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Canada

Une petite histoire de la mafia de Montréal

Entretien avec Pierre de Champlain, ancien analyste de renseignements criminels, pour replacer l'actuelle guerre des mafiosi dans un contexte historique et pour essayer de comprendre ce qu'il pouvait en sortir.
Pierre Longeray
Paris, FR
Un homme finit sa cigarette avant d'aller rendre hommage à Vito Rizzuto, le chef du clan Rizzuto, à Montréal, le 29 décembre 2013. REUTERS/Christinne Muschi

Depuis décembre dernier, les incendies criminels perpétrés par des membres de la mafia de Montréal se multiplient. Il s'agit de la dernière illustration en date d'un conflit profond qui agite depuis plusieurs années le milieu montréalais — déstabilisé par la perte de son leader historique, Vito Rizzuto, mort d'un cancer en 2013. Cette lutte intestine a notamment couté la vie à trois personnalités du clan Rizzuto au cours de l'année passée : Lorenzo Giodarno, 52 ans, en mars, Rocco Sollecito, 67 ans en mai, et Vincenzo Spagnolo, 65 ans, en octobre.

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Pierre de Champlain a passé une bonne partie de sa carrière du côté de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) en tant qu'analyste de renseignements criminels, avant de prendre sa retraite en 2005. Depuis, il continue de suivre de près la lutte sanglante qui fait rage à Montréal. En février, de Champlain publie un ouvrage de référence sur l'histoire du crime organisé montréalais des années 1980 aux années 2000. On s'est entretenu avec lui pour replacer cette guerre de mafiosi dans un contexte historique et pour essayer de comprendre ce qu'il pouvait en sortir.

Dans l'imaginaire commun, Montréal n'a pas l'image d'une capitale du crime comme New York, ou Naples en Europe. Comment explique-t-on cela, alors que la mafia y prospère depuis de nombreuses années ?

Pierre de Champlain : Les premières manifestations de la mafia de Montréal remontent au tout début du XXe siècle, alors que le Canada et le Québec connaissaient une forte croissance économique, ce qui attira bien sûr un bon nombre d'immigrants de l'Italie du Sud à la recherche d'une vie meilleure en Amérique.

Qu'on le veuille ou pas, l'immigration, peu importe l'origine ethnique, apporte avec elle le meilleur et le pire, notamment des criminels actifs dans leur pays d'origine, qui, recherchés par les autorités, sont venus chercher refuge sous de nouveaux cieux.

Montréal, à cette époque, était bien sûr la principale porte d'entrée des immigrants de l'Europe. La métropole est aussi située à moins de cinq heures de route de la grande métropole américaine : New York.

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En terme d'envergure, la mafia montréalaise est-elle comparable avec la mafia new yorkaise ?

Bien sûr que non. Du moins en terme d'effectifs. New York a toujours été considéré comme étant le bastion de Cosa Nostra [la contrepartie de la mafia sicilienne] en Amérique du Nord. Elle compte cinq grandes familles mafieuses, qui décident des politiques de Cosa Nostra en Amérique.

Cependant, on peut affirmer, que malgré le petit nombre de mafieux qui forment la mafia de Montréal, celle-ci a néanmoins su s'imposer en terme d'influence, en raison de sa position stratégique en Amérique, notamment grâce à l'importance de ses installations portuaires et la voie fluviale du fleuve Saint-Laurent qui débouche sur les ports de la côte est des États-Unis et de l'Europe.

Pourquoi le crime organisé s'est-il développé à Montréal ? Grâce à sa proximité avec New York ?

Pas nécessairement. La mafia de Montréal s'est développée d'abord sur son propre terrain, puis en maintenant d'étroites relations avec d'autres groupes mafieux établis à Toronto, et bien sûr à New York, sans oublier l'Italie.

Dans quelles affaires traîne principalement la mafia montréalaise ?

Depuis toujours, la mafia montréalaise s'est impliquée dans l'importation et le trafic de stupéfiants de toutes sortes, à savoir héroïne, haschisch, cocaïne. Elle le fait aussi en partenariat avec d'autres organisations criminelles, comme le gang de l'Ouest [une organisation composée principalement d'Irlandais de Montréal], et les Hells Angels.

