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Société

Bienvenue à Metropica, la supposée ville du futur

C'est la dernière idée de génie venue des Etats-Unis : il sera bientôt possible de vivre dans un centre commercial connecté à Instagram.

Il faisait 36 degrés au soleil en Floride à la fin du mois de mai. Un temps parfait pour attraper un coup de chaud, surtout pour quelqu’un qui porte un gilet, des lunettes de natation, des bottes en caoutchouc et un casque de chantier. Mais Joseph Kavana ne semblait pas remarquer la sueur qui avait trempé sa chemise bleue et s’était accumulée sur sa poitrine et sous ses aisselles. Une vingtaine d’années plus tôt, l’homme de 70 ans avait acheté plus de 26 000 hectares de terres sur lesquelles nous nous trouvions. Il était finalement sur le point de les transformer en sa vision de l’utopie, qu’il avait baptisée Metropica. Le promoteur était si passionné par son projet qu’il ne m’aurait sans doute jamais reconduit dans la salle climatisée pour finir sa présentation si je n’avais pas déclaré que j’étais sur le point de m’évanouir. Une fois au frais, Kavana a repris l’explication de son projet. Imaginez un paradis Instagram dans un centre commercial habitable, planté au bord d’un immense marais.

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En 2019, entreprendre la construction d’un centre commercial pour près d’un milliard d’euros ne semble pas être une bonne idée. À peu près 400 des plus grands magasins d’Amérique ont fermé rien qu’entre 2007 et 2009, et plus de 8000 autres magasins ont déjà annoncé leurs fermetures pour cette année. Mais, alors que de telles statistiques montrent clairement que la relation du pays avec les centres commerciaux est en train de changer, la Floride semble prendre une autre direction. Ses centres commerciaux, qualifiés d'« attractions », sont en plein essor. American Dream Miami, projet de centre commercial de divertissement, avec 6,2 millions de mètres carrés, sera le plus grand de tout le pays quand il sera enfin achevé. Sawgrass Mills, autre centre commercial à côté de Metropica, est l’une des plus grandes attractions de l'Etat et a été agrandi en 2018 pour atteindre 82 000 mètres carrés de superficie. Aventura Mall, inauguré en 1983 et plusieurs fois étendu pour accueillir plus de 50 restaurants et 200 magasins, est la troisième plus grande structure de ce type aux États-Unis. Chacun de ces centres commerciaux est une « destination ».

« On fait tout cela pour mettre en valeur les avantages de vivre dans un centre commercial » – Joseph Kavana,

La première tour résidentielle de Metropica, communauté de près de 40,000 mètres carrés devrait maintenant bientôt être prête. Le jour de l’ouverture, il y aura un DJ aux platines pendant que les acheteurs (et les candidats potentiels) iront jeter un œil aux courts de tennis et à la salle de sport ultramoderne en dévorant du popcorn premium. « On fait tout cela, a expliqué Joseph Kavana, pour mettre en valeur les avantages de vivre dans un centre commercial ». Bien conscient que le commerce de détail traditionnel est en déclin, il espère pouvoir nager à contre-courant en faisant venir des joueurs en ligne à un événement dans un magasin à côté – en face de la Tour 1 – tels que Casper Mattress, très prisé par les présentateurs de podcast et les influenceurs Instagram. Bien que Casper n’ait pas encore signé de contrat de location, il espère le séduire, lui et d’autres détaillants susceptibles de plaire à la génération Y qui déteste les centres commerciaux mais adore les « expériences », a-t-il déclaré.

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La tour 1 de Metropica, première tour résidentielle de ce complexe de 40 000 mètres carrés. Elle devrait bientôt être prête à accueillir des locataires.

