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Au Japon, pas de game over pour les salles d'arcade

Immersion dans une des nombreuses salles d'arcade de Tokyo, pour comprendre comment ces « game centers » des années 1980 existent toujours dans le Japon de 2019.
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Au coeur du quartier des geeks, à Tokyo, se dresse l'immeuble Taito Station Akihabara. Photos: Floriane Valdayron

De la musique au volume maximal s'échappant des boutiques d'objets électroniques. Des enseignes par dizaines, affichant fièrement l'inscription « Tax free shop ». Des panneaux publicitaires en veux-tu en voilà, rivalisant en taille et couleurs. Une foule de passants presque continue, évoluant à côté des voitures et des bus. Bienvenue à Akihabara, au cœur de Tokyo. Surnommé le quartier des geeks – ou otaku – pour sa forte concentration en magasins de manga et de matériel électronique, le dédale de rues est également réputé pour ses nombreuses salles d'arcade.

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Parmi elles se distingue l'imposant Taito Station Akihabara, l'un des 44 « game centers » de la société japonaise à l'origine de l'incontournable Space Invaders, sorti en 1978 sur borne d'arcade. À l'entrée du bâtiment de cinq étages, Nicole regarde son mari jouer à un UFO catcher – une machine attrape-jouet – pour tenter de remporter une peluche Ronflex. « On ne vient pas souvent dans des salles d'arcade ; peut-être une fois tous les six mois », précise la jeune femme de 27 ans, sans quitter la griffe mécanique des yeux. Après 20 essais à 100 yens chacun, soit un total de 2 000 yens – 16,28 euros –, le couple repart avec la peluche. « On l'aurait payée plus cher si on l'avait achetée en magasin », se réjouit Nicole.

Touristes curieux et Japonais se croisent sur fond de musique rythmée entre les vitrines de peluches Pokémon – Pikachu, Ronflex, Lokhlass, Évoli, Aquali… – et kawaii – lapins, oursons et chiens aux tons clairs – dominant les UFO catchers. À l'étage supérieur, également consacré aux machines attrape-jouet, la chorégraphie se répète, cette fois entre les figurines Son Goku et celles d'autres héros d'anime, dont des jeunes filles aux corps disproportionnés, vêtues de petites tenues.

Les purikura , incontournables des salles d'arcade japonaises

Bornes de retrait, distributeurs de boissons et de glaces, machines pour convertir ses billets en monnaie, wifi gratuite… Chaque pièce est pensée pour retenir les potentiels clients. Le plan de l'immeuble est affiché dans l'ascenseur : les UFO catchers se trouvent au deux premiers étages, tandis que le troisième regroupe essentiellement des jeux de coopération, que le quatrième est réservé aux jeux de combat et de stratégie et que le cinquième comprend la plupart des jeux de danse et de rythme du bâtiment. Si l'organisation varie selon les salles d'arcade – qu'il s'agisse des franchises Sega, Taito, Capcom ou encore Bandai Namco – qui comprennent parfois un niveau de paris virtuels, la classification par étages reste incontournable.

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Ici, les purikura sont signalés par une grande affiche jaune invitant les visiteurs à descendre au niveau -1. « Quand on pense aux salles d'arcade, on visualise quelqu'un qui joue seul devant son écran, alors que le purikura en représente une part très active, estime Derrick Espino, concepteur son pour Sony Interactive Entertainment à Tokyo. C'est assez culturel au Japon ». Effectivement, loin des photomatons classiques, les purikura sont réputés pour modifier automatiquement le visage de leurs utilisateurs et utilisatrices : agrandissement des yeux, rosissement des joues et des lèvres. Après la séance photo, il est possible de transformer le cliché avant impression via un écran tactile et un stylet, le tout pour 400 yens – 3,20 euros.

Ce vendredi, à 18 heures, les quatre cabines de purikura de la pièce se font les témoins d'un véritable chassé-croisé. Tandis qu'un couple entre dans l'un des boxes, très vite imité par deux groupes distincts d'adolescentes, une mère et sa fille en quittent un autre. « On trouve que les photos des purikura sont hyper mignonnes ; on va en prendre en souvenir du Japon », lâchent en cœur deux touristes taïwanaises de 23 ans, avant d'entrer dans la cabine à peine libérée.

« Je dépense au minimum 10 000 yens par session »

Près des purikura se dressent quatre postes Mario Kart ainsi qu'une allée d'une dizaine de bornes identiques, quasiment toutes occupées. Une majorité d'hommes – principalement des salary men, ces employés japonais reconnaissables à leur costume – répètent des gestes frénétiques devant le jeu de rythme Love Live! School Idol Festival: After School Activity, dans lequel des jeunes filles kawaii exécutent une chorégraphie sur l'air de la musique jouée.

Au bout de l'allée, une adolescente enchaine les parties. Tous les jours, à la sortie du lycée, elle passe 2 à 3 heures ici. « J'adore ce jeu, c'est drôle et ça demande de la rapidité », lance-t-elle dans un sourire en restant concentrée sur l'écran. À quelques pas, deux jeunes femmes contemplent un portant de déguisements – Mario, Luigi, Pikachu, Ronflex, collégienne… – en accès libre, à destination des consommateurs et consommatrices des purikura.

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Si les deux amies de 18 ans sont venues en cette fin d'après-midi pour se prendre en photo, l'une d'elle, Miho, est une habituée des salles d'arcade. « J'y vais en moyenne deux fois par semaine », précise l'étudiante en médecine, en indiquant rester à chaque fois entre 4 et 5 heures. « Je viens pour jouer aux mangas que je regarde, comme L’Attaque des titans [dont l'adaptation en arcade est signée Capcom, ndlr]. Je dépense au minimum 10 000 yens par session ». Soit presque 82 euros.

