénitude. »

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Nous pourrions ne pas vouloir l’admettre, mais l’espèce humaine fuit de plus en plus la réalité. Nos environnements sociaux numériques nous isolent du monde réel, des autres et de la nature. Nous sommes otages d’écrans lumineux. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant qu’une nouvelle forme d’angoisse soit en hausse, en particulier chez les jeunes, ou que certains choisissent de se plonger dans un état second pour se sentir réels.

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En 1967, après la parution de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles, Paul McCartney a déclaré au magazine Queen que « si les politiciens prenaient du LSD, il n’y aurait plus de guerre ni de pauvreté, ni de famine ». Selon le chimiste canadien Peter Van der Heyden, cette attitude a été adoptée par les milieux où l’on consomme des psychédéliques pendant des années. Il a dirigé un important laboratoire au Canada dans les années 90 avec le chimiste spécialiste de l’acide Nick Sand. Au cours de sa vie, ce dernier a produit environ 14 kilos d’acide, soit assez pour 140 millions de trips. Peter Van der Heyden m’a dit que lui et Nick Sand faisaient une révérence quand l’acide se cristallisait. « On disait : “Que ce soit un bénéfice pour l’ensemble de l’humanité. Que ceux qui en prennent parviennent à une compréhension et à un éveil plus grands.” »

Des chercheurs de l’Université de Bâle en Suisse ont appris en 2017 que 12 mois après avoir pris une forte dose, soit 200 microgrammes, 10 des 14 participants d’une étude ont jugé que l’expérience était parmi les dix les plus significatives de leur vie. En janvier 2018, des chercheurs de l’Imperial College de Londres ont publié une étude montrant que des personnes dépressives qui prennent de la psilocybine ont témoigné de changements durables dans leur vie, en particulier d’un lien plus fort avec la nature et une moins grande affinité avec les opinions politiques radicales.

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Ce qui peut être utile si on est soldat. Alex, 25 ans, a été pilote de drone de surveillance et commandant dans l’armée israélienne. Les drogues psychédéliques ont radicalement changé son point de vue sur le conflit israélo-palestinien.

« L’une des choses [qui m’ont poussé à prendre du LSD], c’est l’envie d’échapper à ce que l’armée m’avait enseigné. Parce qu’on instille de la haine dans notre subconscient », m’a-t-il dit, depuis sa maison de Beersheba, à 47 kilomètres de la bande de Gaza, où les tirs de roquettes sont monnaie courante.

L’un des trips les plus mémorables d’Alex a eu lieu il y a trois ans, alors qu’il participait à une fête à Modiin, près du mur séparant Israël de la Cisjordanie.

« Je suis monté sur une colline et j’ai regardé cette barrière, et j’ai vu à quel point c’était différent d’un côté par rapport à l’autre. Je me suis demandé : “À quoi sert cette barrière? Qu’est-ce qu’elle signifie? Est-ce qu’elle change réellement quelque chose ou est-ce que c’est juste un symbole? Et de quoi?” Beaucoup d’Israéliens qui sont contre le processus de paix la regardent et se disent : “Il y a nous et il y a eux.” Ils ne sont jamais allés de l’autre côté de la barrière, mais ils disent que ce territoire nous appartient, qu’il fait partie de nous. Je le regardais, sous l’effet des psychédéliques, l’esprit ouvert, et je me posais des questions vraiment profondes. D’une certaine façon, ça a changé ma perspective », raconte-t-il.

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Est-ce qu’il a perçu la brutalité et la laideur de ce mur? « Oui. C’est le contraire de ce que je souhaite voir, répond-il. Souvent, [avec l’acide], j’ai senti que je formais une unité avec tout ce qui existe. Mais devant moi, il y avait cette séparation artificielle. »

Alex arrive à concilier ses expériences psychédéliques et son rôle de réserviste dans l’armée israélienne en faisant son travail « de la façon la plus morale possible, avec de la bonté et non pas avec de la haine », en parlant respectueusement avec les civils et en soutenant le processus de paix, tout en défendant, de son point de vue, son pays. Il étudie maintenant en sociologie et en anthropologie, et il effectue des recherches sur la consommation de psychédéliques chez les soldats israéliens qui ont quitté les zones de conflit.

