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Drogue

Le premier trip sous acide du monde était assez foireux

Une plongée dans les archives personnelles d'Albert Hofmann nous offre un point de vue nouveau et surprenant sur un moment clé des débuts de l’ère du psychédélique.
Premier trip d'Albert Hoffmann
Un portrait de feu Albert Hoffman, chimiste suisse, appartenant à une collection de buvards de LSD présentée lors de l’exposition intitulée « LSD, the 75 Years of a Problem Child » [LSD, les 75 ans d’un enfant terrible], à la Bibliothèque nationale de Suisse, à Berne, le 21 septembre 2018. (Photo de FABRICE COFFRINI/AFP/Getty Images)

Des images kaléidoscopiques et fantastiques surgissaient en moi, changeant, se colorant, s’ouvrant et se refermant en cercles et en spirales, explosant en fontaines colorées… Le monde était comme fraîchement créé.

Voici la célèbre description faite par Albert Hofmann, en 1943, lorsqu’il a découvert ce nouveau produit chimique, le LSD, à Bâle, en Suisse, comme il l’écrit dans ses mémoires parues en 1979 : LSD : Mon enfant terrible. Ces pages retracent le parcours de cet obscur biochimiste suisse devenu une célébrité psychédélique.

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Le trip mythique de Hofmann sous acide est devenu le récit fondateur de la culture psychédélique moderne, et un tournant capital de l’histoire scientifique. À l’instar de la pomme tombant sur la tête de Newton, le scientifique pudibond expérimentant une révélation cosmique était un mème irrésistible. Cette image de lui prenant du LSD avant de rentrer chez lui en bicyclette, et pédalant de manière mal assurée dans un futur en Technicolor, c’est un peu la Nativité des consommateurs d’acides. Un événement commémoré chaque année, le 19 avril, sous le nom de « Journée de la bicyclette », précurseur du 20 avril pour la marijuana, avec des défilés, des concerts, des soirées et des balades à bicyclette dans de nombreuses villes à travers le monde. Cette image a également été imprimée sur des milliers de plaquettes d’acide.

Le voyage de Hofmann est commémoré actuellement à travers une exposition à la Bibliothèque nationale de Suisse, à Berne, sous le titre LSD : l’enfant terrible fête ses 75 ans. Cette exposition présente des documents tirés de ses archives personnelles, dont l’Université de Bern a fait l’acquisition récemment. Parmi ces documents, on retrouve le rapport, jamais révélé, qu’il a rempli 3 jours après son premier voyage sous acide, pour ses employeurs de la compagnie pharmaceutique Sandoz.

Et d’après Hofmann, le premier trip sous acide de l’Histoire n’était pas un voyage au pays des rêves en rose bonbon, mais un véritable cauchemar qui semblait ne pas avoir de fin.

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Le rapport, écrit 3 jours après ce trip, en 1943, s’avère remarquablement différent de ce que Hofmann racontait en 1979, et qui est entré dans l’histoire des produits hallucinatoires.

Il n’est pas question d’images fantastiques ou de fontaines colorées. Au lieu de cela, Hofmann évoque un bad trip des plus épuisants, vécu un peu comme un empoisonnement aigu, avec des symptômes principalement physiques et extrêmement désagréables. Lui et le médecin venu le voir comparèrent plutôt cette expérience à une grosse overdose d’amphétamines. De fait, le premier véritable trip psychédélique sous acide a été documenté par une autre personne : Werner Stoll, le fils du patron de Hofmann.

Dans ce document de 4 pages, Hofmann débute son histoire 3 jours plus tôt, le 16 avril, lorsqu’il commence à avoir la tête qui tourne alors qu’il travaille dans son labo, chez Sandoz, avec de nouveaux composés chimiques. Il pense avoir inhalé des vapeurs de quelque solvant et rentre chez lui pour s’allonger dans le noir. À cet instant, il « sombre, emporté par une sensation d’intoxication fort désagréable et caractérisée par une imagination stimulée à l’extrême. »

« La nature et l’évolution de ce trouble m’ont poussé à croire qu’il s’agissait d’un effet toxique, » poursuit-il dans le rapport original. Trois jours plus tard, Hofmann décide de réaliser une expérience sur lui-même avec la substance qu’il pense être à l’origine de ces troubles : l’acide lysergique diéthylamide (a.k.a. lysergic acid diethylamide en anglais), ou LSD.

