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LE NUMÉRO FICTION 2015

J'ai parlé bouquins dans un sauna russe avec Joshua Cohen

Joshua Cohen est la nouvelle star de la littérature américaine. Il m'a parlé de Natalie Portman et d'écriture algorithmique nu dans un nuage de vapeur.

Photo : Sam Clarke Ce texte est extrait du numéro Fiction 2015.

Il n'y a pas de pire endroit pour interviewer quelqu'un qu'un sauna russe. La vapeur bousille aussi bien l'enregistreur que votre carnet de notes, il y a toujours quelqu'un qui gueule à côté et prendre des photos est considéré comme un truc suspicieux. Néanmoins, le banya, où l'observation est plus importante que la parole, est un bon endroit pour écrire un portrait.

Je suis allé au Mermaid Spa de Brighton Beach en compagnie de Joshua Cohen. L'homme avait suggéré cet endroit pour se retrouver – pour ma part, j'aurais préféré que nous prenions ensemble du kratom, ce qu'il a jugé comme « trop ringard ». Cohen est ce workaholic qui passe sa vie à écrire des critiques littéraires interminables dans le Harper's, la London Review of Books et consorts. Âgé de 34 ans, il fait actuellement la promotion de son quatrième roman, termine son cinquième et a déjà publié cinq livres de nouvelles et de non-fiction, le tout en entreprenant continuellement de nouveaux projets. Pour couronner le tout, il faut savoir que les livres de l'homme ne sont pas de simples petits bouquins de quelques pages, mais d'épais ouvrages génialement bien écrits.

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Son travail le plus récent est intitulé Book of Numbers et narre l'histoire de Tetration.com, sorte de Google fictif, comme racontée par le P.-D.G. de l'entreprise, nommé Joshua Cohen, et son nègre littéraire originaire de Brooklyn, lui aussi nommé Joshua Cohen. La première partie du livre sonne comme une pantomime de la vie de romancier à New York et, pendant un temps, j'étais convaincu que ce personnage de nègre littéraire représentait le véritable Joshua Cohen, avant de finalement changer d'avis.

« Je pense que l'une des meilleures phrases du livre est "Une grosse bite noire peut-elle s'introduire dans la petite chatte juive de Natalie Portman ?" », m'a confié Josh peu après les présentations, me prenant complètement de court au passage.

« Vous avez remarqué que Principal [le surnom que donne dans le livre Josh le nègre à Josh de Google] n'utilise jamais de contractions ou de possessifs quand il s'exprime et parle toujours de lui à la première personne du pluriel ? »

Je lui ai répondu par l'affirmative.

« Est-ce que vous avez aussi remarqué que chaque section du livre a un nombre pair de paragraphes et que chaque paragraphe a un nombre pair de phrases ? »

Merde, ça, je ne l'avais pas vu.

« En plus de ça, chaque phrase comporte un certain nombre de syllabes de sorte à s'accorder avec des principes métriques. La plupart des phrases comportent un nombre pair de syllabes mais, pour la rythmique, j'ai voulu en réarranger certaines, ce qui les a rendues impaires. Mais, ainsi, les phrases impaires permettent de donner un nombre de syllabes pair au paragraphe. C'est beaucoup basé sur la parité et les mathématiques, comme la tétration. Je voulais que le discours de Principal soit structuré de sorte à ce qu'on retrouve une régularité autistique, comme dans un algorithme. C'est aussi un hommage au Chandas-shāstra, cet ancien livre sanskrit de prosodie, connu comme étant le plus vieil exemple de langage binaire. Et la première personne du pluriel est, bien entendu, la façon avec laquelle les Dieux hindous parlent d'eux-mêmes dans des épopées comme le Râmâyana et le Mahabharata. »

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Alors qu'un sifflement aigu me montait peu à peu en tête, je suis venu à accepter le fait qu'il fallait maintenant que je me mette nu face à ce James Joyce informaticien.

Avant notre schvitz, on est allés dans son appart du quartier de Red Hook, afin d'y choper des peignoirs. Bien qu'il décrive cet endroit comme un « bunker », son immeuble ne ressemble en rien à cela. Il est lumineux, orné de larges fenêtres et assez grand pour accueillir de larges bibliothèques, sans pour autant ressembler à la mansarde d'un fou. « Vous devriez voir ça quand je ferme les portes du milieu et que toute la lumière s'en va. C'est là qu'on peut vraiment travailler. »

Sur les étagères à proximité du bureau de Josh se trouvaient quatre livres retournés : Les Orateurs de W.H. Auden, Le Mirage de Thomas Mann et deux ouvrages de science-fiction.