« Il faut réinventer le commerce de détail, a déclaré Kavana, réduisant les platitudes déjà vides du discours de vente à de nouvelles profondeurs impressionnantes. Si vous regardez l'univers de la vente au détail, certains magasins marchent très bien, et c'est parce que les gens y vont pour la découverte. »

Pourtant, même si techniquement, un atelier de confection de bijoux a tout d’une expérience, la génération Y est la plus financièrement sollicitée de l’histoire américaine moderne, et la seule à préférer les environnements urbains aux campagnes. En parallèle, le prix d’un simple appartement à Metropica comporte déjà six chiffres et l’appartement-terrasse coûte plus d’un million de dollars. Il donne sur deux vastes étendues avoisinantes qui dévoilent le contraste typique des communautés dortoir du sud de la Floride. Aux yeux de tous, s’étend le Parc national des Everglades. Mais la vue s’offre aussi sur le parking du centre BB&T, le stade où une autre sorte d’animaux sauvages, les Panthers de la Floride, affronte des équipes NHL. Avec des logements étudiants, un immeuble pour les personnes âgées actives et une maison de retraite également en construction, on pourra peut-être un jour passer toute sa vie à Metropica.

« La vie là-bas se résume à rouler tout doucement entre les lignes de centres commerciaux qui composent cette ville. On ne va pas beaucoup plus vite dans les allées marchandes des magasins non plus »

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Reste à savoir si quelqu’un accepterait une telle vie, ou si la communauté si adroitement conçue prendra le même chemin que d’autres projets ruineux annoncés comme des utopies avant de sombrer dans le délabrement. Kavana est loin d’être la première personne à venir en Floride pour essayer de construire quelque chose à partir de rien. C’est peut-être pour cela que l’histoire de la Floride a été marquée par la construction de non-lieux, selon la terminologie des sociologues. D’après la théorie, les lieux où l’on passe son temps dans une société idéale se regroupent en trois catégories : travail, maison, et ce qu’on appelle un troisième lieu où la conversation est l’activité principale. Dans son livre The Great Good Place, un gars nommé Ray Oldenburg dit que ça peut être un bar, un café. Peu importe sa forme, ce troisième lieu doit être bon marché (si ce n’est gratuit), facile d’accès à pied et assez ancien pour être intégré dans la communauté. Les banlieues de Floride n’ont pas ces endroits. À la place, elles s’entrechoquent de similarité. Pas du tout adaptées aux piétons, elles sont le contraire absolu du concept que beaucoup se font de l’utopie.

Kavana croit fermement en sa mission, bien qu’il soit loin d’être le seul. Prenons l'exemple de Gulf American Land Corporation. Dans les années 1960, cette société d'aménagement du territoire a été accusée de vente frauduleuse par l’État, ce qui ne l’a pas empêché de remodeler complètement le paysage de la Floride, mettant en vente les terres marécageuses avant qu’elles ne soient habitables. « Ils vendaient du rêve », a déclaré l’ancien dirigeant de l'entreprise Solomon Sandler à propos de ses patrons, des dizaines d’années plus tard. Ils ont vraiment senti qu’ils allaient construire une ville. Et pour le prouver, ils l'ont fait. »

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Une maquette dans le bureau des ventes de Metropica montre le projet : des immeubles ordinaires, une résidence étudiante, un centre pour personnes âgées en activité et une maison de retraite. Il sera possible de vivre toute sa vie dans la communauté.

La tactique novatrice des patrons de Sandler est à l’origine de la figure de style « les terrains marécageux de Floride », expression qui désigne une fraude évidente. Cette idée d'escroquerie de terres en Floride s'est infiltrée dans la culture populaire. Il serait tentant d’affirmer que cette histoire, datant des années 1980, appartient au passé. Mais de nombreux projets immobiliers douteux persistent dans le paysage de la Floride.

Si le projet Metropica était plus étendu en surface, on pourrait facilement imaginer qu'il devienne comme the Compound, terrifiant labyrinthe commercial de 320 kilomètres, dont la chaussée appartient à un projet échoué de la Société de Développement Général. Étant le plus important constructeur de communautés en Floride avant sa faillite au début des années 90, cette société avait entrepris la construction de l’immense réseau de rues au cours de la décennie précédente. Aucune maison n’a jamais été construite sur ce qui est aujourd’hui un paradis pour les 4x4, une toile de fond de vidéos YouTube aux musiques lugubres utilisée par les urbexeurs. Ceux qui voudraient s’aventurer ici sont priés d’emporter avec eux de l’eau, un GPS et un bidon d’essence plein. Pour ceux qui se perdent, surtout en été et sans téléphone, c’est la mort assurée.

