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Collage par Lia Kantrowitz. Images via Shutterstock
Santé

Le mystère des aveugles de naissance immunisés contre la schizophrénie

Cela fait une soixantaine d’années que les scientifiques du monde analysent les archives, passent au peigne fin les hôpitaux psychiatriques et les instituts pour aveugles, à la recherche ne serait-ce que d’un seul cas.

Tom Pollak avait entendu ces rumeurs, qui revenaient de temps à autre et le laissaient généralement perplexe : aucun aveugle de naissance n’a jamais été diagnostiqué schizophrène.

Cela fait une soixantaine d’années que les scientifiques du monde entier s’attaquent à ce mystère. Ils analysent les archives, passent au peigne fin les hôpitaux psychiatriques et les instituts pour aveugles, à la recherche ne serait-ce que d’un seul cas.

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Au fil des années, ils ont rassemblé des données bien plus importantes. Les travaux de Vera Morgan, chercheuse à l’Université d’Australie occidentale, ont examiné près d’un million d’enfants aveugles nés entre 1980 et 2001 et confirment cette association négative. Aucun d’entre eux n’a été diagnostiqué schizophrène. Apprenant cela, le psychiatre Pollak, également chercheur à King's College London, est allé vérifier dans le centre psychiatrique où il travaillait. Mais là encore, impossible de trouver un cas de schizophrénie chez ses patients avec une cécité congénitale, c’est-à-dire des aveugles de naissance.

Ces trouvailles suggèrent que quelque chose dans la cécité congénitale protège de la schizophrénie. C’est particulièrement surprenant puisque la cécité congénitale provient souvent d’infections, de lésions cérébrales ou de mutations génétiques. Or, ces trois symptômes présentent tous de grands risques de troubles psychotiques.

Plus étrange encore, la perte de vue à d’autres périodes de la vie augmente les risques de schizophrénie et les symptômes psychotiques. Même chez des personnes saines, la suppression de la vision pour quelques jours seulement peut susciter des hallucinations. Ces dernières années, le lien entre les problèmes de vue et la schizophrénie est devenu certain. Des problèmes de vue sont décelés avant tout symptôme psychotique, ce qui peut parfois prédire des cas de schizophrénie.

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Mais la rumeur persiste : la cécité congénitale - peut-être un type spécifique seulement - protégerait des troubles mêmes que la perte de vue pourrait plus tard provoquer. Une myriade de théories tentent d’expliquer le phénomène. Serait-ce la neuroplasticité de leur cerveau qui protège les aveugles ? Ou le rôle important de la vision pour construire notre représentation du monde (et les conséquences négatives quand ça se passe mal). Selon certains chercheurs, les liens entre les symptômes psychotiques et les problèmes de vue suggèrent une nouvelle piste pour la recherche. Y aurait-il des réponses dissimulées dans ce phénomène, dévoilant les causes de la schizophrénie, permettant de la prédire et éventuellement de la traiter ?

En 2004, lors d’une expérience, on a bandé les yeux de 13 personnes sans problème de vue durant 96 heures. Résultat ? Entre le premier et le deuxième jour, 10 d’entre elles ont eu des hallucinations visuelles.

Alors qu’elle était debout devant le miroir, sans le voir, mais en sachant qu’il était là, une femme de 29 ans a vu un visage vert avec de gros yeux. Un homme de 24 ans, quant à lui, a commencé le deuxième jour à avoir du mal à marcher à cause des hallucinations. Il prétend avoir vu des « tas de galets ou de petites pierres… et un petit cours d’eau ruisselant au milieu. » À la fin de l’expérience, il a assuré voir « des bâtiments ornés de marbre blanc-vert » et des « personnages de type dessin animé. »

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Nous connaissons depuis longtemps le lien entre la perte de vue et les hallucinations. Le syndrome de Charles Bonnet, décrit pour la première fois en 1760, est un trouble qui se manifeste par des hallucinations après une perte de vue. Ce genre d’illusion ne dépend pas nécessairement d’une maladie mentale, bien que, souvent, les personnes diagnostiquées schizophrènes aient aussi des problèmes de vue.

Mouvements involontaires des yeux, problèmes de rétine, clignements irréguliers et autres aberrations visuelles augmentent les risques d’être diagnostiqué schizophrène. Selon une étude, les problèmes de vue surviennent avant les premiers symptômes psychotiques, pas après.