Jouer en salle d'arcade au Japon : une expérience qui ne peut être transférée au domicile

Dans le cas de Miho, pourquoi ne pas investir dans une PS4, puisque le jeu L’Attaque des titans y est disponible ? Elle y gagnerait financièrement : l'achat – moins de 500 euros – serait rentabilisé en trois semaines d'arrêt d'utilisation de salle d'arcade. « Jouer en salle est une expérience complètement différente que jouer chez soi », assure un gamer d'une trentaine d'années, venu avec une amie ce vendredi. « C'est très grisant de voir les gens autour de soi être, eux aussi, à fond dans leur partie. »

Accoutumé aux jeux de stratégie, le trentenaire aime également jouer en coop. Ce vendredi, il déambule sous les néons du troisième étage de l'immeuble Taito en quête d'une borne qui plairait à son amie. Si cette dernière porte son choix sur l'un des rares jeux de rythme de la pièce, les courses de voiture sont légion à cet étage, ainsi que les jeux de tir à deux. Dark Escape 3D, House of the dead, The Walking dead, Deadstorm Pirates… Le principe est le même : entrer en immersion totale dans une cabine coupée de la salle par des rideaux, avec le son au volume maximal.

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« Aux États-Unis, nos salles d'arcade des années 1980 et 1990 ont été remplacées par des systèmes de jeux à domicile : l'idée d'avoir un grand salon, avec un grand écran, et d'être indépendant, est très importante pour les Américains » souligne Derrick Espino, une pointe de sarcasme dans la voix. « Au Japon, il n'y a pas ce concept : je l'ai constaté quand j'ai commencé à travailler ici. Aux États-Unis, quand on conçoit des sons pour des jeux vidéo, on les pense pour être diffusés sur un système très large. Ce n'est pas le cas ici, où les sons sont plus puissants dans les salles d'arcade. Je pense que c'est en partie pour ça que l'expérience de l'arcade ne peut être transférée au domicile et que les salles existent toujours au Japon. »

4 856 salles d'arcade officielles au Japon en 2017

En effet, si elles ont presque intégralement disparu de nos sociétés occidentales, 4 856 salles d'arcade étaient officiellement recensées au Japon en 2017 par la JAIA, l'association de l'industrie du divertissement japonaise. La même année, elle recensait également 9 000 autres petites salles, avec moins de 50 bornes chacune.

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« Les sociétés qui possèdent les salles d'arcade conçoivent aussi des jeux pour elles, ce qui les aide à continuer à exister », explique Brian Ashcraft, journaliste et auteur du livre Arcade Mania: The Turbo-charged World of Japan's Game Centers, en citant notamment les entreprises Taito et Sega. Banco : au quatrième étage de Station Akihabara, toutes les bornes du jeu de combat Dissidia Final Fantasy – produit en 2015 par Square Enix, la société qui possède Taito – sont occupées par des joueurs imperturbables, à la dextérité impressionnante, profitant du mode 2 heures pour 1 000 yens.

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Séduire les nouvelles générations par la réalité virtuelle

Bien qu'il souligne que de moins en moins de jeux d'arcade sortent chaque année, Brian Ashcraft voit un futur pour les salles au Japon. « Il y encore beaucoup d'innovation », assure le journaliste. « À la fin des années 1980 et au début des années 1990 par exemple, cela passait par des meilleurs graphismes que ceux des consoles domestiques. Au cours la dernière décennie, cela s'est traduit par des jeux de cartes élaborés [à l'instar de Sangokushi Taisen, un jeu de stratégie signé Sega, ndlr] et, plus récemment, par de la réalité virtuelle. »

Derrick Espino dresse le même constat. « Personne ne peut s'offrir un équipement VR chez soi, d'autant qu'il faut de l'espace pour s'en servir » rappelle le concepteur son. « Je pense que c'est ce qui va permettre aux prochaines générations de se tourner vers les salles d'arcade, bien qu'il y aura aussi toujours des fans de jeux rétro et des joueurs nostalgiques. » Quelques bornes sorties des années 1980 et 1990 sont ainsi disséminées à chaque étage du bâtiment, à l'instar de Bomberman (Hudson Soft, 1991), Street Fighter II (Capcom, 1991), Super Mario Bros (Nintendo, 1985), ou encore de l'historique Asteroids (Atari, 1979).

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« Il y aura toujours des fans de jeux rétro et des joueurs nostalgiques »

Si les salles qui commencent à s'équiper en réalité virtuelle ont tendance à utiliser leur dernier étage à cet effet, celui de Taito Station Akihabara est encore consacré aux jeux de danse et de rythme. À quelques pas des portes de l'ascenseur, Gabriel et Zachary, deux touristes originaires de Singapour, s'affrontent dans une partie endiablée de Jubeat. Le brouhaha assourdissant des ventilateurs, ainsi que des salary men, adolescentes, trentenaires et quadragénaires jouant à GuitarFreaks, DrumMania, Sound Voltex, ou encore Dance Revolution, ne semble pas atteindre les deux amis de 24 ans.

« On a aussi des salles d'arcade à Singapour, et je jouais énormément à Jubeat quand j'étais plus jeune », raconte Gabriel, une fois sa partie terminée. « J'ai grandi avec ce jeu et ça m'a rendu très nostalgique de le voir dans cette salle ; je n'ai pas pu m'empêcher de me diriger vers la borne ». Alors que le jeune homme commence à remettre sa veste, son ami l'interrompt. « Une dernière partie avant de s'en aller ? » demande Zachary. « D'accord, la dernière » répond Gabriel, l'air décidé. L'échange entre les deux vingtenaires sonne comme une rengaine : il avait déjà eu lieu, dix minutes auparavant.

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