J'ai entendu parler de the Compound tout au long de mon enfance à Lake Mary, une ville de l'intérieur des terres, à environ 20 minutes au nord-est d'Orlando qui, pour une raison ou pour une autre, avait prospéré. Pourtant, il m'a fallu vivre longtemps ailleurs pour comprendre pourquoi je me sentais mal à l’aise dans ma ville natale. La vie là-bas se résume à rouler tout doucement entre les lignes de centres commerciaux qui composent cette ville. On ne va pas beaucoup plus vite dans les allées marchandes des magasins non plus. Rien n'est à distance de marche des nombreuses subdivisions ; les femmes au foyer sont attaquées par des ours dont les habitats ont été détruits par les immenses résidences identiques avec une régularité assourdissante ; et le pub de Lake Mary, que les habitants considèrent comme le plus ancien établissement de la ville, est clairement en train de s'effondrer et pourrait très vite fermer.

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En CM1, je me souviens qu’on m’avait demandé de faire le dessin des grottes des hommes de Néandertal telles que je me les imaginais. Mon univers était rempli de lieux comme Silver Lake et Colony Cove, mais je ne pouvais pas m’imaginer une simple grotte. « Heu, ils n’avaient pas de peinture de revêtement à l’époque », a dit le professeur remplaçant avec dérision. C’était nouveau pour moi, je n’avais jamais rencontré d’autre type de matériau de construction. S’il y avait vraiment des grottes à Lake Mary, j’imagine que c’est là où les ours seraient et non dans le garage d’une femme à mutiler son visage.

Quand j’étais adolescent, un quartier de la ville qui disait être « tout compris » – comme Metropica – s’est étendu en banlieue d’Orlando. Colonial Town Center était la première communauté-centre-commercial que j’aie connue. Il y avait des bars et des restaurants, mais aussi des appartements. Par défaut, c’était le centre de ma vie sociale quand j’étais enfant. Nos parents nous y déposaient et nous pouvions nous balader dans les galeries marchandes en étant relativement autonomes.

Pourtant, même si techniquement, c’est une zone piétonne, les gens n’avaient pas vraiment l’air de vouloir s’y promener, ni de trouver cela nécessaire. Quand je suis allée à la réunion des anciens dans un pub irlandais dans le centre commercial, personne n’est venu par peur de devoir rentrer en voiture après une beuverie. Une semaine plus tôt, quelqu’un de la classe précédente avait été tué devant le bar par une balle perdue.

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Il y a plus de 20 ans, Joseph Kavana, 70 ans, avait d'abord acheté plus de 26 000 hectares de terres sur lesquels Metropica allait être construit. Pour financer ce projet, il a créé ce qu'on appelle une zone économique spéciale. Ce montage a permis de financer des projets d'ingénierie de grande envergure tout au long de l'histoire de l'Etat.

Le porte-parole de Metropica a déclaré ne pas avoir réussi à me décrocher un entretien avec un acheteur de la génération Y. À la place, il m’a mis en contact avec Alberto Caicedo. Ce cinquantenaire est propriétaire d’une maison au Pérou mais a tellement aimé l’idée de Metropica qu’il y a acheté deux appartements. Un pour y vivre et l’autre pour le louer. Une semaine après avoir signé les papiers, il a obtenu son permis d’agent immobilier pour pouvoir faire des affaires avec le projet. Caicedo a vendu quatre appartements en un an. Il avait déjà regardé dans le sud de la Floride, mais trouvait Miami trop bondé et ne voulait pas vivre près de la plage car il pensait que cela encourageait un « mode de vie plus décontracté », alors qu’il préférait le costume cravate.
« Ce que j’espère, c’est que Metropica devienne mon centre d’opérations, a-t-il déclaré en espagnol. Je veux vivre la vie des dirigeants, avoir une impression de campagne en milieu urbain. »

L’attitude de Caicedo marque un changement par rapport à la vision de l’Amérique des pères fondateurs, un idéal de banlieue comme inscrit dans notre ADN. Thomas Jefferson était connu pour détester les villes et avait dit qu’on garderait un bon gouvernement tant que celui restera
« principalement agricole. » Au fil de l’histoire, on a longtemps considéré qu’avec une petite propriété emmurée – pour triompher de la peur (souvent raciste) des crimes – on avait une bonne vie.

