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Culture

Pourquoi les commentateurs de VICE sont-ils si méchants ?

Selon un psychologue, ce n'est pas de votre faute si vous êtes parfois très cons avec nous.

Illustrations : Apollo Thomas

Depuis que je travaille à VICE, les qualificatifs suivants ont été utilisés par des inconnus pour désigner ma personne ou celle de mes collègues : emmanché, abruti, collégien borné, clochard. Entre autres. C'est marrant, et en même temps un peu triste. J'ai essayé de me rassurer en me disant que les gens étaient globalement cruels sur le web : Loan​a en a fait les frais, la plupart des célébrités reçoivent des tweet​s odieux, et tous ceux qui ont participé à un débat sur internet ont déjà dû faire face à quelqu'un remettant en cause l'honneur de leur maman. Cette semaine encore, Courrier International titrait : ​Internet rend-il méchant ? Mais quand même, un truc cloche : à VICE, nous ne sommes qu'amour. Alors de fait, pourquoi tant de haine ?

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Du questionnement autour de la suppression des com​mentaires sur Reuters à une réflexion autour des haters souverainistes pro​-Poutine parue dans Le Figaro, le débat autour de la haine sur Internet s'est aussi installé dans le paysage médiatique français. Selon le blog « Express Yourself » de L'Express, la charge émoti​onnelle contenue dans un tweet ou un commentaire injurieux ne serait pas la même que dans un « message parlé ». Aussi, la technologie ajouterait une forme de « distanciation vis-à-vis de ce que l'on poste », ou autrement dit, une sensation d'impunité totale, laquelle expliquerait pourquoi les trolls sont si remontés – quoiqu'ils soient par ailleurs tout à fait sympathiques dans la vraie vie.

Devant un tel bouleversement des rapports interhumains, on s'est dit qu'on avait besoin de solliciter un psy afin de comprendre pourquoi les gens étaient si agressifs sur le net. On voulait également savoir si c'était de notre faute, à nous journalistes de VICE. J'ai appelé Yann Leroux, psychologue spécialisé dans les usages et les médiations numériques, pour qu'il m'explique pourquoi le Web était si différent du monde des Bisounours.

VICE : Comment se détermine le style des commentaires ? Le ton des commentateurs du Monde est loin de ressembler à celui des commentateurs de VICE, de même que les échanges sur 4chan n'ont pas grand-chose à voir avec ceux sur Tumblr.
Yann Leroux : Il existe des cultures de groupe, en fonction des réseaux. Il y a une culture Facebook, une culture Tumblr, comme il y avait différentes cultures sur Usenet… Cela tient à la personnalité et à la manière dont les premiers utilisateurs se sont exprimés sur chaque réseau. Se met donc en place une forme de mimétisme, et un système de transmission : lorsque de nouveaux venus arrivent sur le réseau, ils doivent accepter des règles, des manières de s'exprimer, embrasser l'histoire du réseau si l'on veut.

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En ce qui concerne VICE, pourquoi y a-t-il autant de commentaires pour dire qu'un article est nul, que tel utilisateur veut se désabonner, ou encore que les rédacteurs sont des « hipsters blasés » ?
Dans le cas d'un média comme le vôtre, même s'il ne fonctionne pas comme un forum ou un réseau social, il peut y avoir une culture qui émerge et influence le ton des commentaires. Cette culture se forme autour des commentateurs les plus fréquents : si quelques individus instaurent la mode du commentaire négatif, d'autres commentateurs vont ensuite être influencés dans ce sens et le ton général des commentaires sera négatif.

Mais dans la grande communauté du lectorat, on retrouve seulement une minorité qui commente. Si au sein de cette minorité, l'idée qu'il faut être extrêmement critique et agressif à l'égard du contenu émerge, cela peut influencer à long terme les commentateurs – et même le lectorat !

OK. Y a-t-il un profil type de la personne qui commente sur internet ? Quand on en parle autour de soi, on a l'impression que les gens ne commentent jamais.
​Personne à ce jour n'a mis en évidence de corrélation entre certains profils psychologiques et le fait de laisser régulièrement des commentaires. En revanche, on sait que le nombre de commentateurs au sein d'un groupe est en effet relativement faible : de l'ordre de 10 %.

Et ces 10 % sont rarement représentatifs, non ?
Tout dépend des sites, je dirais. Sur Amazon par exemple, les commentaires sont en effet peu représentatifs ; les individus les plus susceptibles d'en laisser étant ceux qui ne sont pas satisfaits d'un produit !

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Et en dehors des sites marchands, qui commente le plus ? Est-ce qu'internet est un moyen pour des personnes souffrant de phobie sociale de s'exprimer plus facilement ?
Ceci n'a pas été mesuré, c'est une hypothèse ; les gens souffrant de grandes inhibitions ou de phobies sociales pourraient en effet se montrer plus à l'aise sur le net. Ce sont des choses qu'on entend par exemple en entretien. Mais il n'existe pas, à ma connaissance, d'enquête quantitative là-dessus. En revanche, on a des témoignages individuels de joueurs de World of Warcraft : ceux-ci prouvent que le fait de faire partie d'une « guilde » et d'y avoir des responsabilités leur avait permis d'apaiser certaines de leurs angoisses sociales.

Il semble également que les commentaires sont plus souvent agressifs que les conversations en face-à-face. Comment l'expliquer ?
Il existe au moins deux éléments à prendre en compte. Tout d'abord, la situation de communication en ligne possède des effets désinhibants, puisqu'on n'est justement plus en face-à-face. On perd les indices permettant de guider la communication et de la maintenir dans le cadre de politesse attendu par les participants.