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Le matin du 19 avril, Hofmann synthétise 0,5 millilitre de ce composé qu’il dissout dans 10 centimètres cube d’eau, et à 16h20, il prend 250 microgrammes, soit 0,000025 grammes, la plus petite dose qu’il pense pouvoir concevoir et noter. Vers 17 heures, il commence à avoir la tête qui tourne et décide de rentrer chez lui à bicyclette. Au cours de cette désormais célébrissime balade à vélo, les symptômes sont devenus plus forts : « J’avais du mal à m’exprimer clairement et mon champ de vision fluctuait et flottait un peu comme un reflet dans un miroir déformant », écrivait-il à l’époque. On retrouve la même chose dans ses mémoires de 1979. Il avait « le sentiment que je ne bougeais pas dans l’espace. Et ce, même si mon collègue a déclaré que je me déplaçais assez rapidement. » En arrivant chez lui, il a appelé son voisin qui a contacté le médecin le plus proche.

Les symptômes sont rapidement devenus très importants. Hofmann les avait notés à l’époque comme « des vertiges, des perturbations visuelles, les visages des gens présents semblaient grimacer et présentaient des couleurs très vives ; de fortes perturbations motrices alternant avec des moments de paralysie ; ma tête, mon corps et mes membres paraissaient tous extrêmement lourds, comme remplis de métal ; j’avais des crampes aux mollets, les mains froides et sans sensations ; un goût métallique sur la langue ; la gorge sèche et serrée ; un sentiment de suffocation ; une impression de confusion alternant avec une perception claire de la situation, dans laquelle je me sentais comme à l’extérieur de mon corps, dans la position d’un observateur neutre, alors que je criais ou marmonnais indistinctement, comme à moitié fou. » Étant donné que Hofmann avait pris une dose assez forte d’acide sans savoir ce que cela allait provoquer, il n’est pas étonnant qu’il ait pensé devenir fou ou mourir.

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Lorsque le médecin, Walter Schilling, est arrivé, « le pic de la crise était déjà passé ». Les notes de Schilling, conservées dans les archives, soulignent son étonnement face aux « perturbations motrices et à l’état anxieux » de Hofmann, mais il y indique également qu’il ne voyait rien de vraiment troublant chez ce dernier. « Objectivement, son cœur battait régulièrement … son pouls était normal, il respirait calmement et profondément. »

C’est là que les écrits ultérieurs de Hofmann diffèrent de ceux de l’époque. « Maintenant, écrit-il, je pouvais commencer à profiter, peu à peu, de ces couleurs et de ces jeux de formes que je n’avais jamais vus avant et qui demeuraient présents derrière mes paupières fermées. » Viennent ensuite les kaléidoscopes et les fontaines colorées. Toutefois, cela n’apparaît pas dans le rapport original, qui fait plutôt part de « distorsions sensorielles » mais décrit les visions comme « désagréables, et composées de tons majoritairement marqués par du bleu et du vert toxique ».

Le document de 1943 se conclut par une suggestion de Hofmann, dont il avait discuté, à l’époque, avec le docteur Schilling. « Les symptômes étaient très proches de ceux que l’on pourrait observer suite à une overdose de stimulants type amphétamines comme la "pervitine" (une marque allemande de méthamphétamine que l’on trouvait facilement dans les années 1930). »

En 1979, Hofmann écrivait que le lendemain matin, « j’étais envahi par une sensation de bien-être et de renouveau dans ma vie… Le monde était comme fraîchement créé. » Mais dans son rapport de l’époque, il avait simplement écrit qu’il s’était réveillé « avec l’impression d’être à nouveau en parfaite santé, bien qu’un peu fatigué. Je suis resté au lit toute la journée sur les conseils du médecin. »

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Le premier trip sous acide avait été une expérience bouleversante, mais Hofmann savait qu’il tenait là quelque chose d’exceptionnel. Il ne connaissait aucune autre substance capable de produire un effet aussi puissant en si petite quantité. « La dose toxique de la pervitine est de quelques dizaines de grammes », écrivit-il. Le LSD était donc environ 1000 fois plus puissant.