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La Floride a toujours été un bon endroit pour s’installer, mais c’est un enfer où grouillent les escrocs profitant de ceux qui rêvent de cette bonne vie. Personne ne pouvait supporter la vie en Floride avant la popularisation de la climatisation dans les habitations, la plupart des infrastructures sont donc relativement récentes. Pendant le boom industriel, après la Seconde Guerre mondiale, on a inventé un moyen de supporter la chaleur et les gens sans rien de mieux à faire se sont lentement infiltrés dans les marais, suivis d’escrocs gravitant autour d’eux, comme poussés par une main invisible.

Un de ces escrocs légendaires s’appelait Lee Ratner. Magnat de l’extermination des nuisibles à Chicago, il a acheté tout un tas de terres dans le sud-ouest de la Floride, où il a construit Lehigh Acres. Jusqu’à aujourd’hui, on se souvient de Ratner comme d’un commerçant génial, qui envoyait des représentants commerciaux dans des lieux populaires pour les lunes de miel à Miami Beach et offrait aux jeunes mariés des navettes gratuites pour aller visiter ses parcelles. Ils arrivaient à convaincre beaucoup de couples à faire des paiements mensuels de 10 euros pour acheter une maison sans l’avoir jamais vue. L’argument de vente était qu’ils pourraient y passer leur retraite, juste à l’est de Fort Myers, sans avoir à s’inquiéter de quoi que ce soit. Mais quand les premiers acheteurs ont atteint l’âge de la retraite, Ratner a paniqué. Il n’avait aucune idée de comment construire une maison, il ne savait que les vendre à la vitesse de l’éclair.

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Les maisons en construction dans des endroits tels que Lehigh Acres sont souvent comme façonnés dans le même moule.

Aujourd’hui, on cite souvent Lehigh Acres comme l’une des zones les plus affectées par la crise des prêts hypothécaires à risque. Ce sont toujours des maisons éparpillées, loin les unes des autres, séparées par des parcelles non réclamées. Pendant ce temps, les jeunes mariés qui n’ont compté que sur ces maisons sans préparer aucun plan de secours pour la retraite vivent maintenant dans ce qui ressemble à des bidonvilles. Personne ne s’est occupé d’entretenir les maisons construites à la va-vite. Il n’y a pas de trottoir et on peut être choqué par la quantité de voitures délabrées devant les résidences. Certaines régions de Lehigh n’ont même pas de réseau d’égouts, l’électricité ou d’autres attributs basiques de la civilisation. « Lehigh Acres me donne l’impression qu’il n’y a pas d’identité communautaire forte, a déclaré Daniel Herriges, écrivain ayant fait des recherches sur ce qu’il appelle la pauvreté suburbaine de Floride pour l’organisation médiatique Strong Towns. Les gens diront qu’ils habitent là, mais à toute personne qui n’est pas de la région, ils diront qu’ils habitent à Fort Myers. »

Bien que je connaisse l’état déprimant de la Floride, je ne pouvais pas imaginer la grisaille et désolation absolues que j’ai trouvées à Lehigh lors d’un voyage récent. De plus, il semblait apparent que la population, qui a déjà quintuplé entre 1990 et 2010, n’allait que continuer à grossir.

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En juin dernier, quand je suis passé devant en voiture de location, on voyait un panneau à vendre toutes les cinq maisons. Je me suis garé à Vistanna Villas, un lotissement de Lehigh qui organisait une journée portes ouvertes. Susan, une femme d’un certain âge venant de Punta Gorda, appliquait un revêtement sur un rang de cinq maisons identiques, toutes fraîches, n’attendant qu’à se remplir. À côté d'elles, il y avait un terrain géant, pouvant accueillir 20 résidences de plus, mais le couple d'agents immobiliers, que j'ai rencontré peu de temps après, m'a assuré que le terrain resterait vide, comme s'il c’était quelque chose de positif.

