Dans « Ibiza », la dernière comédie industrielle française de saison, Christian Clavier joue un podologue lillois, comblé financièrement et professionnellement, mais bedonnant, divorcé et vieillissant – donc complètement en déglingue socialement. Dès les premières minutes du film, il s’apprête à rencontrer les deux enfants adolescents de sa nouvelle compagne, plus jeune que lui, et incarnée à l’écran par Mathilde Seigner. Le premier enjeu dramatique arrive assez vite : il s’agit pour notre héros ringard de se mettre dans la poche de potentielles nouvelles progénitures putatives jeunes et cool – car selon les codes cinématographiques de la « famille recomposée à la française », si on a gagné la bataille (forcément immédiate et explosive) avec les ados, on a déjà un peu remporté la guerre (toujours un peu froide, douloureuse et trainante) avec Madame Bobonne.
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L’île aux déchets
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« Qu’est-ce que j’irais foutre sur une île de junkies dégénérés ? » - Christian Clavier
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La vérité est un mélange de tout et de rien de tout ça, et concerne surtout Christian Clavier – c’était assez facile à deviner. Il y a quelque chose d’assez passionnant chez l’acteur français dans sa carrière depuis à peu près Astérix (le moment où il plongé pour de bon vers l'inconnu selon moi), mais c'est la surprise Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu en 2014 qui a fait qu’il est désormais quasiment seul à régner sur le box-office français, ayant supplanté dans l’abattage, le nombre de succès et l’omniprésence par la seule grâce de son nom sur l’affiche ses copains du Splendid, Balasko, Lhermitte, Blanc et Jugnot (alors que ce n’était pas gagné à la base, vu qu’il n’était ni le plus beau, ni le plus flamboyant, ni le plus charismatique), puis les Depardieu, Reno ou Auteuil alors qu’il n’en constituait à une époque que le sidekick bienveillant.Aparté : Depardieu est intéressant, mais un peu à part : à la différence de Clavier, lui a été un grand acteur et a joué dans de grands films avec de grands réalisateurs. Et contrairement à Clavier, il a toujours l’air d’être dans son personnage, qu'il danse la polka tchétchène avec Kadyrov, soutienne Poutine, phagocyte la remise de prix du César de sa fille ou joue au Grand Animal Blessé qui chante du Barbara comme un pied – tout se fait sur le même niveau avec lui, dans une sorte d’aplanissement général du trolling.« C’est le paradoxe Clavier aujourd’hui : il est souvent le seul acteur à jouer correctement dans une ribambelle de films horribles, alors que ces mêmes films ne se seraient probablement pas montés sans son nom »
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Clavier semble plus premier degré, moins calculateur. Il est droit dans ses bottes quand il soutient lui aussi Sarkozy, alors que de la part de Depardieu le geste ressemble à une farce grotesque – ce qui rend Clavier infiniment plus antipathique dans sa sincérité apparente. Ce qui est fascinant, c’est qu’il semble depuis un moment développer un côté haine de soi et des autres qui lui sied plutôt bien. Plus il vieillit, plus il s’évertue à jouer dans des films de merde, souvent dans le registre du « gros con de bourgeois de droite » – ce qu’il est probablement dans la vraie vie. Et plus il s’auto-caricature, plus il trouve des nuances dans ses mimiques-gimmicks, et de quoi s’épanouir dans les replis du gros trait ; il était assez génial en gaulliste raciste dans le diptyque Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu, même si les deux films étaient absolument atroces. C’est le paradoxe Clavier aujourd’hui : il est souvent le seul acteur à jouer correctement dans une ribambelle de films horribles, alors que ces mêmes films ne se seraient probablement pas montés sans son nom.Jusqu’ici, je percevais Christian Clavier comme le Phil Collins du cinéma français, dans le genre auteur de tubes que personne n’ose avouer aimer (sauf ironiquement, ou avec la distance intellectuelle qui permet de ne pas trop se mouiller, ou juste pour faire le malin), avec cet air toujours un peu soupe au lait, toujours un peu de droite – notamment quand il fustige l’absence des comédies populaires françaises aux César à la télé dans C à vous, où il se montre parfaitement imbuvable.Mais en regardant Ibiza, je me rends compte que je faisais fausse route depuis le début, et qu’il est plus proche en esprit d’un David Guetta. L’ombre du DJ français plane d'ailleurs sur tout le film (affiches, mentions de sets, présence de Cathy Guetta). Clavier aura d’ailleurs l’insigne honneur d’avoir sa propre affiche à son effigie à la fin du film, s’étant démarqué lors d’un DJ set improvisé à l’Ipod en ayant mis la pâtée à JoeyStarr - qui passe d’ailleurs pas mal de son temps à boire et à réclamer la petite sœur, on se croirait dans la Route de la Soif. Clou du spectacle : la dernière scène du film montre la fille de Seigner qui s’est fait tatouer sur le bras « Fuck Me I’m Manon » – du nom de son personnage, et références aux fameuses soirées de Guetta.
Le David Guetta du cinéma français
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Mais il y a un truc, et c’est une petite déception : Clavier n’est pas très bon dans le film – sans doute qu’il joue comme Guetta un personnage sympa – réac, homophobe et misogyne sur les bords certes, mais sympa. Les deux ont des tics reconnaissables (dans le jeu pour Clavier ou dans la musique pour Guetta) depuis 20 ans, travaillent le même personnage et la même connivence avec leur public, et partagent (en tout cas pour Clavier) la même volonté d’être « coolos », de bonne volonté, aidant, disponible, qui parasitent l’équilibre de la situation (un mec bien trop vieux et largué à Ibiza qui fout la honte à sa famille) mais malgré eux. Depuis 30 ans, Christian Clavier est en fait le DJ résident des films que je n’ai même pas envie de voir en avion.Dans Ibiza mon amour, enquête sur l’industrialisation du plaisir, le philosophe Yves Michaud écrit à propos du club Pacha et de David Guetta : « Le Pacha accueille chaque jeudi de l’été la fête Fuck Me I’m Famous de David et Cathy Guetta qui organisent leur propre activité dans ses locaux. En ce sens, David Guetta est moins ces soirs-là la vedette du Pacha que le Dj qui inscrit ses activités dans la marque Pacha-Ibiza […] Beaucoup de Djs opèrent de la même manière. Les plus connus sont tous aussi des producteurs, qui reçoivent non seulement un cachet important, mais également une participation aux bénéfices. »C’est exactement ce qu’est Christian Clavier, une marque désormais déposée, qui joue toujours le même rôle, abat les mêmes répliques avec le même ton, dans un nombre de films déclinables à l’envi où on écrit avant tout le personnage pour Clavier plutôt que l’inverse. Sa manière de placer ses « Okayyy », ses « on a encore essayé de me refiler de la chnouf » dans Ibiza, typique de sa manière d’appuyer les syllabes façon aristocrate fin de race, ou de jouer au bourgeois ahuri sont autant de catchphrases que partage le DJ français superstar - sauf que lui se contente souvent juste de lever les bras. Et comme Guetta, Clavier est omniprésent et prend toute la place médiatiquement, mais a toujours l’air au service de l’industrie, ne déborde jamais vraiment, tel un humble ouvrier du cinéma.
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