Mais, cela n’est pas le cas pour les aveugles de naissance. C’est ce que Pollak et Phil Corlett, maître de conférence en psychiatrie et psychologie à l’Université de Yale, décrivent dans leurs travaux publiés l’année dernière dans le journal Schizophrenia Bulletin. Ils partent du principe que l’une des fonctions les plus importantes de notre cerveau est de faire des prédictions sur le monde qui nous entoure.

Plutôt que de percevoir le monde en temps réel, notre cerveau créerait une représentation du monde, ferait des prédictions et des simulations de nos expériences, puis les comparerait à la réalité, utilisant toute erreur pour actualiser ou modifier le modèle dans nos esprits. La précision des prédictions passées serait déterminante pour obtenir une représentation fidèle du monde.

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« Ce que nous essayons de prouver, c’est qu’il y a quelque chose de différent dans la représentation et la stabilité du monde intérieur des aveugles congénitaux »

C’est là que la vue entre en scène. La vue nous donne beaucoup d’informations sur le monde qui nous entoure. C’est un sens important qui nous aide à lier entre eux les repères sensoriels comme le son et le toucher, selon Pollak. Si la manière de voir le monde d’une personne connaît des dysfonctionnements, cela peut compliquer la tâche du cerveau pour prédire, corriger les erreurs et construire un modèle qui a du sens. Les cerveaux de ceux qui ont des problèmes de vue doivent faire plus de prédictions pour compenser. D’un autre côté, quand on ne voit rien du tout, on ne peut pas se faire de fausses représentations du monde qui nous entoure. Or, ce sont bien celles-ci qui peuvent plus tard conduire à des problèmes mentaux.

Ce raisonnement pourrait justifier les problèmes de vue et d’intégration sensorielle observés chez des personnes diagnostiqués schizophrènes dans l’enfance. En 2006, les travaux de recherche d’Elaine Walker, de l’Université Emory, indiquaient une sorte de décalage entre le ressenti et l’interaction au monde. En effet, Elaine a analysé des vidéos amateur de personnes diagnostiquées schizophrènes durant leur enfance. Beaucoup des enfants étaient plus maladroits que la normale, faisaient tomber la balle plus souvent, trébuchaient plus ou penchaient sur le côté gauche. Quand les enfants de mères schizophrènes avaient des problèmes de vue en bas âge, cela pouvait présager le développement d’une schizophrénie. Les enfants plus tard diagnostiqués schizophrènes, avec ou sans antécédent familial, ont plus de problèmes de vue que les enfants qui développent des maladies non-psychotiques ou d’autres problèmes mentaux.

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Un aveugle de naissance n’a pas les informations nécessaires pour former une représentation visuelle du monde. Il doit la construire avec ses autres sens, ce qui lui assure un modèle du monde plus stable, selon Pollak et Corlett.

« Ce que nous essayons de prouver, c’est qu’il y a quelque chose de différent dans la représentation et la stabilité du monde intérieur des aveugles congénitaux », explique Pollak. « Et, d’une certaine façon, cette stabilité se protège des erreurs et fausses déductions qu’on retrouve dans la schizophrénie et les troubles psychotiques. »

On sait bien que les personnes schizophrènes ont des hallucinations, délires, et comportement étranges. Mais selon Steve Silverstein, psychiatre à l’Université de Rochester, et quelques uns de ses confrères, ces symptômes seraient des effets secondaires et non les causes de la maladie. En réalité, la schizophrénie pourrait prendre racine dans des déficiences cognitives tels que les troubles de la perception, de l’attention, de la mémoire, du langage ou de l’apprentissage.

Vers 2010, Silverstein a lu Blind Vision, des scientifiques Zaira Cattaneo et Tomaso Vecchi, sur les capacités cognitives et expériences des personnes aveugles. Il rapporte : « J’ai été frappé par les compensations du cerveau et les aptitudes développées par les aveugles. Beaucoup d’entre elles semblent à l’exact opposé de ce que l’on trouve dans la schizophrénie »

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Silverstein ne s’oppose pas à la théorie du cerveau prédictif de Pollak et Corlett, mais pense que la réponse pourrait être d’une bien plus grande portée. Cette prédiction ne serait qu’une facette des avantages du cerveau d’une personne aveugle sur celui d’un schizophrène. Selon le chercheur, le fait d’être aveugle de naissance renforcerait le cerveau de multiples façons, de la même manière qu’il est affaibli par une schizophrénie.

