Je me souviens d’une soirée infernale passée dans un bar près de la rue Mouffetard (ce qui annonce déjà le pire), lors de laquelle je fus soudainement pris d’une impérieuse envie d’exploser mon verre de pinte sur la gueule de mon voisin de zinc. Je crus d’abord que cette irrésistible soif de violence envers mon prochain m’avait été causée par la propension dudit individu à débiter des âneries force 1000 sur la vie, ses plans de carrière « en archi » et la « pseudo pénibilité du travail » d’une voix monocorde. Je mis également ça sur le compte de la chaleur, de mon propre débit de boisson déjà bien entamé, mais également sur le fait qu’une copine m’avait traîné là sans me demander mon avis, et que je cherchais désespérément une échappatoire à cet enfer en beuverie estudiantine.
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Fan des années 80
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J’en venais à me dire qu’il y avait bien un truc à saisir de cette putain de musique, celle de Gary Numan d’abord, mais de manière plus large d’une certaine branche des années 80 qu’on associe automatiquement à quelque chose d’un peu violent, pas nécessairement jusqu’à ce que mort s’en suive, mais il y a un peu de ça.Quand on y réfléchit deux minutes, il y a quelque chose de triomphant et d’effrayant dans tout un pan de la pop music américaine des années 80, qui donne à la fois envie de conquérir le monde et donne l’impression qu’on peut le faire assez aisément, pour peu qu’on y mette du cœur à l’ouvrage et qu’on ait un bon pied de biche à disposition. Un sentiment diffus, qu’on ne peut tout à fait dissocier de l’époque d’ailleurs, reaganienne devant l’éternel, avec son libéralisme à outrance et son Amérique éternellement de retour. C’est tout ce que m’évoque un certain pan de la new wave ligne dure et des power ballads le point en l’air, tout le hair metal, et tout le parano funk. Une musique qu’on ne saurait dissocier du triomphe d’un certain individualisme cocaïné, illustré musicalement par des basses oblongues et des voix aigües mais volontaires à qui on ne confierait surtout pas un enfant en bas âge.Toute cette musique aux doux relents, disons, de domination, serait-elle donc tributaire de son époque ? Ça paraissait de fait un peu simple.Car ce serait oublier que toutes ces musiques fonctionnent souvent dans un même cadre : la fiction. Que ce soit via un bon vieux storytelling des familles (au hasard : le black metal est fait par des jeunes paumés très dangereux), les histoires qu’on s’invente pour rendre tel contexte plus sexy qu’un autre, ou simplement le cadre narratif dans lequel on va la placer (que ce soit un livre, un clip ou film), la musique agit souvent comme un exhausteur de goût de l’histoire qu’on nous raconte.
Tout est bon dans la fiction
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Peu importe alors quel type de musique. L’important, c’est ce qu’on en fait. Car si elle est souvent paresseusement calquée sur les images (par exemple dans les films de Gaspar Noé, qui filme systématiquement des scènes de violence avec de la techno qui bourrine par-dessus), la B.O de film peut parfois échapper à la pure illustration, en empruntant des chemins détournés, et en y semant d’autant plus de trouble dans l’esprit du spectateur.On pense forcément à David Lynch (ou à un de ses héritiers déclarés Winding Refn dans Drive ou ses films récents), qui filme dans Blue Velvet une scène de tabassage sanglant en faisant jouer « In Dreams » de Roy Orbison par-dessus - bel exemple de communication paradoxale parmi tant d’autres. Mais un des exemples les plus fameux de cette dichotomie est sans doute dans A Clockwork Orange. Alors qu’on ne s’étonnera guère que le héros aime s’envoyer du Beethoven, façon conquête meurtrière grandiose, en tabassant du droog au petit déjeuner, une scène détonne. Lorsque Alex s’apprête à violer une vieille bourgeoise dans une maison cachée dans les bois, il se met à entonner l’air connu de « Singin’ in the Rain ». Et c’est là que le malaise nait vraiment, car on se rend compte, non seulement que la chanson devient à la fois répugnante aux oreilles, mais surtout qu’on aime quand même un peu ça.Car de la même façon que certains n’ont plus eu envie de se baigner après les Dents de la Mer, la musique et les images sont tellement prégnants qu’ils nous entrainent avec eux. Ce n’est pas la trempette qui fait peur (on sait rationnellement qu’on ne risque rien), mais la puissance du récit auquel on a été confronté.