Les archives contiennent des rapports inédits concernant une série de trips qu’Hofmann aurait réalisés entre 1943 et 1946, mais sur lesquels il n’avait rien écrit par la suite. En fait, au cours de l’année 1943, il a pris du LSD en 3 occasions, mais à des doses plus faibles (il n’a plus jamais repris quoi que ce soit qui s’approche des 250 microgrammes de son premier trip, et a toujours considéré que cela avait été une forte overdose). Le 30 décembre, il a remis un rapport sur ces expériences à Arthur Stoll, rapport qui n’a jamais été réimprimé ou traduit en anglais.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Suisse était un îlot demeuré neutre, mais Bâle était une ville frontalière et, à cette époque, Hofmann faisait son service militaire. Il était en poste à Claro, dans le canton suisse du Tessin, au milieu des forêts montagneuses, près de la frontière avec l’Italie de Mussolini. Le 29 septembre, il avait absorbé une petite dose (20 microgrammes) dans son baraquement, après quoi il avait bu du café et de la grappa avec ses camarades soldats, et joué au baby-foot et au billard. Alors que les effets commençaient à se faire ressentir, Hofmann s’était « plongé presque entièrement en moi-même, pris dans mes propres pensées, » et était allé au lit avec des images défilant devant ses yeux, pourtant fermés, et « une sensation agréable et chaleureuse. »

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La deuxième expérience avait eu lieu le 2 octobre. Ce soir-là, Hofmann avait absorbé 20 microgrammes juste avant d’aller au lit. Cette fois, l’expérience s’était avérée bien moins plaisante. « J’ai fait des rêves inquiétants », avait-il noté. Par exemple « une femme folle et mutilée dont les bras étaient coupés et les yeux brûlés. Mes camarades pensaient que j’étais fou et je n’arrivais pas à les convaincre du contraire. » Le jour de Halloween, après le repas, il avait fait une petite sieste (c’était un dimanche et il avait donc la journée libre), puis s’était risqué à prendre une dose plus forte, 30 microgrammes. Il avait alors ressenti « une certaine confusion, des frissons, des nausées, un léger goût métallique dans la bouche, » et était retourné se coucher, guidé par un besoin d’être allongé et tranquille, ainsi que d’une « stimulation dans la zone génitale. » Il s’était alors « à moitié assoupi, » et « des fantasmes mystérieux et troublants, notamment des visions sensuelles » lui avaient traversé l’esprit. À 22 heures, il s’était levé pour manger un biscuit et du chocolat.

L’année suivante, en 1944, Sandoz commençait à tester le LSD sur des animaux, et Hofmann synthétisa quelques variantes, qu’il appela « dihydro-LSD » et « d-Iso-LSD ». Ces nouveaux produits furent testés par certains de ses collègues, parmi lesquels son assistante Susi Ramstein, mais ils se révélèrent moins psychoactifs que l’original. Le 17 janvier 1946, Hofmann documentait une autre expérience de prise de LSD, et parvint à vivre l’expérience de manière bien plus détendue que précédemment. Assis dans son fauteuil, chez lui, il absorba une dose de 30 microgrammes et fut « frappé par les magnifiques couleurs du dessus de table… des tons merveilleux et chauds qui passaient du orange au rouge sang, puis au violet » à mesure que l’intensité de la lampe électrique augmentait ou baissait. Il s’était « beaucoup amusé avec des images de Rorschach », ces espèces de taches destinées aux tests de personnalité, et avait passé près d’une demi-heure absorbé dans l’étude de ces formes abstraites. Il était enfin parvenu à passer un moment agréable et bien mérité avec son enfant terrible.