« Les nouveaux projets sur lesquels je travaille s'inspirent de ça. Pour le langage, je m'inspire du chapitre "Journal d'un aviateur" du livre d'Auden – il utilise une sorte de jargon découpé –, tandis que pour l'histoire, ça se rapproche plus du Mirage, qui est l'une des œuvres littéraires à avoir mis le mieux en scène un animal.

- C'est clair », ai-je répondu, faisant comme si je l'avais lu.

Josh rassemblait ses affaires et m'a déniché un maillot de bain rouge. Puis on s'est dirigés vers la sortie, après être passés devant une énorme montagne de vieilles chaussures qui auraient leur place dans un musée de l'Holocauste.

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« Elles appartiennent à des membres de ma famille. À chaque fois que l'un d'eux meurt, je récupère ses chaussures. »

À ce moment-là, j'aurais aimé sortir un jeu de mots avec « shoes » et « Shoah » mais, au lieu de ça, je lui ai simplement demandé s'il avait vu le film The Cobbler avec Adam Sandler. Ce n'était pas le cas.

Si les bains russes et turcs de la 10e Rue dans East Village ont accueilli le comédien John Belushi et l'auteur Jonathan Ames, c'est au Mermaid Spa que vont les Russes d'origine. Bien que peu nombreux le mercredi soir, ils sont assez pour remplir la salle à manger et hurler pendant les matchs des New York Rangers. L'endroit est voisin du Sea Gate qui, comme Josh me l'a précisé, est non seulement la seule résidence fermée de la ville mais héberge aussi le seul parc de maisons mobiles. Alors que la plupart des quartiers de ce genre ont tendance à minimiser leur isolement, le Sea Gate est protégé par un large portail en fer noir.

« Il y a eu des pillages durant l'ouragan Sandy, c'est pourquoi le NYPD a ces checkpoints permanents désormais – tout est bouclé. »

Après avoir déposé nos portables à la caisse du Mermaid, Josh et moi nous sommes changés et avons décidé d'enlever nos lunettes, quitte à être aveugles, de sorte à ne pas avoir à essuyer de la buée toutes les cinq secondes. Sans ses lunettes à la John Lennon, Joshua ressemblait moins au dissident soviétique de sa page Wikipédia qu'à un sosie de Matthew Broderick. J'ai évité de pointer ce fait au risque de passer pour un mec lourd. Je me suis même senti assez con rien que d'y penser.

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On est allés au hammam, puis au sauna, avant de se plonger dans ces horribles baignoires de glace qui vous font contracter toute la peau.

Après une seconde session, on est allés à la cafétéria, au milieu du banya, et Josh a commandé du pamplemousse, utilisant le minimum de russe possible pour réussir à faire comprendre aux serveuses qu'il ne parlait pas russe et me convaincre qu'il le parlait parfaitement.

« La seule fois que j'ai acheté de la coke à des Russes, c'était ici », m'a-t-il expliqué.

Quand notre pamplemousse est arrivé, j'ai souligné que le fruit contenait une substance chimique connue pour intensifier les effets du kratom. Il ne m'en a pas tenu rigueur.

Alors qu'on entamait le goûter, j'ai remarqué que Joshua était l'un des rares auteurs à ne pas consciemment écrire de la même façon qu'il s'exprime – ou, plutôt, à ne pas s'exprimer comme il écrit. C'était un soulagement, étant donné que ses textes sont bourrés de mots étranges du genre catholicon, eloign, ou encore unmullioned – cela quand il ne s'inspire pas de vieux manuels de prosodie sanskrite pour les propos de ses personnages.

« Je veux vraiment développer une rhétorique stable, de sorte à pouvoir travailler sur plusieurs livres en même temps. C'est quelque chose qu'on ne peut plus vraiment faire – aujourd'hui, tout le monde a peur d'être jugé prétentieux. J'aimerais faire comme Faulkner, qui adoptait un ton biblique dans ses textes. »

Après une dernière session de sauna, nous sommes allés à la douche. « À chaque fois que je retourne vers mon casier, j'ai toujours cet espoir que, quand je l'ouvrirai, tous mes vêtements auront été remplacés par de meilleures versions. Par exemple, que ce tee-shirt aura été remplacé par celui que j'aurais dû prendre à la place. »

Tandis qu'on quittait le Mermaid et qu'on s'approchait de la voiture, nos yeux se sont fixés vers une fenêtre ouverte, à proximité de la clôture du Sea Gate, dévoilant de profil deux femmes dans leur cuisine, une cocotte-minute à la main.

« Regarde ça, s'est écrié Josh. Une grosse femme, non, deux grosses femmes s'occupent d'un autocuiseur. On dirait du Vermeer. »

J'ai toussé pour dissimuler un cri d'approbation.