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Ce qui ne fait pas de nous des complices (et donc des meurtriers en puissance hein), mais qui révèle au moins notre part malsaine à tolérer ce qu’on voit – et donc entend. Car comme disait Serge Daney, « la forme est plaisir.», certains esprits chagrins allant même jusqu'à écrire que « la guerre n'est pas faite pour les images. » Soit : qu’on filme une torture, on va quand même un peu kiffer ce qu’on y voit. La musique, surtout la pop, est glamour en soit, et idéalise donc fatalement les images en les accompagnant – et à moins que l’habillage sonore consiste en un crissement de craie sur un tableau, ce sera toujours plus ou moins plaisant à entendre, même si la musique utilisée est « angoissante ».On peut se demander ce qu’il se passe lorsqu’on glamourise nos peurs. Un effet de catharsis ou de normalisation de l'horreur ? Dans tous les cas, une des plus célèbres scènes d’Apocalypse Now ne serait pas la même sans Wagner, et sa Chevauchée des Valkyries. Eh bien justement.Car si musique et fiction marchent souvent main dans la main, c’est encore plus le cas de la musique avec la fiction de guerre – plus connue sous le nom de « propagande ». Et je ne parle même pas de musique militaire ou de musique purement patriotique utilisée pour nourrir le roman national (avec au hasard, JM Le Pen en patron de label dans les années 60 qui publiait des discours de Pétain).Là, on parle plutôt de musique pop (ou plus ici la musique classique reconnaissable par tous) lorsqu’elle est détournée. Car le film de Coppola, et la fameuse scène des Valkyries en particulier, où l’hélicoptère de Robert Duvall passe au-dessus d’un village Viêt-Cong en balançant du napalm et du Wagner à fond les ballons, reprend des procédés connus de l’arsenal de guerre psychologique d’alors. Cette technique de bombardement de musique en arrivant par les airs consistait pour l’armée américaine à désarçonner l’ennemi tout en donnant de la force aux troupes. Un film comme Mad Max a d’ailleurs repris beaucoup plus tard le procédé avec la scène de la guitare en flammes dans le quatrième volet, mais de manière bien plus camp – et donc plus fun.
La musique coercitive
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Là où ça devient ambigu (et donc intéressant), c’est que le film de Coppola reprend ces procédés tout en usant du medium du cinéma. Car Apocalypse Now rend alors compte, non pas de l’horreur de la guerre, mais assez littéralement de son caractère exaltant. Le spectateur forcément lui aussi un peu pervers – à son corps défendant.L’effet est double : d’une part dans la fiction, mais également sur un plan plus large. La musique pop (ou ici la musique classique reconnaissable par tous), tout autant que le cinéma, sont des forces vives de l’industrie du divertissement et sont utilisées comme soft power, au même titre que Coca Cola, notamment à travers Hollywood (c’est une évidence, même Julian Assange a dit quelque part qu’il fallait s’en servir).C’est une idée plus retorse que la bonne vieille torture, dont on connait les us et coutumes notamment à Abu Ghraib. Là encore, on n’utilise pas n’importe quoi comme musique. Certains ont d’ailleurs recensé les morceaux préférés des bourreaux de Guantanamo, et il se trouve que ce qui revient, ce sont souvent les mêmes comptines pour enfants, qu’on répète en boucle. Certains appellent ça de la torture propre. Soit.D’une manière générale, Steve Goodman, également connu sous son nom de producteur Kode9, a écrit sur la musique de guerre et les sons psychoacoustiques dans le but d’aliéner des populations entières. Dans Sonic Warfare : Sound, Affect, and the ecology of fear, il y écrit notamment « que d’Hitler à Ben Laden, les techniques de guerre sonore ont infiltré la vie de tous les jours , sans même qu'on s'en rende compte ». Donc tout va bien.
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