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Alex n’est pas le seul militaire qui aime les psychédéliques. En juin dernier, un groupe de 14 soldats américains ont été pris à consommer du LSD alors qu’ils gardaient des missiles nucléaires dans une base militaire du Wyoming. En cour martiale, l’un d’eux a dit que « les couleurs étaient plus vives et plus claires, et que, de manière générale, [il s’est senti] plus vivant ».

La vie évoluant, les raisons et les façons de consommer des psychédéliques ont changé. Au contraire de la contre-culture de leurs grands-parents, la nouvelle génération de consommateurs psychédéliques s’attend moins à ce que les drogues changent fondamentalement le monde. Chaque personne veut juste rendre son propre monde un peu plus sain, un peu supportable, et y ajouter une touche de magie. Ce n’est pas un abandon, mais un bref recul, pour voir le monde et se voir soi-même, sous un nouveau jour. Si la vie moderne est malsaine, disent-ils, les drogues psychédéliques aident à y faire face.

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Billy, 18 ans, du Nouveau-Mexique, fait partie de la classe moyenne. En sabbatique pendant un an avant d’entrer à l’université, il travaille dans une boutique de produits à base de cannabidiol. Il adore l’EDM ( electronic dance music). Il a fait ses premières expériences avec les psychédéliques à 14 ans, un âge très précoce parce que le développement du cerveau n’est pas terminé. Un jour, lui et un de ses amis se sont retrouvés dans un état de panique après avoir pris trois grammes de champignons magiques et une version synthétique légale de la psilocybine qu’ils avaient achetée sur internet. Ils ont été amenés à l’hôpital en ambulance.

« J’ai commencé parce que c’était accessible, et j’étais curieux de voir leurs effets », m’a-t-il dit. Plus jeune, il allait avec ses amis dans le désert pour prendre des champignons magiques et faire un grand feu. Il consomme encore aujourd’hui des champignons magiques et du LSD de temps à autre, en particulier quand il veut avoir une nouvelle perspective. « Tout le monde voit la vie comme une course. La pression d’avoir un trajet professionnel, c’est artificiel. Et le monde voit cette forme d’évasion comme une chose intrinsèquement mauvaise, dit-il. Mais c’est merveilleux. Les psychédéliques permettent de prendre des vacances de soi. »

Elles lui donnent aussi des indices au sujet de son avenir. « Ce qui m’attend dans la vie me semble très confus. Les drogues psychédéliques m’aident à réorienter mes priorités, analyser ce que je veux faire, regarder à travers différentes lentilles. Ça me permet de voir plus de choses. Ça m’aide à trouver, développer et intensifier mes passions, les choses qui comptent le plus pour moi, comme le droit ou la chimie. »

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Quelques jours après avoir pris du LSD, Billy voit mieux comment il peut agir envers les autres, par exemple sa famille. Une fois, il s’est levé le lendemain et a fait le ménage de la cuisine parce qu’il savait que sa mère en serait heureuse. « J’ai commencé à promener le chien plus souvent parce que je me sentais mal qu’il soit enfermé à la maison, et j’ai décidé de passer plus de temps avec mon père. »

Puisqu’il est question de substances aussi puissantes, les consommateurs de psychédéliques ont une position très sérieuse sur le sujet. Beaucoup de jeunes à qui j’ai parlé défendent même une vision profonde sur les bénéfices de ces drogues. Avec Nadine, 30 ans, qui travaille dans une boîte de nuit de Brooklyn, ç’a été l’inverse, et c'était cool. Elle m’a dit qu’elle consomme des drogues psychédéliques pour le plaisir et pour faire baisser la pression qu’impose la vie urbaine.

« J’aime le plaisir avant tout. Je prends de la drogue parce qu’elle me fait sourire », dit-elle. Et la drogue qu’elle préfère pour faire la fête en ce moment, c’est la DMT prise avec un vaporisateur.

On explique sur internet que l’on peut changer la DMT, une substance psychoactive présente dans au moins 70 plantes (notamment dans l’ayahuasca), en liquide à vaporisateur. Bien sûr, on peut en trouver dans les marchés du darknet sous forme de cartouches pour vapoteuse, permettant une consommation modérée, contrôlée et même publique.