Par exemple, au niveau de l’ouïe, il y a ce qu’on appelle l’attention sélective, ou la capacité à rester attentif à une source d’information auditive. Imaginons que vous êtes en soirée et que vous écoutez une personne sans être perturbé par le bruit de fond de la pièce. Au labo, les chercheurs testent l’attention sélective en faisant écouter un son dans l’oreille gauche et un autre dans l’oreille droite, en demandant de prêter attention à l’un et pas à l’autre.

Les personnes qui font de la schizophrénie ont souvent des problèmes d’attention sélective, selon Silverstein, alors que les aveugles de naissance sont meilleurs à cette tâche que les autres. Comparés aux voyants, les aveugles de naissance ont aussi une meilleure oreille, savent mieux distinguer les tons et dire d’où ils viennent. C’est tout le contraire pour les personnes schizophrènes. Elles ont généralement du mal à écouter avec précision et à s’exprimer. Ne pas réussir à déterminer l’origine des sons pourrait leur faire croire que leur propre voix vient d’ailleurs, et contribuer aux bouffées délirantes.

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Et cette liste éloquente ne s’arrête pas là. Les aveugles réagissent plus vite que les voyants au son et au toucher ; alors que les patients schizophrènes montrent des défaillances dans ces domaines. Les aveugles ont des mémoires plus performantes, alors que les schizophrènes peuvent avoir des troubles de mémoire. Les aveugles de naissance ne sont pas touchés par l’illusion de la main en caoutchouc, phénomène qui fait croire qu’un objet inanimé fait partie de son propre corps (traditionnellement, l’expérience est faite avec une main en caoutchouc). Cela pourrait signifier que les aveugles ont plus de stabilité au niveau de leur représentation du corps.

« Je dirais qu’il y a environ 20 façons dont les aveugles de naissances sont meilleurs, en moyenne, que les gens en général », lance Silverstein. « Et c’est dans ces mêmes domaines que ceux qui font de la schizophrénie tendent à avoir plus de problèmes cognitifs ». (Il a même fait une charte, publiée dans l’un de ses articles.)

« Si tu es né aveugle, dès ton plus jeune âge, ton cerveau prend le relai de la fonction visuelle pour faire d’autres choses », a dit Silverstein. « Et on suppose que c’est la raison pour laquelle certaines compétences auditives, d’attention et de représentation du corps sont un petit peu plus développées chez les aveugles de naissance que chez les autres. » Une autre conséquence du fait d’être aveugle est que les régions du cerveau communiquent davantage entre elles. Certaines connexions se font seulement chez les cerveaux des aveugles, cela a été vu dans des études d’imagerie du cerveau. Au contraire, les personnes schizophrènes tendent à en avoir moins.

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Mais pourquoi, concrètement, le fait d’être aveugle protège de la schizophrénie ? Cela reste encore à prouver. D’où vient cette protection ? De leur prédiction du monde ? D’un cerveau plus connecté ? Ou du développement de leurs autres sens ?

Beaucoup d’hypothèses doivent encore être approfondies. Par exemple, il n’y a pas qu’un seul type de cécité congénitale. La cécité corticale vient d’un problème d’une partie du cerveau qui traite la vision, alors que la cécité périphérique est un problème des yeux, mais la partie visuelle du cerveau fonctionne. Alors qu’il n’y a toujours pas de cas signalés de personnes avec une cécité corticale congénitale, il y a peut-être eu quelques personnes avec une cécité périphérique qui ont développé une schizophrénie. (Certains de ces cas datent d’il y a plusieurs décennies, ou la personne avait d’autres maladies graves, donc rien n’est moins sûr.)

La cécité congénitale ne semble pas immuniser contre toute autre maladie mentale, donc ce n’est pas une garantie générale. On a constaté chez les aveugles de naissance des troubles alimentaires et de l’arachnophobie - une personne peut avoir ces troubles sans avoir jamais vu son corps ou une araignée). Et si quelqu’un est né sourd et muet, cela ne semble pas le protéger pour autant - cela provoque de plus grands risques de psychoses.

