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Voyage au bout de l'enfer du Sinaï

Les autorités érythréennes et égyptiennes trempent dans une sombre histoire de trafic de migrants. Selon les victimes et les associations humanitaires, elles tireraient profit de la torture pour extorquer des fonds à tout un tas de monde.

« Awet » exhibe ses blessures

Voilà déjà huit jours que des policiers et des soldats l'ont arrêté à la frontière entre l’Érythrée – son pays d'origine – et le Soudan. Ils l'ont ensuite vendu à des trafiquants. Trois jours plus tard, lui et ses compagnons de fortune ont été enchaînés les uns aux autres sous un arbre, en plein désert. Le lendemain, ils ont quitté le Soudan et sont arrivés en Égypte, cachés sous des couvertures à l'arrière d'un pick-up. Après avoir dormi au bord du Nil, ils ont repris la route, quelque part en Égypte. Awet – [son nom a été changé] est un migrant érythréen.

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Filant à toute vitesse, les deux camions transportaient 17 prisonniers. Au niveau du checkpoint entre le Soudan et l'Égypte, Awet a relevé la couverture sous laquelle il était caché. Il a alors vu un officier égyptien en uniforme qui levait la main pour autoriser le passage au convoi des trafiquants. Les migrants présents dans les camions avaient été successivement kidnappés, enchaînés, battus et affamés pendant plusieurs jours. Et pourtant, le pire restait à venir.

Le convoi de Awet a atteint l'est de la Basse-Égypte en pleine nuit. Toujours entravés par les chevilles, les prisonniers ont pataugé dans l'eau afin de rejoindre le bateau qui les attendait. L'eau était trop profonde pour une petite fille et sa mère était trop faible pour la porter. Alors, Awet l'a mise sur ses épaules.

Après six heures de mer, ils ont atteint le Sinaï. Ils ont marché un demi-kilomètre dans l'eau avant de monter dans des camions. Ils ont ensuite été conduits dans une maison où ils ont été vendus à d'autres trafiquants. Awet et cinq autres, les yeux recouverts d'un bandeau, menottés et forcés d'écouter les cris de souffrance de leurs compagnons d’infortune, ont été emmenés dans une villa différente. Huit prisonniers se trouvaient déjà dans la cellule dans laquelle ils ont été placés.

Son histoire n'est pas un cas isolé. Une étude menée par l'université de Tilbourg estime que plus de 25 000 personnes se sont fait enlever par des trafiquants au Soudan ou en Érythrée depuis 2010, avant d'être conduites dans le Sinaï et d'y être torturées dans le but d'extorquer une rançon à leurs proches dans le pays ou habitant à l'étranger. La plupart du temps, la torture est pratiquée quand les parents se trouvent au téléphone avec les ravisseurs. Cette technique permet à ces derniers de s'assurer d'un versement rapide de l'argent. Ce commerce est très lucratif ; selon l'étude, au cours de ces trois dernières années, les trafiquants auraient engrangé environ 450 millions d'euros.

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J'ai interviewé Awet en décembre dernier pour Human Rights Watch (HRW). Il y a quelques jours, l'ONG a publié un document fondé sur les témoignages de 37 victimes des gangs de trafiquants opérant dans la région. Onze des personnes interrogées ont comptabilisé 19 cas de collusion entre les malfaiteurs et des policiers ou des soldats égyptiens. Beaucoup ont aussi mis en cause les garde-frontières soudanais, connus pour arrêter les réfugiés érythréens afin de les vendre à des organisations criminelles.

Étant donné l'ampleur de ce trafic et avant même la publication du rapport, les forces de l’ordre de ces pays étaient déjà accusées de fermer les yeux sur la pratique. Récemment, un trafiquant surnommé Abou Faris a carrément admis face à un journaliste basé dans le Sinaï qu'il avait soudoyé les agents de sécurité.

« Nous transportons des migrants en provenance de la frontière égypto-soudanaise jusqu'au pont Peace puis jusqu'au tunnel Ahmed Hamdi à Suez. Nous payons de gros pots-de-vin le long du chemin, a t-il affirmé. Puis, nous emmenons les migrants dans un entrepôt. Nous leur offrons à manger en échange de l’argent qui leur reste. »

Lors d'un entretien téléphonique, un porte-parole du ministère des Affaires étrangères égyptien a nié que des fonctionnaires de son pays fermeraient les yeux sur la pratique. Il a même affirmé que le trafic aurait diminué depuis juillet 2013 – quand l'armée a démis de ses fonctions l'ancien président Mohammed Morsi et que la sécurité a été renforcée dans le Sinaï et aux frontières du pays. Étant donné que les itinéraires empruntés par les trafiquants d'être humains sont les mêmes que ceux utilisés pour les trafics d'armes et de drogues, le porte-parole du ministère nous a expliqué que ces routes constituaient un risque sécuritaire et qu'elles devaient ainsi être mieux gardées.

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Mais, selon la militante érythréenne Meron Estafanos – qui vient en aide aux migrants retenus en otage depuis son bureau en Suède –, le nombre de coups de téléphone de détresse a augmenté depuis novembre 2013.

Selon plusieurs témoignages, avant les troubles actuels en Égypte, les services de sécurité connaissaient la location exacte de plusieurs maisons de torture mais n'ont pas réagi. En 2012, une ONG basée au Caire et des Égyptiens opposés à ce trafic ont même donné des détails géographiques sur leur emplacement. « Nous ne pouvons absolument rien faire. La région est connue pour être contrôlée par des groupes surarmés. La police ne peut pas y pénétrer », a confié un officier de police à un habitant. Les renseignements généraux égyptiens ont quant à eux affirmé avoir « d'autres priorités ».

