Ewen Spencer a photographié les origines du grime
Ghetto et Kano de Ministry of Sound, en 2004. Toutes les photos sont de Ewen Spencer

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Musique

Ewen Spencer a photographié les origines du grime

Une entrevue avec l'homme qui a assisté à la naissance du mouvement au tout début des années 2000.

​D'abord, il y a eu le garage, puis le grime. Et puis, comme d'habitude, on s'est tapé le ​retour du garage​, puis la ren​aissance du grime. Mais peut-on vraiment parler de retromania ? Quelles que soient les motivations des radios pour nous tabasser de grime depuis un peu plus d'un an, ce mouvement musical n'a gagné sa place dans les annales de la culture populaire britannique que très récemment. L'intelligentsia culturelle a réalisé que les enjeux de cette musique dépassaient très largement l'approbation du jury du Mercury Music Prize. Oui, le grime, ce n'est pas seulement l'album Boy in da corner de Dizzee Rascal et ce morceau gênant que les gens semblent avoir occulté de leur mémoire.

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Pas de doute, le grime a retrouvé le devant de la scène : on peut penser aux collaborations de Novelist et de Mumdance, au single « Ger​man ​Whip », à l'excellent docu​m​e​ntaire sur DJ Slimzee de Rollo Jackson, et « O​n A​ Level ». N'oublions pas St​ormzy et son « Wicked ​Skengman » sur le plateau de Jools Holland et la semaine​ Grime sur Noisey UK. Hormis ​la p​olice londonienne, tout le monde aime parler du grime.

Quand Ewen Spencer, photographe de renom qui a travaillé avec les plus grands noms de la pop culture, m'a contacté pour discuter de son nouveau documentaire et de son nouveau bouquin – qui s'appellent tous les deux Open Mic –, je me suis jeté sur l'occasion.

VICE : Salut Ewen. Tu as bossé sur la scène garage avant de t'attaquer à un projet qui a débouché sur Open Mic. Comment en es-tu venu à bosser sur le grime ?
Ewen Spencer : Au début, on parlait pas vraiment de grime. Le mouvement n'avait pas encore de nom – ce qui est assez fréquent quand une scène underground n'en est encore qu'à ses prémices. En fait, ​Mike Skinner​, avec qui je bossais à l'époque, m'en avait touché un mot. C'est moi qui ait pris les photos de la cover d'Original Pirate Material.

En 2003, alors que Mike finissait son deuxième album, je venais de terminer mon projet sur le garage. J'étais occupé par un nouveau sujet sur les adolescents britanniques. J'ai eu pas mal de succès, mais je trouvais mon travail trop généraliste. Je voulais quelque chose de plus précis, qui sortait de l'ordinaire. Mike m'a dit « Je bosse avec des mecs plutôt cool en ce moment. » Ces mecs : Tinchy, Kano, et deux ou trois autres gars. Quand il m'a parlé de ces jeunes MCs d'East London et de leur musique, j'ai tout de suite voulu aller voir ce qu'il en était. C'est vraiment à partir de ce moment que j'y ai consacré la majeure partie de mon temps.

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À quel moment as-tu réussi à t'intégrer au mouvement ? Tu t'es pointé aux raves et aux teufs auxquelles ils participaient ?
À l'époque, il était compliqué de rentrer dans ces raves : il n'y en avait pas très souvent, et peu de monde y participait. D'ailleurs, on parlait pas vraiment de « raves grime » ; c'étaient juste des teufs comme les autres. On y jouait pas mal de garage et, moi, j'en pouvais plus. Je trouvais que la scène était devenue violente et trop mainstream.

J'ai donc voulu la jouer différemment. Au début, mes contacts, Ratty et Capo, tournaient des documentaires incroyables : les Lords Of The Mics. Ces deux mecs filmaient des battles, des studios de radios pirates et des rencontres avec d'autres crews d'East London. Un jour, ils ont accepté de me rencontrer. Je suis monté dans leur caisse et on s'est rendus dans la cave de Jammer ou dans des studios clandestins. Ils tournaient leurs films, et moi, je prenais des photos.

Comment ont-ils réagi quand ils ont vu un vieux blanc de Newcastle débarquer avec son appareil photo ?
Les premières fois, ils étaient un peu méfiants et réticents. Il faut les comprendre : ils étaient beaucoup plus jeunes que moi et ils en avaient conscience. Au début, je les ai clairement emmerdés. Mais je ne suis pas du genre à les diaboliser. Je ne croyais pas aux histoires flippantes qu'on raconte sur eux. J'ai tout vu : la scène garage, la Northern Soul, et avant, j'étais juste un gamin de Newcastle qui s'occupait comme tous les autres enfants du monde. Je ne peux pas dire qu'intégrer ce mouvement ait influencé mon existence. Je ne menais pas vraiment une vie de petit-bourgeois. Bref, je ne me suis jamais vraiment inquiété.