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« Je n’ai pas besoin d’être survoltée, dit Nadine. Je veux juste une étoile comme dans Super Mario quand je suis dans un party. Je n’attribuerais aucune catégorie spirituelle à la DMT. J’aime la DMT quand on joue ma chanson préférée au club. »

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C’est selon elle la parfaite drogue à courte durée d’action à l’ère de l’hypercapitalisme. « On est trop occupés de nos jours pour avoir des trips de fous. Il y a tellement de pression : combien il faut pour vivre à New York? Beaucoup plus qu’il y a dix ans. Je vois des jeunes qui ont 10 ans de moins que moi, et je me demande comment ils y arrivent. »

Avec cette hausse de la popularité des psychédéliques s’est inévitablement créée une élite prête à payer une fortune pour une hallucination de toute première classe. Les ultra-riches se payent des trips à 1000 $ avec guide dans des campements luxueux au festival Burning Man ou sniffent de la kétamine pure à 160 $ le gramme au menu de services de livraison haut de gamme pour touristes dans de chics complexes hôteliers de Tulum, au Mexique.

Sander Kooijman, un chef de Manhattan, sait ce que c’est d’être cuisinier privé pour des festivaliers pleins aux as à Burning Man, dont certains étaient sous l’effet de LSD. « L’an dernier, j’ai vraiment sous-estimé le nombre de nappes qu’il fallait, parce qu’après une journée, c’était dégueulasse. Ils mangent comme des maniaques », a-t-il raconté au New York Post.

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Il y a aussi les New-Yorkais fortunés qui fréquentent l’Assemblage, décrit comme un espace de vie et de travail communautaire à Manhattan. En fait, c’est un club privé pour riches hippies : c’est 3900 $ par mois pour être membre, mais vous avez droit à un dîner ayurvédique (une forme de médecine traditionnelle originaire de l’Inde). En 2017, l’anthropologue Alberto Villoldo y a donné, devant, d’après le New York Times, « une salle comble de jeunes professionnels urbains, certains en veston-cravate parce qu’ils revenaient du travail », une conférence intitulée Hacker son système neurologique avec une plante médicinale sacrée — à savoir l’ayahuasca.

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Le risque que ces maîtres du nouveau psychédélisme soient arrêtés dans leur ascension vers la perfection spirituelle est à peu près nul. Parallèlement, dans le vrai monde, on se voit imposer de lourdes sentences si on est pris à s’accorder un bref repos hallucinatoire entre deux corvées. Pour les gens ordinaires, susceptibles d’être fouillés par des policiers ou forcés à passer un test de dépistage, la consommation de psychédéliques pour le plaisir ou pour traiter un problème de santé a souvent des conséquences pénibles. Aux États-Unis, la sentence imposée à une personne reconnue coupable pour la troisième fois de revente de LSD ou de champignons magiques, c’est la prison à vie.

En octobre, par exemple, un musicien de rue appelé Jonathan Melzer, surnommé le cowboy du Walmart en raison de ses prestations devant le magasin de Chincoteague, en Virginie, a écopé de dix ans de prison après avoir été arrêté avec 25 comprimés de LSD. Il avait déclaré aux policiers qu’il prévoyait d’en prendre quelques-uns et de donner les autres. En 2016, Paul Lee Corbett, 63 ans, a été arrêté après être allé cueillir des champignons magiques dans le Cape Disappointment State Park, dans l’État de Washington. Il a été accusé de possession d’une substance illégale et attend actuellement son procès. S’il est trouvé coupable, il pourrait être condamné à cinq ans de prison.

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Les riches ne se contentent pas de s’insinuer dans la culture des psychédéliques, ils se préparent aussi à l’exploiter pour s’en mettre plein les poches. Quatre décennies après que la recherche sur les applications médicales des drogues psychédéliques a été interdite dans le cadre de la guerre aux drogues du président Nixon, il est de nouveau légal d’utiliser le LSD, la psilocybine, la MDMA et la kétamine dans les recherches médicales.

Tout comme avec le cannabis, les données médicales valides appuyant l’utilisation de ces drogues semblent adoucir l’opinion publique, et attirer des millions de dollars en investissement. Ce qui est bon pour la science, mais soulève des questions sur l’identité des personnes qui financent le développement d’un éventuel marché des drogues psychédéliques à des fins médicales. Plus il y a de preuves que les psychédéliques ont des vertus médicales, plus les investisseurs s’intéressent à la marchandisation du trip d’acide.

