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Nouveau Monde

Comment mener une campagne électorale depuis sa cellule

Ce dimanche 24 juin, Selahattin Demirtaş a obtenu 8,4 % des voix aux élections présidentielles turques. Un score spectaculaire pour ce candidat incarcéré par le régime d’Erdogan et qui n'a pu communiquer que via les réseaux sociaux.
Photos : Jean Hanary

C’est sur Twitter, du fond de sa cellule de la prison d’Edirne, que Selahattin Demirtaş a partagé sa joie d’avoir atteint les 8,4 % aux élections présidentielles turques et, le même jour, d’avoir dépassé les 10 % aux législatives – seuil qui permet à son parti, le HDP, d’être présent au Parlement.

Le lendemain, comme chaque matin depuis le début de la campagne électorale, il a consulté les briefings concoctés par ses conseillers, parcouru la presse et compulsé les réseaux sociaux. Ensuite, il a préparé ses réponses et discours officiels. Et les a transmis à son avocat, qui, à son tour, les a transférés au service Communication de son parti. Car Selahattin Demirtaş a mené toute sa campagne depuis sa cellule de 12 mètres carrés. Un fait sans précédent en Turquie.

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Le candidat du parti démocrate pro-kurde a été arrêté dans la nuit du 3 au 4 novembre 2016, dans l’est du pays, un territoire à majorité kurde. La raison officielle ? « Proximité avec des organisations terroristes ». Malgré les nombreuses demandes de libération – déposées même par ses concurrents à l’élection – rien n’y a fait.

Clip de campagne tourné derrière les barreaux

Alors, le HDP s’est démené pour quand même organiser la campagne : conférences de presse téléphoniques, séances de questions/réponses sur Twitter, interviews manuscrites… Dimanche dernier, la TRT, télévision publique turque, a par exemple été contrainte d’installer un plateau télé au sein même de la prison, pour respecter la loi selon laquelle chaque candidat a le droit à un clip de campagne. Son avocat, Bayram Aslan, raconte : « On a dû aller dans une toute petite pièce d’ordinaire réservée aux médecins. Il y avait un sacré écho ! ».

En parallèle, le HDP avait organisé un immense meeting à Istanbul. C’est devant une forêt de téléphones portables enregistrant la scène que Selahattin Demirtaş, en costume cravate, est apparu sur trois écrans géants. En dix minutes, à peine a-t-il eu le temps de dénoncer la « peur » qu’il inspire au parti au pouvoir et de saluer ses supporters, que l’allocution était déjà terminée. Elle a été retransmise dans toute la Turquie – parfois même dans des bars.

Le meeting d'un nouveau genre organisé par Selahattin Demirtaş.

Il faut dire que les interventions publiques de Selahattin Demirtaş ont été rares ces derniers mois. À quelques exceptions près – des apparitions furtives lors de différents procès - la seule personne qui a pu le voir 24h/24 était son codétenu… le député HDP Abdullah Zeydan.

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Meetings par téléphone

Pour introniser sa candidature, le parti avait également organisé début juin un meeting téléphonique sauce « prison » : pas plus de 10 minutes – le temps qui lui est accordé deux fois par semaine pour parler à sa famille – avec la crainte que les officiers ne coupent la communication. « A chaque fois qu’il parle au téléphone, un gardien est posté à côté de lui. Il ne fait rien d’illégal : il parle à sa femme. Mais nous ne sommes pas à l’abri qu’il le force à raccrocher », précise Bayram Aslan. Son épouse, Başak Demirtaş, avait mis son téléphone sur haut-parleur et le candidat a pu dérouler son texte, conclu par les « youyous » et les « Selo Président » de ses proches. L’intervention, filmée par les caméras du HDP, a été annoncée partout sur les réseaux sociaux comme le premier meeting du candidat. C’est ainsi pour chacune de ses « actions », que le parti essaie au maximum de relayer, à grand renfort de communiqués de presse envoyés en turc et en anglais plusieurs fois par jour aux journalistes.

La vidéo, sur Youtube, présentée comme son premier “discours” de campagne.

Interviews manuscrites

Ces derniers mois, ses avocats, Bayram Aslan et Ramazan Demir, ont joué un rôle crucial dans la campagne. Eux seuls étaient autorisés à le voir fréquemment. Alors, en plus de préparer avec lui ses multiples procès – une trentaine de procédures sont en cours, une centaine de plaintes ont été déposées contre lui – ils se sont chargés de faire la « navette politique ». Pour faire porter sa voix dans la presse étrangère – la grande majorité des médias turcs ne réservant aucun temps de parole au HDP – l’équipe de communication a donc mis en place un protocole bien précis : les journalistes étaient par exemple invités à écrire leurs questions, qui étaient transmises aux avocats, qui eux-mêmes les transmettaient au détenu. Celui-ci y répondait à la main – n’ayant accès ni à un ordinateur ni à une machine à écrire. « Nous avons perdu énormément de temps », se désole maître Demir. « Si j'étais dehors, je pourrais directement convaincre les électeurs, être en contact avec eux. Et cela me rapporterait bien plus de voix que la seule sympathie que peut créer mon incarcération, regrette quant à lui Selahattin Demirtaş, dans l’une de ses interviews, données à Arte début juin.

AskDemirtaş

Sur son compte Twitter officiel, l’élu a ironisé : « Et dire que je suis ici dans ma cellule en train de siroter mon thé pendant que les autres candidats se fatiguent à courir d’un endroit à l’autre. Cela me gêne de les voir se démener, les pauvres, pendant que moi je suis assis tranquillement, les jambes croisées, à boire du thé. C’est une telle injustice que je leur demande pardon. »

Son thé, d’ailleurs, est devenu hautement suspect. Passablement énervés de voir le candidat continuer à tweeter alors qu’il était derrière les barreaux, les gardiens ont fouillé sa chambre de fond en comble, à la recherche d’un éventuel téléphone portable. Ils n’ont pourtant trouvé aucun appareil électronique – à part une bouilloire électrique. La blague a fait le tour du pays. « Demain, je serai la bouilloire », plaisantait ainsi un membre de son équipe, chargé d’animer son compte Twitter. La bouilloire a même volé de ses propres ailes et un compte Twitter spécial a été créé pour lui rendre hommage, @rehinKetil, soit « la bouilloire promise ».

Alimenté par une équipe dédiée, donc, son compte Twitter de Demirtaş a été l’allié indispensable du succès électoral. Il y a déroulé son programme – réduction de la dépendance du pays aux énergies fossiles, protection des réfugiés syriens - retweetait les vidéos de sa femme ou les messages du parti, et se permettait quelques traits d’humour. Via des « conférences de presse » numériques, il répondait régulièrement à des questions/réponses, les journalistes et internautes pouvant lui poser des questions avec le mot -clef #AskDemirtaş (« demande à Demirtaş »).

Chaque mois, la justice turque se prononce sur la prolongation de sa détention. Prochaine étape : le 1er juillet. Mais les espoirs sont minces, car, comme l’explique Ramazan Demir : « Erdogan a un problème personnel avec lui. Il le déteste. Il ne sera jamais relâché si Erdogan reste au pouvoir ». Or, le « Reïs » a été réélu dès le premier tour ce dimanche 24 juin.

Les partisans de Selahattin Demirtaş suivent l'allocution de leur candidat comme ils le peuvent. Photo Jean Hanary.