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​ Et que penses-tu des mecs de Lord Of The Mics ? Ils venaient du même genre d'endroit que toi ?
Ils se comportaient comme des gamins. Tout ce qu'il y a de plus normal. Ils se sentaient à l'aise partout où ils allaient ; c'étaient des enfants noirs d'East London qui prenaient tout ce qu'on leur donnait. Ils n'avaient pas vraiment eu d'éducation scolaire, ils n'étaient pas formatés. Ils ne savaient même pas comment se servir d'une caméra. Ils appuyaient juste sur record, et ils tournaient. Cette naïveté et cette fraicheur m'ont tout de suite très intéressé.

Comment as-tu réussi à t'imposer ?
Dès que j'avais fini mes photos, je les imprimais pour pouvoir leur montrer. Je disais « C'est comme ça que je bosse » et les MCs découvraient mon travail et en parlaient autour d'eux. Ils disaient : « Putain, je suis trop beau gosse sur cette tof, faut que l'ancien vienne plus souvent. » De cette manière, on a conclu un accord tacite. Très vite, dès que j'appelais Ratty, il décrochait direct. Mais il m'a fallu beaucoup plus de temps pour vraiment être un des leurs.

Tu devais gagner leur confiance en somme ?
Ouais, c'est ça. Après, je pouvais les suivre partout. Je devais parfois m'allonger sur la banquette arrière de leur caisse : si un flic voyait un mec comme moi en compagnie de deux jeunes noirs, il nous aurait direct contrôlés. Tout se passe ainsi : tu progresses tranquille, t'es prudent.

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Tu as été témoin de beaucoup de provocations lors des premières battles ?
Bien sûr. Avec ces jeunes types qu'un rien excite, des moments de bravades et d'autres trucs dans le genre sont très fréquents. Toute l'essence du mouvement résidait dans ces attitudes. T'en vois tout le temps, mais tout dépend de ta capacité à te laisser embarquer dans l'histoire. Mais, le plus souvent, ce n'est que du vent.

Le Choong Youth Centre, à Romford, en 2004

En fait, tu ne les as jamais vu vriller ?
Non, il faut juste avoir du bon sens. Si tu t'es déjà retrouvé dans ce genre de situation, tu sais que tu dois te barrer vite fait. D'habitude, tu le vois arriver. Je me souviens de soirées où on me disait qu'un des gars avait un flingue chargé sur lui. Et moi je répondais : « OK les mecs, je vais pas rester longtemps. » Ce n'est pas du tout ce que je cherchais avec ce boulot.

Beaucoup de tes collèges aimeraient pourtant photographier des coups de feu. Tu refusais de le faire pour des raisons éthiques ?
Je n'aime pas les flingues, et grâce à Dieu, ce pays en est plutôt préservé. Mais dès que tu commences à prendre des photos de mecs armés, tout le monde se la joue pucelle effarouchée. On insiste toujours sur ces points négatifs ; je ne travaille pas comme ça. Je m'intéresse aux jeunes qui font de la musique de qualité, qui ont du style ou que sais-je encore.

Tiens, en parlant de style, ton travail parle souvent de mode. Comment ils s'habillaient à l'époque ? Je me souviens, quand j'étais encore adolescent, pour être classe, il fallait porter des Air Force Ones powder blue et des New Era.
On restait dans le classique combo sport, chic et confortable. En mode streetwear, si tu préfères. Des baskets à la cool, des fringues Akademiks ou Ecko Unltd… On en voyait partout. On avait l'impression que les vestes en cuir Avirex et les bombers envahissaient Londres. Et tu te souviens des Nike requins ? Elles étaient toujours à la mode. Et les MCs du grime kiffaient grave Adidas.

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J'ai l'impression que le style garage était bien plus recherché : chemises Versace, mocassins Gucci, etc. Comment tu expliques ça ?
L'ambiance était beaucoup plus détendue : on se fumait quelques pétards et les MCs improvisaient – ils créaient continuellement des nouveaux sons. Après, on bougeait et on allait boire des coups. Il fallait trouver l'équilibre entre les deux. Personne ne se disait – au contraire de la communauté garage – « faut que je me change, on va sortir ». L'esprit était plus : « Je porte ces fringues depuis le début de la journée, mais maintenant, je suis en teuf, je transpire, rapant pour une foule de gamins frénétiques. » Les mecs étaient plus décontractés.