« Plus de deux tiers des appartements de Metropica ont déjà été vendus, bien qu’on ne soit pas assuré qu’ils se remplissent vraiment. Si Kavana essaye de construire une vraie communauté, qui sait de quoi elle sera constituée »

Il était environ 4 heures de l’après-midi et il n’y avait que trois noms de plus sur la feuille d’inscription. Les agents immobiliers avaient clairement du temps à tuer, alors nous avons engagé la conversation. Apparemment, le couple avait déménagé à Lehigh parce qu’après la crise immobilière, la mère de la femme y avait acheté à crédit une maison d’un peu plus de 50 000 euros et ils voulaient être près d’elle. Je leur ai demandé ce qu’on faisait pour s’amuser en ville, mais aucun n’a pu me donner de réponse claire. La plupart d’entre eux allaient en voiture à Fort Myers, où il y avait « tous les restaurants. » Quand j’ai demandé à l’homme où l’on pouvait boire un verre, il m’a offert « une bouteille d’eau pour venir voir la maison. »

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On peut boire un verre au Homestead Sports Pub. C’est dans ce bar qu’un jour, un certain Roger Long Eagle m’a fait signe du haut de son chapeau de cowboy de partager avec lui un pichet de bière bien forte. Il fait le pilier du même bar depuis qu’il a déménagé dans une maison sur un terrain de 8000 mètres carrés à Lehigh, qu’il a obtenu pour près de 30 000 euros en 1985. « Avant, Lehigh était pour les presque morts et les jeunes mariés, a-t-il rappelé. Quand je suis venu ici pour la première fois, on pouvait laisser la porte du garage ouverte, on pouvait tout laisser ouvert. On allait au bar, on prenait une bière, 10 bières, 15 bières, on rentrait à la maison, et notre foutu bazar était toujours là. »

Long Eagle, qui a tendance à appeler les gens « petits culs », a travaillé dans le béton, comme son ami et compagnon de bar Brian Monroe, qui a habité à Lehigh tout en étant techniquement sans-abri. Comme moi, il venait de Lake Mary, et en 1985, il avait déménagé à Lehigh pour passer de 4 à 8 dollars de l’heure, dans la ville en plein essor à l’époque. « Nous ne sommes que de vieux ouvriers du bâtiment, a lancé Long Eagle. C’est tout ce que nous sommes. Mais nous avons une communauté ici. »

Tous les hommes qui étaient au bar ce jour-là travaillaient dans le bâtiment, mais certains d’entre eux n’avaient nulle part où vivre. C’était toujours la même histoire. Un déménagement dans un lieu qui promettait le paradis et sa métamorphose en bidonville de banlieue. Le temps d’arriver dans ce coin du sud-ouest de la Floride et de voir se reproduire la chose, ils étaient trop fatigués, ou trop fauchés pour continuer. Maintenant, ils participaient à la construction de nouvelles maisons destinées à décevoir d’autres personnes - c’est le serpent qui se mord la queue. « C’est pas si mal Lehigh, ou je ne serais pas là, a assuré Long Eagle, en s’adressant à moi ou à lui-même, je ne suis pas bien sûr. Mais à Miami, le journal parlait de terres bon-marché dans le Comté de Lee et à Lehigh Acres, et, puis, je déteste le dire ».

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Long Eagle s’est arrêté et a secoué la tête, puis il a tiré une bouffé de sa cigarette Marlboro utra light. Le sens d’être un pionnier des temps modernes lui manquait. Avant que visiblement, tout le monde n’ait la même idée. « Quand Lehigh a commencé à vendre des terres bon marché, ils ont eu ce qu’ils méritaient. »

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Les maisons de Leigh sont neuves, mais sans entretien, elles vont tomber en ruines en quelques années.