On pourrait également envisager, comme le suggère Silverstein, de davantage développer les sens non-visuels des personnes présentant des risques de schizophrénie, pour voir si cela améliore leur fonctionnement

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Le syndrome Usher, maladie des personnes nés sourdes qui perdent la vue en bas âge, est associé à la schizophrénie et aux psychoses. Pourquoi le fait d’ajouter la surdité enlève la protection que l’aveuglement semblait procurer ? Cela reste mystérieux, selon le chercheur. « Il se pourrait que la cécité soit un défi encore surmontable, qui stimule considérablement les mécanismes de compensation sensorielle, perceptive et cognitive. », a écrit Silverstein dans un article de 2013. « Le fait d'être sourd et muet, au contraire, pourrait restreindre trop sévèrement les interactions avec l’entourage, au point de freiner le développement des stratégies cognitives compensatoires. »

Mais finalement, c’est cette extrême spécificité qui intrigue le plus. Cela pourrait transformer la vision du traitement des psychoses, estime Corlett. On pourrait regarder de plus près le développement du système visuel, ainsi que les prédictions visuelles des gens. Cela pourrait ouvrir des pistes de recherches permettant de mieux comprendre la schizophrénie. « Quelle est la relation entre ces mécanismes vraiment basiques de perception visuelle et l’apparition des symptômes ? », interroge Corlett. Nous avons fait très peu de progrès dans notre compréhension de la psychose en particulier, et de manière plus générale, en psychiatrie, en termes de comment ces symptômes sont créés dans le cerveau. Je pense que tout ce qui nous donne de l’inspiration, tout ce qui peut nous donner un peu de poids est vraiment le bienvenu. »

Aux États-Unis, le traitement des patients schizophrènes s’est largement concentré sur les tâches cognitives, comme la mémoire, a dit Corlett, mais l'entraînement cognitif pourrait potentiellement aider. Peut-être que l'entraînement visuel et cognitif précoce est une piste. Et au lieu de faire des prises de sang, peut-être qu’un jour il pourrait y avoir un test oculaire pour déterminer le niveau de risque de psychose.

On pourrait également envisager, comme le suggère Silverstein, de davantage développer les sens non-visuels des personnes présentant des risques de schizophrénie, pour voir si cela améliore leur fonctionnement.

Ce n’est pas une approche nouvelle : aller chercher où il n’y a pas de maladie pour en apprendre davantage dessus. Dans les années 1980 et 1990, on a remarqué que des personnes communément exposées au VIH n’avaient jamais développé le SIDA. L’examen de ces personnes a permis de développer une compréhension plus profonde des risques et des facteurs de protections dont ils ont pu bénéficier. Le fait que des personnes atteintes de drépanocytose soient immunisées contre la malaria est longtemps resté un mystère pour la communauté scientifique. Le même gène qui provoque des globules rouges anormaux dans la drépanocytose protège contre la malaria. Cette découverte a permis de mieux comprendre le fonctionnement de cette maladie dans le corps.

Cela peut être difficile à étudier, en particulier pour les maladies rares, où il faut attendre que des cas naturels se déclenchent. Mais ce peut être crucial pour obtenir des réponses. « Je blague souvent en disant qu’il serait intéressant d’étudier des personnes comme Keith Richards ou Ozzy Osbourne. Pourquoi n’ont-ils pas été ravagés par leur addiction aux opiacés ou par d’autres addictions », a dit Corlett. « Pourquoi ces personnes n’ont pas déclenché de maladie ? » Traditionnelle, cette question a été très efficace pour explorer la question des risques et de la physiopathologie. »

En ce qui concerne la schizophrénie et la cécité, selon Silverstein, nous n’en sommes pas encore là, et nous en sommes probablement encore loin. Cela dit, il ne pense pas que nous devions l’ignorer.

« A ce niveau, je n’irais pas m’avancer à dire que c’est prometteur », a admis Silverstein. « Le mot que j’utiliserais est plutôt intrigant. D’une certaine façon, c’est l’une des observations les plus intéressantes faites depuis longtemps dans la recherche sur la schizophrénie. Parce que c’est la seule chose qui semble protéger contre cette condition. Je pense qu’il y a quelque chose là-dessous et qu’il faudrait creuser bien plus. »

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