Prenaient-ils du plaisir lors des teufs ? Quand tu regardes les vidéos Lord Of The Mics ou celles de Channel U, tout le monde se la joue vénère presque tout le temps. À quel point était-ce de la comédie ? Quand on coupait la caméra, se mettaient-ils à déconner, à fumer, à discuter ou alors restaient-ils aussi agressifs que dans leurs clips ?
Dans la plupart des endroits où j'ai squatté, l'ambiance était plutôt bonne. Dans la cave de Jammer, on se taquinait et on se marrait en permanence. Jammer était franchement charmant. C'était le genre de mec charmant qui passe son temps à chambrer tout le monde… On s'est bien marrés. Dans un ou deux squats, l'atmosphère était plus violente, mais en général, je n'ai que des bons souvenirs.

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Quel MC sortait le plus du lot ?
Kano a beaucoup de talent ; on sentait qu'il était au dessus des autres. Il était jeune, il avait la gueule du jeune premier hollywoodien et c'était un vrai rappeur J'étais impressionné par l'étendue de son vocabulaire. Il avait quelque chose ; on le remarquait tout de suite quand il faisait des concerts ou qu'il passait à la radio. Même quand tu trainais avec lui, tu t'en rendais compte. Tu le voyais venir à des kilomètres.

Il y avait un autre MC qui s'appelait Earz. Je l'appréciais beaucoup, mais je me souviens peu de ses concerts. Il squattait souvent dans la cave de Jammer ; il était vraiment très doué.

La cave de Jammer, Leystonstone, en 2005

T'as bossé avec Crazy Titch, qui a été condamné à perpétuité pour meurtre. À quoi ressemblait-il ?
Il avait un sacré caractère ! Il était parfois un peu violent, parfois hilarant. Je l'ai rencontré une ou deux fois. Il était très imprévisible. Les mecs très créatifs dans son style ont la plupart du temps une personnalité bien affirmée, avec beaucoup d'originalité. Ils sont vraiment courageux, en un sens.

Est-ce qu'il t'a donné l'impression qu'il était capable de commettre un tel acte ?
Déjà, personne n'est vraiment sûr qu'il soit coupable. La question reste vraiment en suspens. Mais, pour répondre à ta question, non, je ne pense pas qu'il ait pu faire ça. Je suis allé à l'école avec plusieurs types qui ont été accusés de meurtres, et tu ne comprends pas ce qui leur passe par la tête. Beaucoup de monde affirme que Crazy Tich a porté le chapeau pour une raison ou une autre, mais moi, je n'en ai aucune idée. Quelqu'un est mort et j'en suis triste.

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Tu as aussi photographié Wiley, qui s'est avéré être non seulement un des mecs les plus imbuvables et les plus excentriques du grime, mais aussi de toute la culture populaire du Royaume-Uni. C'était comment de bosser avec lui ?
Encore une fois, j'ai travaillé avec lui seulement une ou deux fois. Il ne parlait pas souvent et n'aimait pas être pris en photo. Il semblait un peu pataud ; parfois il était obtus et difficile à gérer. Mais à part ça, c'était un personnage très impressionnant. Il ne se la pétait jamais, mais il faisait des trucs chelous. Quand je le photographiais, il essayait toujours de sortir du champ ; une fois, il m'a mis sa montre juste devant l'objectif. Voulait-il exprimer une métaphore du temps qui passe ? Franchement, j'en doute.

Combien de temps as-tu passé sur ce projet ?
De 2003 à 2005, donc ça fait deux ans et des poussières. J'ai rebossé dessus à quelques reprises.

As-tu senti que le mouvement devenait de plus en plus populaire ?
Oui, bien sûr. Des artistes ont commencé à être signés par des labels. Les A&Rs ont contacté de plus en plus de MCs. Les vidéos étaient plus professionnelles ; on avait un peu perdu l'esprit Channel U. Les clips ressemblaient à ce qui se faisait aux Etats-Unis. Tu entendais des négociations sur les budgets des prochains clips. Tout le monde était très excité ; ils anticipaient un succès plus mainstream afin que les budgets augmentent.

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Ils souhaitaient aussi devenir célèbres. C'étaient des jeunes de la classe moyenne ; ils n'auraient pas refusé un gros cachet. Qui dirait non à quelques milliers de livres ?

Crois-tu que les MCs et les producteurs aient anticipé le succès du grime, ou ils n'ont pas pu dire non à tant de pognon ?
Les deux ! Je ne pense pas que ces mecs aient créé un mouvement musical dans le seul but de faire fortune. Ils voulaient juste être de vrais musiciens.