En juin 2013, quelques citoyens excédés ont commencé à prendre les choses en main. Ils se sont mis à organiser des raids armés sur les maisons de torture. Depuis, les autorités affirment qu'elles ont pris des mesures concernant le problème.

Durant sa captivité, Awet était réveillé par des coups tous les matins à 5 heures. Néanmoins, il a eu de la chance. Sociable et chaleureux, il avait beaucoup d'amis et de proches à l'étranger. En un mois, ils ont ainsi réussi à réunir les 33 000 dollars (24 000 euros) réclamés par ses ravisseurs et versés à un intermédiaire en Arabie saoudite. Ses compagnons les plus malchanceux n'ont pas pu payer la somme et ont ainsi souvent succombé à la torture.

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« Certaines nuits, ils nous montraient le cadavre de l'un de nos compagnons, recouvert d'une couverture, et nous disaient : ”Regardez ; ce type est mort parce qu'il n'a pas payé”. Ils nous forçaient ensuite à enterrer le corps avant qu'il se mette à pourrir », m'a confié Awet.

D'autres victimes affirment avoir été contraintes de partager leur cellule avec un cadavre pendant plusieurs jours, ou forcées à étreindre le corps.

Il existe des similitudes entre les témoignages des survivants. Plusieurs font état d'électrocutions, de viols, de brûlures – notamment avec du plastique fondu – et de coups – parfois avec un fouet. Plusieurs victimes affirment aussi avoir été suspendues au plafond par les poignets, les bras attachés dans le dos.

« Ils m'ont attaché à trois reprises. Mes bras ont beaucoup souffert. Aujourd'hui, je ne peux plus faire quoi que ce soit avec. Sans bras, ma vie est devenue très difficile », a confié un homme à Human Rights Watch.

Après sa libération, Awet est arrivé au Caire. En attendant que le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) traite sa demande d'asile, il vit grâce à la quarantaine d'euros mensuels qu'il récolte en faisant la manche. Il ne peut pas travailler et loge avec d'autres survivants. Beaucoup souffrent de graves troubles psychologiques et vivent dans la peur constante de se faire de nouveau capturer. Cette crainte s'explique par le fait que ces groupes possèdent des informateurs au sein de la communauté érythréenne et qu'ils menacent quiconque parlerait à la presse.

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Bien qu'il soit mis en place et organisé par des gangs, ce trafic repose sur la bienveillance de fonctionnaires. Comme les autres réfugiés, Awet a fui l’Érythrée – l'un des pays les plus pauvres et les plus militarisés au monde – quand on a voulu le forcer à effectuer un service militaire de 16 ans. Par conséquent, les garde-frontières érythréens, tout comme certains fonctionnaires plus hauts gradés, n'éprouvent aucun scrupule à participer à ce trafic. Selon le Groupe de contrôle sur la Somalie et l'Érythrée, dans certains cas, les rançons sont même transférées à des diplomates érythréens résidant à l'étranger.

Le rapport de 2013 précise : « Le Groupe de contrôle a également reçu des témoignages concernant des rançons versées directement à des responsables érythréens. Dans une des affaires, un citoyen érythréen résidant en Allemagne a été contraint de rassembler 9 000 € auprès d'amis et de proches afin de faire libérer deux de ses cousins kidnappés et conduits dans le Sinaï en 2011, après avoir fui l’Érythrée et rejoint un convoi de trafiquants au Soudan. La somme a été transférée à un proche des deux hommes en Érythrée, avant qu'il n'aille la livrer à un haut fonctionnaire d'Asmara. »

Les mesures prises par les autorités égyptiennes contre les groupes islamistes opérant dans le Sinaï – des mesures que certains habitants de la région accusent de causer plus de tort aux civils qu'aux insurgés radicaux – pourraient bien avoir ralenti un peu le phénomène. Néanmoins, les experts de HRW craignent une réapparition du trafic dans la zone une fois la campagne contre les djihadistes terminée.

Parfois, certaines victimes sont secourues par les autorités égyptiennes. Mais pour ces migrants, les malheurs sont loin d'être terminés. Une fois pris en charge, ils sont retenus dans les commissariats égyptiens. Là, non seulement le HCR n'est pas autorisé à les rencontrer, mais les autorités égyptiennes exigent d'eux qu'ils rassemblent des fonds afin de se payer un billet pour l’Éthiopie (qui accepte les réfugiés érythréens) afin de les libérer. J'ai poussé la discussion avec le porte-parole du ministère des Affaires étrangères égyptien. Je lui ai dit que, si les migrants torturés souhaitaient aller en Éthiopie, ils devraient au moins bénéficier gratuitement de cette possibilité. Il m'a répondu en appelant les organismes internationaux et les gouvernements étrangers à participer au coût du voyage. « Il faut être deux pour danser le tango », m'a-t-il dit.

Malgré toutes les épreuves qu'il a subies, Awet reste fort. J'ai le sentiment qu'une fois qu’il aura quitté l'Égypte, il réussira à refaire sa vie. Je ne peux pas en dire autant de certains de ses compagnons. Je me rappelle du regard angoissé de l'un de ses jeunes amis. Lui s'était fait torturer bien plus durement et bien plus longtemps qu'Awet. Bien qu'il vive désormais en sécurité, plus d'un an après son évasion, il semblait toujours profondément traumatisé.

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