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société

Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de Louis C.K maintenant ?

Un an après avoir reconnu des faits d’inconduite sexuelle, l’humoriste américain était à Paris en début de semaine.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR
Louis CK en plein spectacle
© Stephanie Moreno / Wikicommons

Peut-on être un génie et un sac à merde ? Cette question qui revient à séparer l’œuvre de l’homme, le procès d’intention de la production sans œillère ni jugement moralisateur, on n’aurait pas cru (se) la poser un jour parce qu’on n’est pas des enfants et qu’on a toujours cru faire la part des choses. Mais si elle a été dernièrement remise au goût du jour dans la foulée de l’affaire Weinstein et du mouvement Me Too, pour des cas aussi divers et variés que Casey Affleck, Woody Allen, ou, plus proche de nous, Roman Polanski, c’est qu’elle nous permettait alors de nous pencher sur un problème plus large et systémique, celui de la culture du viol et des appareils de pouvoir du mâle blanc dominant - mais surtout du degré d’acceptation que l’on en fait. En gros, permettre que ces prédateurs (dans la majeure partie des cas avérés, d'autres non), puissent continuer à exercer leur activité, ce serait cautionner dans un premier temps, voire encourager dans un second, leur prédation.

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Le cas de Louis C.K est encore plus compliqué dans ce parasitage des valeurs de l’art, l’humoriste ayant toujours brouillé les pistes entre réalité et fiction dans son travail. Dans sa série Louie, diffusée sur FX à partir de 2010, superbe autoportrait du comique new-yorkais à travers son double, il s’y présente dans toute sa médiocrité, faisant aussi bien l’étalage de ses perversions tristes, de ses dysfonctionnements familiaux que de sa laideur physique, dans un jeu de miroir avec ses propres névroses. En tant que père divorcé de deux filles au succès professionnel relatif, il est alors bien difficile de faire la part des choses entre ce qu’il se passe à l’écran et dans la propre vie de l’auteur, seules les scènes d’absurde pur (au hasard, lorsqu’on s'est rendu compte que son agent était un enfant, les éboueurs qui venaient décharger les ordures jusque dans sa chambre, ou encore tout l’épisode avec David Lynch) venant court-circuiter la mécanique bien huilée du récit autobiographique.

Alors, lorsqu’on a reçu les échos cet été de son retour sur scène, son terrain de jeu premier, à peine un an après avoir reconnu s’être masturbé devant des femmes sans leur consentement (et s’être pris à juste titre une volée de bois vert dans la figure, tous ses contrats rompus et son nouveau film retiré de l’affiche la veille de sa sortie), on s’est comme pas mal de personnes dit que c’était peut-être trop tôt, que son manque d’égard vis-à-vis de ses victimes (et des femmes d’une manière générale) était au minimum assez préoccupant, et quelle image cela pouvait bien renvoyer de (et à) notre société patriarcale. Surtout, le récit de sa première ressortie nous la présentait comme une performance surprise, son nom n’ayant pas été programmé officiellement à l’affiche du Comedy Cellar, l’endroit où il se produisait régulièrement à New York – et qu’on peut aussi voir dans Louie.

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« De toute évidence, le mec qu’on a en face de nous transpire la haine de soi et a la mine de celui qui vient de se prendre un semi-remorque dans la gueule. »

C’est peut-être en ce qui concerne ce point précis que je me suis décidé d'aller voir Louis C.K en début de semaine à Paris, au théâtre du Petit Saint-Martin où passent généralement des mecs comme le Comte de Bouderbala - car contrairement à New York, il ne prenait alors personne en otage. Il n’y a eu aucune communication officielle quant à l’évènement, le bouche à oreille de « gens du sérail » ayant fait l’affaire – on m’a même indiqué sur place qu’il n’y avait eu aucune invitation presse.

En arrivant dans la petite salle d’une capacité d’à peine 150 places, tout le public a l'air unanimement acquis à la cause de Louis C.K, et même qu’il y a Alain Chabat dans l’assistance. Après deux comiques sans génie mais à l’abattage et à la précision d’exécution tout de même impressionnants, la tête d’affiche déboule : de toute évidence, le mec qu’on a en face de nous transpire la haine de soi et a la mine de celui qui vient de se prendre un semi-remorque dans la gueule. Il commence par demander comment l'année s'est déroulée pour nous, car la sienne a été « assez merdique ». Il y a alors quelque chose d'assez sidérant à commencer de cette manière, en mettant à la fois les pieds dans le plat sans aborder explicitement le problème, ou, comme on a pu le lire ailleurs, « l'éléphant dans la pièce ».