Initialement, l'enthousiasme prévalait : le côté anarchique, la musique, le bordel, le mode de vie qui entourait le mouvement. Ils ont eu l'opportunité de faire du son. Ils avaient un vrai sens de la collectivité ; ils savaient qu'ils appartenaient à un phénomène plus large. Pour eux, ça valait la peine. Ils avaient l'impression de former un tout, si tu préfères. Ce type de phénomène ne s'est pas produit depuis le punk ou les grandes raves des années 90.

Mais dès que l'argent est entré en jeux, beaucoup d'artistes ont été attirés par une réussite commerciale, alors que d'autres s'en foutaient complètement. En général, les mecs qui faisaient du business étaient entourés par des managers, des producteurs, des agents ou que sais-je encore.

Peut-on faire un parallèle avec ce qui est arrivé au garage ?
Le garage est devenu mainstream bien plus rapidement. Le garage fait danser ; on l'a toujours joué en club. Le style a beaucoup changé avant de devenir ce qu'il est aujourd'hui, mais je ne crois pas que ça lui ait réussi. Mais, d'un autre côté, il a ouvert la porte à d'autres mouvements, comme le grime.

Le grime existe toujours et il va continuer à se métamorphoser petit à petit pour faire naître quelque chose de nouveau, qui sera peut-être aussi fascinant que l'original. Mon fils de 16 ans est fan de grime et de ces artistes. Tu as même des personnages qui font du grime dans la série Top Boy. Il ne s'agit pas que de musique, mais bien d'un mode de vie plus global ; ce n'a jamais été le cas du garage, qui ne s'adressait qu'aux clubbers.

Comment se souviendra-t-on du grime dans les prochaines décennies ?
J'espère que le grime laissera un souvenir de fête et d'aspiration créative. Mais je ne pense pas qu'on puisse parler de « mémoire » du mouvement car il est déjà en train de revivre. Heureusement, Open Mic a immortalisé les premiers jours du grime : des premières radios pirates à un phénomène déjà rentré dans un processus mainstream. Ce n'est donc pas encore le moment d'être rétrospectif. Le mouvement évolue toujours.

Donc c'est une musique qui continuera à se transformer, à adopter de nouvelles formes d'expression – comme le rap ou le rock. Au contraire des mouvements plus limités, qui ne durent pas très longtemps ? 
J'en suis sûr. Si on réfléchit bien, les gros tubes de l'année en Angleterre ont été « That's Not Me » et « Meridian Huge ». Ils ont connu un succès incroyable. Le grime produit toujours des sons de très bonne qualité, tout en continuant à évoluer.

Penses-tu que ce passage du garage au grime ait traduit un changement sociologique majeur ? À mon avis, le garage est symbolique de l'optimisme d'une certaine époque, du renouveau du Labour et du concept de Cool Britannia, alors que le grime est né dans une ère de désillusion. Peut-être se nourrit-il encore plus de ce malaise social toujours plus extrême ?
Exactement. On peut décrire la naissance du grime de cette façon. Le peuple s'est senti mis à l'écart, rejeté et abandonné. Les arrestations ont augmenté massivement. Mais on ne va pas toujours vouloir rester scotché sur son téléphone et ne pas avoir d'autres perspectives que s'enfermer chez soi à mater les merdes que la télé nous déversent quotidiennement. On va continuer à aller faire la fête et à espérer que notre vie soit différente de celle des autres. Le peuple va se réveiller et de plus en plus de jeunes vont se dire « OK, je ne vais pas continuer à faire ce qu'on me dit de faire, je veux écrire des textes, je vais aller faire des battles. » Dizzee parle dans le film de tous ces clubs qui ont été obligés de fermer.

Je pense aussi que la presse fait une mauvaise publicité à ces communautés. Elle en donne un avis très négatif, surtout après la mort de Damilola Taylor et de toutes ces histoires sordides. Tous ces phénomènes ont contribué à la naissance de ce sentiment très fort qui habite le grime.

Est-ce pour cette raison que la dimension territoriale est aussi forte dans le grime, qu'ils revendiquent l'appartenance à un quartier et qu'ils gueulent des codes postaux ? Est-ce qu'ils se disent : « Putain, on vient du ghetto et on en est fiers » ?
Tout à fait, ils sont très fiers d'être de tel ou tel quartier, mais cette idée de territoire est très forte partout au Royaume-Uni. Regarde les clubs de foot, ça te donnera une idée. Tout dépend à quel point tu veux t'investir là-dedans.

Suivez Clive sur Twitter ​@thugclive. 500 copies de Open Mic sont disponibles en prévente ​ici.