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Quels sont les liens de la mafia montréalaise avec la Sicile et la Calabre ?

Depuis toujours, la mafia de Montréal a été formée de mafiosi provenant de la Sicile, de la Calabre et d'autres régions de l'Italie, comme Campobasso et les Pouilles.

Cependant, il faut préciser que la mafia de Montréal a été durant plusieurs décennies dirigée par des leaders d'origine calabraise, notamment par des gens issus des familles des frères Vincenzo et Frank Cotroni, et des frères Violi, dont le leader était Paolo Violi, assassiné en janvier 1978. Puis, en parallèle aux Cotroni et aux Violi, il y a eu les Siciliens, venus principalement de la province d'Agrigento, en Sicile. Il s'agit de la famille Rizzuto et des familles Caruana-Cuntrera qui viennent de Siculiana en Sicile.

Il faut en outre souligner que les frères Cotroni ont travaillé en étroite collaboration avec les trafiquants corses et marseillais, durant les années 1950 et 1960, en ce qui a trait aux importations d'héroïne, lesquelles transitaient à Montréal avant d'être acheminées à New York, pour y être écoulées sur le marché noir.

Vous avez publié un premier livre sur l'histoire du crime organisé à Montréal de 1900 à 1980, puis ce nouvel ouvrage qui traite des années 1980 jusqu'aux années 2000. Les années 1980 marquent-elles un tournant ?

Les années 1980 et 1990 confirment que le crime organisé de Montréal occupe une place de plus en plus prépondérante sur l'échiquier international du crime et du gangstérisme.

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Les bandes de motards d'origine américaine telles les Hells Angels, les Outlaws et les Bandidos cherchent à y s'implanter et à occuper une part importante du marché de la drogue. Cependant, les Hells Angels s'avéreront avec le temps le seul groupe de motards à s'imposer à Montréal tout en éclipsant les autres, et ce, bien sûr par l'usage de la violence.

On voit aussi à cette époque l'apparition à Montréal des cartels de la drogue de l'Amérique du Sud, qui se servent de Montréal comme tremplin pour contourner les frontières des États-Unis devenues trop étanches pour faire entrer la drogue via le Canada vers le marché américain.

On assiste aujourd'hui à une période de tensions au sein de la mafia montréalaise avec des incendies criminels et des assassinats. Que se passe-t-il ? Un groupe essaye-t-il de reprendre le pouvoir à la famille Rizzuto ?

En effet, la mafia de Montréal est plongée dans un chaos qui dure depuis près de 10 ans. Jamais la mafia de Montréal n'avait connu une telle agitation, elle qui opérait dans l'ombre depuis des décennies. Parfois il y avait un meurtre par-ci, par là. Mais tout était au beau fixe, et les affaires allaient plutôt bien.

En fait il faut remonter au mois de janvier 2004 lorsque tout s'écroule. Le chef incontesté de la mafia montréalaise de l'époque, Vito Rizzuto, est arrêté à son domicile pour une vieille affaire de meurtre remontant à mai 1981. L'arrestation de Rizzuto et son extradition aux USA pour faire face à la justice a causé une onde de choc au sein de l'organisation Rizzuto. Privé de leur chef charismatique, qui jusque-là avait réussi à maintenir une solide cohésion entre les diverses factions de la mafia de Montréal, commence alors en sourdine une rébellion au sein même des troupes de Rizzuto qui lui reprochaient d'être trop gourmand sur les profits et ne laisser que des miettes aux bas échelons de l'organisation.

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Par ailleurs, les Calabrais de l'époque de Cotroni-Violi y voient aussi une occasion en or de pouvoir reprendre leur revanche sur les Rizzuto, lesquels avaient éliminés 30 ans auparavant les frères Violi.

L'organisation Rizzuto est complètement déstabilisée.