Des compagnies comme Compass Pathways, soutenu par le milliardaire Peter Thiel, cofondateur de PayPal, ont obtenu l’approbation de la Food and Drug Administration (FDA) pour utiliser de la psilocybine dans des essais cliniques contre la dépression résistant au traitement. La MDMA passe à la troisième phase d’essais cliniques pour traiter le trouble de stress post-traumatique de vétérans d’Irak et pourrait être un médicament prescrit à partir de 2021. C’est en partie grâce à un investissement de 4 millions de dollars d’un millionnaire anonyme qui a fait fortune avec les bitcoins et qui est derrière le projet philanthropique Pineapple Fund, ainsi qu’un investissement de 1 million de dollars d’une fondation dirigée par la famille de Robert Mercer. Ce richissime homme d’affaires américain a aussi contribué au financement de la campagne de Donald Trump en 2016 et de Breitbart, un média américain d’extrême droite. Il est aussi l’un des actionnaires principaux de la firme de collecte de données Cambridge Analytica.

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La hausse de la consommation de psychédéliques pourrait avoir été rendue possible par l’internet — contre quoi, ironiquement, pestent les consommateurs de psychédéliques. Le web profond donne la possibilité de recevoir n’importe quelle drogue du jour au lendemain, y compris des psychédéliques. En surveillant les marchés de la drogue du darknet pendant la dernière décennie, j’ai vu des revendeurs écouler d’énormes quantités de LSD, de 2C-B, de DMT et de kétamine. Dans la base de données d’un seul marché, on voit qu’il s’y est vendu en une seule année 284 386 comprimés de LSD, une valeur totale de 2,56 millions de dollars.

Et le web n’a pas que démocratisé les psychédéliques, il a aussi permis de former des communautés dans lesquelles s’échangent des conseils pour mieux halluciner, avec de vastes conséquences. Le meilleur exemple concerne la DMT, l’un des psychédéliques les plus puissants. Elle est habituellement fumée ou vaporisée, dans une pipe en verre du type de celles que l’on utilise pour fumer de la meth ou du free base.

Aujourd’hui, après une recherche sur Google avec les mots-clés « extraction tek » et « DMT », on obtient en moins de cinq secondes une marche à suivre expliquant comment extraire de la DMT, une substance si rare que William S. Burroughs a déjà fouillé la forêt équatorienne pendant sept mois pour en trouver, de l’écorce de racine de mimosa hostilis, avec de l’essence à briquet, du vinaigre et du carbonate de calcium – des produits que l’on peut acheter légalement dans la plupart des pays et sur eBay.

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Certains trouvent des façons de conserver l’esprit hors-la-loi de la contre-culture de l’acide en à l’abri dans le darknet. On peut y acheter en ce moment assez de LSD cristallisé pour fabriquer 10 000 comprimés standards, pour environ 12 000 $. On peut même en obtenir gratuitement. Un réseau de distribution d’acide, se définissant comme l’église lysergique des derniers jours, offre du LSD gratuit aux thérapeutes qui traitent des patients atteints du trouble de stress post-traumatique.

« Nous croyons qu’à cette période de l’histoire, donner plus de LSD à plus de gens est au bénéfice de l’humanité, ainsi qu’à celui de nombreuses autres formes de vie sur la planète », déclaré ce réseau sur le web profond. « Nous nous sentons privilégiés d’être en position de répandre l’accès à cet outil puissant et avons par conséquent décidé de partager ce que nous avons. Les dispensaires de LSD gratuit sont un moyen de distribuer le LSD dans le monde à ceux qui autrement ne pourraient pas trouver ou se payer du LSD pur de haute qualité. »

Pour Abigail, une étudiante de 25 ans de Géorgie, aux États-Unis, les trips sont aussi un moyen de faire face aux ravages du capitalisme moderne. Elle consomme du LSD seulement dans les festivals de musique, des activités qu’elle décrit comme des « camps de santé mentale temporaires ».