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Mais la première description véritablement psychédélique d’un trip à l’acide verrait le jour l’année suivante, sous la plume d’une autre personne. Le LSD avait commencé à circuler parmi les pharmaciens de chez Sandoz, y compris le directeur de Hofmann, Arthur Stoll, qui demanda l’avis de son fils, Werner, psychiatre à la clinique Burghölzli de Zurich. Werner Stoll absorba 60 microgrammes, seulement un quart de la dose qui avait envoyé Hofmann faire ce fameux voyage à bicyclette, mais 2 fois plus que ce que ce dernier avait pris lors des expériences suivantes. Et cela s’avéra être une bonne dose.

Allongé dans une pièce obscure, Stoll fut émerveillé par des formes et des motifs tous plus éblouissants les uns que les autres, qui dansaient devant lui : « une profusion de cercles, de tourbillons, d’éclairs, de fontaines, de croix et de spirales dans un flux rapide et constant. » Peu à peu, « des visions plus organisées étaient apparues : des arcs, des enchaînements d’arcs, des toitures à perte de vue, des paysages désertiques, des terrassements, un feu vacillant, des cieux étoilés d’une splendeur incroyable. » Son esprit était dans un état « d’euphorie consciente. J’ai adoré cet état » et il vivait « l’euphorie et la jubilation provoquées par une vision artistique. » En conclusion, il écrivit : « Des mots tels que "feu d’artifices" ou "kaléidoscopique" étaient pauvres et pas adaptés. »

Le rapport de Werner Stoll fut publié en 1947 dans un magazine de psychiatrie suisse sous le titre « L’acide lysergique diéthylamide, un phantasticum du groupe de l’ergot ». Hofmann avait émis l’hypothèse que le LSD puisse être un stimulant du type amphétamine, mais Stoll pencha pour une autre catégorie : « phantasticum » était un terme qui remontait aux années 1920 et qui avait été utilisé d’abord par le pharmacien Louis Lewin pour décrire des produits entraînant des visions, comme le cannabis, le datura, l’ayahuasca, l’amanite tue-mouches – et tout particulièrement la mescaline, qui avait été isolée du cactus peyotl en 1997 et synthétisée pour la première fois en laboratoire en 1919.

Pendant les années 1920, des psychologues allemands avaient mené des recherches minutieuses sur la mescaline. Des chercheurs comme Kurt Beringer et Heinrich Klüver avaient publié des études approfondies sur le sujet, se concentrant surtout sur les hallucinations visuelles qu’elle provoquait lorsque l’on fermait les yeux. Ils avaient documenté la progression de ces visions, depuis les formes abstraites – spirales, mailles, tunnels – jusqu’aux objets concrets et reconnaissables, comme venait de le faire Werner Stoll. À partir de ce moment, la mescaline était devenue le modèle avec lequel on comparait ce nouveau produit, le LSD. Comme Hofmann l’écrirait plus tard dans ses mémoires, « La vision de l’activité du LSD dérivée de ces premières recherches n’était pas nouvelle. Elle correspondait en grande partie avec celle communément admise de la mescaline. » La principale différence était la dose : un gramme de mescaline pouvait constituer 3 ou 4 doses, alors qu’un gramme de LSD en donnait plusieurs milliers. Mais le langage visuel du trip d’acide, tel qu’il était né, faisait appel à des modèles qui avaient vu le jour dans les esprits de la génération précédente.

Les célébrations de la Journée de la bicyclette qui reviennent tous les 19 avrils auraient été incompréhensibles pour Hofmann en 1943. L’idée que le LSD puisse être une source de révélations personnelles ou de transcendance spirituelle n’arriverait que bien plus tard.

L’acide était au début de son propre voyage, un long voyage qui, de produit de recherches dans les labos de chimistes, l’amènerait à devenir une merveilleuse drogue psychédélique, un outil de lavage de cerveau ou destiné à la mort de l’ego, un véhicule vers des visions cosmiques et une révolution culturelle. En 1979, Hofmann écrivit : « la dernière chose que j’aurais pu imaginer, c’est que cette substance devienne un jour une drogue récréative. »

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