Puis survint en novembre 2006 la plus grande rafle policière antimafia, baptisée Opération Colisée, qui visait la haute administration de la famille Rizzuto. En tout plus de 90 individus sont arrêtés à l'aube du matin du 22 novembre. L'organisation Rizzuto est complètement déstabilisée.

Commence en 2009 une série d'assassinats visant les proches de Vito Rizzuto, alors que ce dernier est condamné à 10 ans de prison dans une prison de haute sécurité américaine, à Florence, dans l'État du Colorado. En décembre 2009, Nicolo Jr., le fils aîné de Vito, est assassiné. Puis en mai 2010, son beau-frère, Paolo Renda, marié à la soeur de Vito, est enlevé en pleine rue. On ne le reverra plus jamais. Et enfin, le coup final est porté le 10 novembre 2010, lorsque Nicolo Sr., père de Vito, est assassiné chez lui, par un tireur embusqué. Ces meurtres ne font qu'accélérer le déclin du clan Rizzuto. La guerre de tranchées se poursuit inlassablement.

En octobre 2012, Vito Rizzuto est libéré de prison et retourne au Canada. Dès lors, tous les espoirs sont permis. Réussira-t-il à reprendre le contrôle de son organisation ? Oui, il y parvient, momentanément faut-il le préciser, en faisant éliminer plusieurs membres qui avaient déserté l'organisation pour passer dans le camp ennemi, les Calabrais. Mais hélas, Vito Rizzuto meurt subitement le 23 décembre 2013, emporté par un cancer. La guerre se poursuit donc.

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Les Hells Angels ou la mafia de Toronto ont-elles une responsabilité là-dedans ?

Les Hells Angels ont adopté une position neutre et se tiennent loin de tout cela. Pour ce qui est de la mafia de Toronto et d'Hamilton, il est permis de penser qu'elles ont eu un certain rôle à jouer. Mais leur rôle n'est pas clairement établi. De toute façon, il est clair que le prochain chef de la mafia de Montréal, qu'il soit d'origine calabraise ou sicilienne, sera issu des rangs de la mafia de Montréal, et non de Toronto ou d'ailleurs.

Peut-on dire que la mafia montréalaise est en déliquescence ?

Non, je ne suis pas prêt à dire cela. Cependant, force est d'admettre qu'avec tous ces meurtres et attentats, la mafia montréalaise s'est considérablement fragilisée depuis les 10 dernières années. D'où l'urgence pour elle de s'entendre sur le choix d'un leader qui saura rallier tout le monde et qui sera respecté de tous.

On assiste actuellement à une vague d'incendies criminels de commerces liés aux Rizzuto. Pourquoi assiste-t-on au retour de cette technique ? S'agit-il s'agit de faire peur ou de véritablement éliminer ceux qui travaillent dans ces commerces ?

Oui, bien sûr pour faire peur. Mais ces incendies criminels de commerces sont d'abord et avant tout des messages que seules les personnes concernées à qui ils sont envoyés en comprennent la portée et la signification. Par exemple, cesser toute activité commerciale dans un secteur donné. Si le message « n'est pas compris » après un autre attentat, on passera peut-être à l'étape suivante : un attentat sur la personne, par exemple des coups de feu tirés dans l'intention de faire peur ou de blesser, sans nécessairement tuer la personne. Dans d'autres cas, on passera directement au meurtre.

On dit souvent que la violence n'est pas bonne pour les affaires. Pensez-vous que la mafia montréalaise va bientôt se retrouver un chef pour rentrer à nouveau dans une période de calme ?

En effet, la violence n'est pas bonne pour les « affaires ». C'était d'ailleurs le leitmotiv de Vito Rizzuto. En tant que leader, il savait rallier les diverses factions, régler des conflits par la médiation, arriver à conclure des ententes de partenariat avec d'autres organisations criminelles. Jusqu'à maintenant, personne n'a réussi à se démarquer, ni à s'imposer comme leader émergent. Le conflit se poursuit, sous l'oeil attentif des forces policières et des nombreux observateurs de la mafia de Montréal.


Suivez Pierre de Champlain sur Twitter : @PdeChamplain

Suivez Pierre Longeray sur Twitter : @PLongeray