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Cet éléphant qui sera présent durant toute la durée du spectacle, à mesure que les minutes défilent et que le show bascule peu à peu dans un spectacle « normal » à la Louis C.K. À ceci près qu’on y note tout de même une nuance par rapport à d'habitude : une sorte de surenchère dans le malaise, dans sa manière d'instaurer une forme d'incommodité au spectateur, qui le fait de plus en plus ressembler à son idole George Carlin, non pas dans sa façon de mettre à sac les fondements et institutions de l'Amérique conservatrice, mais dans un registre plus intime. Similaire, tout de même, en ce qu'il superpose couches sur couches jusqu'à un point d'incandescence rare, ne lésinant sur aucun tabou (l'inceste, la pédophilie, le meurtre, tout y passe), en les dépeçant pour en révéler leur part absurde et monstrueuse.

Certains m’avaient dit qu’ils n’avaient pas voulu m’accompagner car Louis C.K n’avait selon eux pas fait assez acte de contrition. D’autres balayaient l’idée de la main en arguant simplement qu’il ne les faisait plus rire, que l’entreprise les mettait mal à l’aise car il n’avait « pas assez payé ».

Ce soir, on se rend compte, peut-être encore plus que d’ordinaire, que ce champ lexical de la bondieuserie, à la fois en l’appelant au calvaire ou à un peu plus d’humiliation publique dans un phénomène de loi du talion assez problématique, a toujours transparu dans le travail de Louis C.K. Que ce soit dans ses sketches sur la branlette ou dans ses séries où il y fait même explicitement référence (d’abord dans Louie, puis dans Horace and Pete), c’est comme s’il s’était toujours baigné dans sa propre honte (de son corps, de sa sexualité, de ses déviances et de ses pêchés), nous éclaboussant le visage de son mal-être et nous renvoyant dos à dos à nos propres psychoses.

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Aujourd’hui, on a tendance à regarder rétrospectivement ses shows à l’aune de ses blagues sur le plaisir solitaire pour y voir à la fois une forme de perversité vis-à-vis de son auditoire (comme s’il avait joué en permanence avec le feu) et une manière de se dédouaner face à ses propres méfaits en jouant la carte du mec sympa. Certains sont même jusqu’à voir dans Louie une machine de propagande pour sa propre probité. Mais ce soir, alors que l’exercice prend évidemment une charge symbolique tout autre, on se rend compte que l’on ne rit plus seulement avec lui, mais contre lui - et un peu donc aussi contre nous. On n’accompagne plus Louis C.K dans son entreprise d’auto-humiliation et d’auto-flagellation, on est au courant de ce qu’on va voir, les masques sont tombés et la transparence est désormais totale. Ce qu’on a en face de nous, c’est un petit homme laid et chauve nu comme un vers, pathétique jusqu’au bout des ongles et qui ne fait même plus semblant d’être autre chose.

« Après le spectacle, C.K remercie sincèrement le public parisien d’être venu (et en substance, de le soutenir), et c’est à peu près le seul moment véritablement émouvant de la soirée. »

Jusqu’ici, il y avait toujours une petite pirouette, une pointe d’humanité dans les spectacles de Louis C.K qui permettaient, non pas d’établir une morale de contentement, mais une solution de repli face à l'ignominie du monde. Tandis que désormais, il fait des blagues sur les handicapés et les transgenres, routines qu’il a déjà épuisées par le passé, mais qu’il ne conclue plus de punchlines rassurantes. Plutôt par un « vous en baiseriez, vous ? », comme un retour en arrière, où la grossièreté conclurait la morale au lieu d'être lavée par elle. On peut trouver ça répugnant ou fascinant (ou même les deux, ça marche aussi hein), mais il serait bien compliqué de nier le caractère purificateur de l’entreprise. S’excuser, en tout cas dans cet exercice-là, apparaitrait alors presque comme une déconvenue, qui ne prendrait pas totalement en compte cette honte qui se tapit au fond de notre psyché, et qui ne nous quitte jamais vraiment.

Après le spectacle, C.K remercie sincèrement le public parisien d’être venu (et en substance, de le soutenir), et c’est à peu près le seul moment véritablement émouvant de la soirée. On se demande alors si Paris est une terre d’accueil pour pestiférés Me Too parce que le climat n’y est pas le même qu’aux États-Unis par certains égards, ou si la jurisprudence Blanche Gardin, nouvelle relation de l’humoriste et seule personne à trouver encore Louis C.K adorable, ne favorise pas le terrain. Mais ça importe peu. Car avant cette pénitence qui n’en est pas vraiment une, on aura tous ri jusqu’à s’en péter les côtes, un rire étrangement plein de fureur et de crispation mêlés, qui nous aura fait mal tout en réussissant à nous purger. Pas sûr qu’on puisse en dire autant du maitre de cérémonie du soir.

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