« Les drogues psychédéliques rendent plus tolérables les coûts et le fardeau de l’existence dans une société matérialiste et capitaliste, et le fait que ce ne soit pas ce que la vie est censée être. Il y a toujours un beau moment dans lequel je pense qu’on crée des espaces sacrés où les gens peuvent apprendre et grandir, et cesser de perpétuer autant de souffrance et de terreur dans le monde. »

Daniel Tumbleweed se méfie aussi de l’intrusion du monde des affaires dans le milieu des drogues psychédéliques. Il a autopublié un livre intitulé Museum Dose, dans lequel il raconte sa passion pour les trips psychédéliques dans les musées, les galeries d’art et les salles de concert de New York. Il fixe avec émerveillement des œuvres d’art et des artefacts alors que des substances comme la psilocybine et la mescaline s’activent dans son cerveau. « Le microdosage passe souvent pour un truc pour accroître sa productivité, plutôt que pour changer sa vie de façon positive. Les gens [qui font du microdosage] auraient avantage à prendre une grosse dose de champignons magiques une fois aux six mois. »

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L’une des raisons populaires de consommer des drogues psychédéliques notées par le Global Drug Survey, c’est simplement l’envie de s’amuser, un élément fondamental que l’on oublie souvent. Harry, 22 ans, superviseur de laboratoire en Arizona, m’a dit que « les expériences les plus marquantes qu’on peut avoir avec la MDMA ou les champignons magiques se passent dans le bois avec un groupe d’amis et d’inconnus. On fait l’imbécile et on rit de façon hystérique. C’est cathartique. C’est ce qui manque au monde. »

C’est cette union du sacré, du profane, du fonctionnel, du ridicule et du bizarre qui caractérise la culture moderne de la consommation de psychédéliques. Souvent jugés naïfs, boiteux et utopistes, le pur plaisir, la force politique du party et l’expérience psychédélique en tant que force pour s’unir et s’inspirer ont à mon avis une valeur indéniable.

Et pourquoi ceux qui tentent de regarder le monde et se regarder eux-mêmes avec honnêteté, empathie et idéalisme, aussi erronées soient leurs conclusions, inadéquates leurs méthodes ou improbables leurs résultats, seraient-ils davantage l’objet de dérision que les profiteurs cyniques, les grands pollueurs et les êtres narcissiques?

D’ici 20 ans, je crois que la MDMA, les champignons magiques et le LSD seront légalement accessibles aux États-Unis et en Europe, entre autres, et que plusieurs millions de personnes s’ajouteront à celles qui en consomment aujourd’hui. La génération d’alors sera mieux informée et consommera avec plus de prudence que toutes les générations précédentes. Ce sera plus accepté culturellement et légalement que jamais auparavant, et je crois que c’est une évolution positive.

Mais, si la consommation récréative des psychédéliques est une fuite en réaction à la culture insipide dans laquelle on est surchargé de travail et otage de nos écrans, que réserve l’avenir?

Transportons-nous 2038, par exemple. D’abord, l’utopie. L’automatisation a radicalement transformé le travail et l’économie, le revenu universel fait partie de l’orthodoxie économique et une nouvelle et vaste classe disposant de beaucoup de temps est née des cendres du capitalisme. Les lois criminalisant les drogues ont été abrogées et les drogues psychédéliques ont été rendues abordables et accessibles à tous ceux qui en veulent, à des fins récréatives ou médicales.

Il y a des camps de vacances psychédéliques. Dans des parcs éclairés aux lampes à DEL sous des dômes régulateurs de climat, des citoyens équilibrés et heureux vaporisent de la DMT ou s’appliquent un timbre transdermique de champignons magiques à action rapide. Des orchestres de nanodrones angéliques jouent de la harpe dans le ciel, sur commande.

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Peut-être pas. Le capitalisme est tenace et les gouvernements populistes et autoritaires se multiplient. Le rapport aux drogues pourrait refléter les divisions sociales croissantes. La classe moyenne et la classe supérieure seraient encore plus libres de céder à leurs petits caprices chimiques, à l’abri de la loi grâce à leurs privilèges, alors que les pauvres, exposés à des mesures de sécurité renforcées et une surveillance policière accrue, seraient emprisonnés pour avoir consommé les mêmes substances. La vie poursuivrait sa trajectoire dystopique, dans laquelle la consommation à des fins médicales et récréatives de MDMA et de LSD n’est le privilège que des classes supérieures, assurées et riches.

Est-ce que la consommation de drogues psychédéliques restera dans l’ombre? Je ne sais pas. Mais ce qui est clair comme les cristaux de LSD qui se forment dans la fiole d’un laboratoire clandestin en ce moment même, c’est que le trip ne fait que commencer et qu’il reste beaucoup de chemin à faire.

* Les noms de certaines personnes citées ont été changés pour préserver leur anonymat.