On sait également qu'en ligne, les personnes ont tendance à être plus désinhibées en raison de ce qu'on appelle un phénomène de « désindividuation ». La personne n'est plus identifiable, comme si elle portait un masque. Du coup, elle peut se montrer plus agressive qu'en situation de face-à-face.

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Enfin, il faut prendre en compte l'existence d'une culture de l'internet. Celle-ci s'articule autour d'une volonté plus grande d'avoir raison ou de trouver le bon mot. C'est un espace où l'on s'attend à ce que les communications soient moins formelles que celles qu'on a au bureau, dans les transports, etc.

Cette idée de masque, ça marche aussi pour les commentaires laissés par un compte Facebook avec un profil « public » ?
Oui, car même en l'absence d'un pseudonyme, on peut choisir l'image qu'on donne. La communication est distanciée, et c'est en cela qu'il y a désindividuation – plus que dans le fait de commenter sous son vrai nom ou pas. De toute manière, même avec un pseudonyme, on peut facilement être retrouvé par la police, qui peut remonter jusqu'à notre identité réelle et notre localisation géographique.

Il faut aussi garder à l'esprit que s'il existe des cas où la désinhibition entraîne une plus grande agressivité, il en existe d'autres ou c'est l'empathie, l'authenticité qui est plus grande. Les gens peuvent se sentir protégés par la situation de communication, et plus prêts à dire ce qu'ils pensent, alors qu'ils ne le feraient pas en classe ou au travail.

On a l'impression qu'il existe deux types d'agressivité : celle des commentaires défendant une position de manière virulente ; et celle qui transparaît dans les commentaires s'attaquant personnellement à l'interlocuteur ou au journaliste. Quel rapport existe entre les deux ?
Il ne faut pas généraliser trop vite : toutes les conversations sur internet ne sont pas caractérisées par l'agressivité. Il existe des communautés Web sur lesquels des débats peuvent être extrêmement constructifs.

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Après, il est vrai qu'on voit parfois certaines personnes défendre une opinion bec et ongles. C'est une règle de la dynamique des groupes : les personnes s'assemblent en fonction de leurs affinités. Or, quand un groupe fonctionne ainsi, tout avis divergent est perçu comme quelque chose d'agressif, et est rejeté avec force. C'est pour cela que les discussions prennent parfois des aspects très rudes, parce que les personnes essaient de trouver rapidement celles qui ont un avis commun. Mais du coup, la conversation se polarise rapidement, contrairement à une conversation de bistrot par exemple – ou la différence sera mieux tolérée.

Les attaques ad hominem s'expliquent, elles, plutôt par un phénomène de bouc émissaire ; une nouvelle fois, c'est un moyen au groupe de se constituer en référence à une identité rejetée.

Cela signifie-t-il que tout le monde est susceptible d'être agressif sur internet ? Ou les commentaires les plus violents sont-ils plus le fait de personnes elles-mêmes agressives dans la vie de tous les jours ?
​Il semblerait que tout le monde soit susceptible d'agresser plus ou moins un autre internaute. La forme peut varier, de la vulgarité la plus simple à des formes beaucoup plus subtiles. Je fréquente des réseaux au sein desquels les conversations ne remettent jamais en cause l'honneur des mères de chacun, mais où la violence peut être tout aussi grande, sans prendre la forme de l'insulte. Il y a donc un effet du média, qui peut affecter tout le monde.

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Néanmoins, ce que je vous ai dit sur l'absence de corrélation entre le profil psychologique et le fait de commenter n'était pas tout à fait exact – une étude a montré que plus on était extravertis, plus on utilisait les réseaux sociaux. Par ailleurs, chez les hommes, la fréquence des usages est également une fonction croissante de l'instabilité émotionnelle. Les hommes troublés ont plus tendance à se tourner vers les réseaux sociaux.

Vous parliez tout à l'heure de la possibilité d'une plus grande empathie. Pourtant, il semblerait que l'empathie soit plus difficilement ressentie sur le net.
C'est exact : on a tendance à discuter avec les représentations qu'on se fait de la personne, et non avec la personne elle-même. Quand on discute en face-à-face, la présence de la personne s'impose à nous : ses réactions, son attitude corporelle, le ton de sa voix… L'absence de ces signes sur internet pousse les individus à continuer la conversation en vous basant sur votre première impression. Si vous avez décidé, à tort ou à raison, que la personne à qui vous parlez est stupide, vous aurez tendance à la blesser sans percevoir les signes qui vous pousseraient à arrêter dans une conversation en face-à-face.

Pourtant, l'impossibilité de voir le visage de l'autre n'est pas le seul fait d'internet – le téléphone aussi, par exemple. Qu'est-ce qui fait la spécificité des communications sur le Web ? La temporalité des échanges ?
Ça peut venir de la temporalité de l'échange. Le rythme des conversations sur internet peut aussi être un facteur explicatif : dans une lettre qui met deux jours à arriver, on reste toujours plus mesuré. Mais il faut savoir que même si on ne les appelait pas « trolls » ou « haters », on trouve historiquement des attitudes qui semblent aujourd'hui propres à internet à travers d'autres modes de communication : télégramme, téléphone, radios amateurs…

La différence d'internet réside dans le fait qu'en plus du visage, la voix disparaît – on perd tous les signes liés au ton de la voix. En résulte un média très froid, où les échanges vont très vite. On a donc tendance à le réchauffer, soit en utilisant des mots dont la charge affective est plus forte, soit en accentuant encore le rythme de l'échange.

OK, on va essayer d'être plus sympa alors. Merci beaucoup Yann.