En 2008, Gran Paradiso a innové avec sa communauté de luxe d’inspiration toscane de 1999 maisons à North Port. Si vous doutez de sa grandeur, dites-vous bien que rien que la porte d’entrée ait coûté 1,3 million d’euros. « Nous voulions marquer le coup pour l’entrée », a dit le designer au rédacteur de la rubrique immobilière du journal Sarasota Herald-Tribunelors de sa soirée d’inauguration.

Mais quelques dizaines de personnes seulement ont acheté des maisons et les nouveaux arrivants se sont retrouvés sans le confort de base. Il n’y avait personne pour les financer. On avait promis aux résidents un club-house avec une bibliothèque, un centre de fitness et autre, mais c’était de la poudre aux yeux, a commenté plus tard the Tribune. Dans les rues pleines d’ordures, on entendait des sangliers.

Peu après que l’entreprise GDC - la compagnie de bâtiment derrière le labyrinthe de rues the Compound - a fait faillite et ait arrêté les constructions, un nouveau projet a été lancé pour remplir les vides en construisant une nouvelle série de ce qu’on ne peut qualifier que de non-lieux.

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La première idée du District de Développement Communautaire (DDC), c’est que le promoteur ne s’occupe pas des égouts et des routes. Ce sont les acheteurs qui s’en chargent, et leur déclaration d’impôt qui s’agrandit. L’argument de vente des DDC, c’est que les promoteurs peuvent vendre des terrains pour beaucoup moins cher, et, fort de leur propriété, les acheteurs ne remarqueront pas les frais supplémentaires. Dans des cas extrêmes, les DDC peuvent fonctionner comme des systèmes de Ponzi, des montages financiers frauduleux, et beaucoup de promoteurs dans l’affaire n’ont pas prévu ce qui pourrait se passer en cas de crise.

En 2009 en Floride, 59 DDC ont fait faillite selon Matt Fabian, associé et chercheur à Municipal Market Analytics, entreprise indépendante d’études de marché. Il a déclaré que seules deux personnes connaissaient un tel sort en 2013, mais apparemment, d'autres étaient sur le point.

Depuis, Gran Paradiso s’en est remis et il n’y a pas eu de problème de DDC depuis 2016. Mais Jack McCabe, conseiller immobilier et économiste basé au sud de la Floride, pense que cela pourrait bientôt changer. Après tout, nous sommes probablement susceptibles de connaître une nouvelle récession, qui, selon lui, interviendra avant les élections de 2020. En même temps, les démarches d'obtention de l'approbation du DDC dans la législature de l'État n'ont été simplifiées que depuis la crise immobilière. Bien que Metropica ne soit pas un DDC, son infrastructure souterraine est partiellement financée par quelque chose de très similaire appelé zone économique spéciale. Bien que Kavana ait lui-même financé le projet, le promoteur remettra sur les acheteurs la responsabilité de payer certaines taxes. La seule différence entre ce qu’il fait et un DDC est la gestion par une commission municipale plutôt que par lui seul.

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McCabe se souvient que, juste avant la crise immobilière, quand les promoteurs de Floride annonçaient qu’un projet de copropriétés était en cours, les gens venaient littéralement faire la queue des jours à l’avance pour y acheter des appartements – pas un seulement mais trois, cinq ou autant qu’ils pouvaient s’en procurer. Ils pensaient qu’ils pourraient les revendre. « Le comté de Miami-Dade est à présent saturé de nouvelles copropriétés et nous voyons déjà des prix réduits », a-t-il déclaré. « Les promoteurs payent les agents immobiliers à 3% du prix de vente pour faire venir les acheteurs. Certains projets offrent 12 % pour faire venir un acheteur. Ce n’est pas normal. »

Oldenburg, sociologue du tiers-lieu, ce troisième espace après la maison et le travail, n’est pas fan du centre commercial. Dans son livre, The Great Good Place, il le catégorise comme un lieu stérile du commerce – « un amalgame à la dérive de non-personnes » – et juge la comparaison entre une rue principale et un centre commercial de « ridicule ». Pourtant, si un centre commercial à la pointe de la technologie doit être associé à un « tiers-lieu », il semble logique que ce soit en Floride. La majeure partie de l'état a été construite après que les voies de circulation piétonnières ont cessé d'exister. On peut résumer son histoire à une série de promoteurs essayant en vain de trouver une alternative viable.

Plus de deux tiers des appartements de Metropica ont déjà été vendus, bien qu’on ne soit pas assuré qu’ils se remplissent vraiment. Si Kavana essaye de construire une vraie communauté – antidote aux non-lieux que les promoteurs ont développés dans cet état jusqu’à présent –, qui sait de quoi elle sera constituée. Quelques acheteurs veulent mettre leurs appartements en location plutôt que d’y vivre, mais reste à savoir qui acceptera l’offre. On imagine aisément un avenir où le projet est rempli de personnes de la génération Y ou de locataires avec des bas salaires qui ne peuvent pas se permettre d’acheter leurs propres appartements ou même faire du shopping dans le centre commercial de luxe dans lequel ils vivent.

Et, comme on a longtemps fait des projets en se basant sur le boom immobilier perpétuel de la Floride – erreur qui a tourné au désastre à de multiples reprises depuis le premier boom immobilier il y a presque exactement un siècle, puisque les gens ignorent les réalités financières et environnementales – il se pourrait que Metropica ne survive pas assez longtemps pour devenir un non-lieu. Metropica pourrait retourner au simple état de « marécage en Floride ».

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On l'a vanté comme la communauté du futur dans les années 1920. un siècle plus tard, il ne reste plus que quelques maisons à Aladdin City.

Prenez Aladdin City. Quand les matériaux de la première maison avaient été expédiés par avion, les gens s’étaient levés et avaient applaudi. Étant donné que, historiquement, la plupart des projets suburbains de l’état et du pays ont été produits sur fond de haine raciale, on a peine à s’imaginer que les commerçants et les prospecteurs de la communauté non encore constituée de Homestead aient été très enthousiastes. En effet, Aladdin City faisait de la publicité dans le journal local avec l’image d’un homme enturbanné planant au-dessus des marais. Mais, alors que les ouvriers faisaient jouer du marteau de 7 heures du matin jusqu’à la nuit du 14 janvier 1926, c’est exactement ce qu’il s’est passé. La communauté à thème maure devait se concentrer sur une rue appelée Ali Baba Circle, qui devait à son tour contenir un bassin de baignade géant pour ses résidents.

« À mesure que les projets futurs se concrétisent, Aladdin City s’imposera comme une des villes les plus actives et les plus progressistes de la Floride », indiquait une annonce du Homestead Leader le mois suivant. «La ville d'Aladdin n'est PAS une banlieue, NI une subdivision», affirmait un autre avis, qui indiquait qu'il fallait plutôt l'appeler « ville autonome ».

Mais juste avant que la maison ne soit larguée en ville par voie d’air, une goélette appelée the Prinz Valdemar a coulé, bloquant l’accès au port de Miami et ainsi la possibilité de transporter des matériaux de construction dans le sud. L’ouragan de Miami de 1926 et la Grande Dépression ont scellé le destin de la ville d’Aladdin. Aujourd'hui, il ne reste plus que le quadrant nord-ouest du cercle Ali Baba et on peut y compter le nombre de maisons sur les doigts d’une main. En fait le seul souvenir rappelant quelque chose de spécial - ou du moins qui contraste avec les terres agricoles sans fin qui l'entourent - c’est le panneau indiquant l'intersection du cercle et ce que l'on connaissait brièvement il y a presque un siècle, comme le boulevard Aladdin.

Lors d’une récente visite, un vendeur de litchi qui avait son stand juste devant le cercle m’a dit qu’il n’avait jamais entendu parler de Aladdin City. Luis semblait savoir que nous n’étions pas exactement à Homestead, où il habitait, mais pour lui, et pour l’histoire, l’endroit avait été balayé comme quelque chose de presque anonyme. « No se », dit-il en espagnol, secouant la tête devant la grande étendue, quand je lui ai demandé où il pensait que nous nous trouvions.

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Luis vend des litchis à quelques mètres de ce qui est toujours connu par une poignée de résidents d'Aladdin City. Il n'en a jamais entendu parler.

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